Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »
La situation fragilisée des immigrés
Catherine Wihtol de Wenden
Chargée de recherche au CNRS
Dans un contexte d’internationalisation des échanges économiques et culturels, on assiste, paradoxalement, dans un certain nombre de pays européens dont la France, à une tendance à renforcer la fermeture des frontières pour l’immigration étrangère et à se replier sur des symboles nationaux correspondant à des réactions très étriquées de l’opinion qui ont pourtant rencontré un grand succès électoral. Les thèmes du renforcement des contrôles, de l’amalgame insécurité-immigration, de la nationalité française qui ne se brade pas, sont à l’honneur, tandis que des notions comme la crise de la citoyenneté, la fin du national sont aussi à l’ordre du jour, portés par les changements politiques des années récentes.
Tour à tour valorisés, voire sacralisés ou considérés comme en crise, ces symboles révélateurs d’un malaise ont été récemment au centre de la tentative de redéfinition d’un nouvel ordre moral qui prétend rappeler des valeurs dont l’enjeu idéologique n’est pas négligeable.
L’identité française, le territoire, la frontière, le civisme ont servi à alimenter des politiques riches d’une dimension symbolique qui ont parfois conduit à une exacerbation de ces thèmes. Le projet de réforme du code de la nationalité, la précarisation de la situation des étrangers, le lien effectué entre la lutte contre l’immigration clandestine — pourtant hautement appréciée dans certains secteurs du fait de la suspension durable des vagues migratoires de main-d’œuvre — et l’assurance de « conditions stables » aux étrangers vivant en France, candidats à l’insertion, peuvent apparaître comme autant de pièges d’une politique-spectacle qui cherche à éviter un débat général sur l’immigration dans la société française.
Dans ce débat, les choix ne sont pas clairs. Ce qui est en jeu, c’est la redéfinition d’une citoyenneté pour tous, établissant les fondements d’une nouvelle communauté politique. Il s’agit là de l’ouverture d’un nouvel espace politique impliquant une redéfinition de l’image dans laquelle se reconnaît la société quant à ses mythes politiques fondateurs mais aussi quant à ses pratiques dans l’ordre politique interne et externe. Le thème est à la mode. Mais il fait l’objet parfois d’une sorte de détournement d’idéologie.
La plupart des textes relatifs à la situation des étrangers (conditions d’entrée et de séjour, contrôles aux frontières et sur le territoire, projet de réforme du code de la nationalité) et l’application qui en est faite, sous couvert de fermeté, tendent à renforcer l’insécurité des intéressés et le pouvoir discrétionnaire de l’administration en supprimant les garanties judiciaires. Plutôt que de tendre à insérer ceux qui sont là, ils constituent une réponse électoraliste aux clameurs xénophobes et une régression des libertés individuelles qui concerne tous les citoyens et ceux qui sont candidats à le devenir.
L’effet Le Pen
« Le gouvernement est déterminé à prendre des mesures d’une grande fermeté pour renforcer la sécurité des personnes et des biens, lutter contre le terrorisme et préserver l’identité de notre communauté nationale ».
C’est dans sa déclaration de politique générale, dès le 9 avril 1986, que le nouveau Premier ministre, Jacques CHIRAC, prononce cette phrase éclairante sur les choix politiques de son gouvernement. L’amalgame délibéré entre délinquance, terrorisme et immigration exprime une conception qui va bientôt se traduire dans les projets de loi présentés par le gouvernement comme dans les pratiques policières et administratives.
Pourtant, au sein de la coalition majoritaire et à l’intérieur même du gouvernement, tout un courant se voulait rassurant et modéré, des hommes exprimaient des conditions fort éloignées de la xénophobie.
Mais les mesures annoncées et rapidement appliquées s’inscrivent dans une logique à l’œuvre depuis plusieurs années. Le processus de radicalisation de la droite est particulièrement manifeste sur les problèmes de l’immigration. C’est dans ce domaine que « l’effet LE PEN » est le plus ravageur sur les programmes politiques des formations de l’opposition entre 1981 et 1986.
Philippe SÉGUIN, critiquant en 1985 le lien quasi-topographique établi par l’accord de gouvernement RPR-UDF entre l’immigration et l’insécurité, s’écriait : « Savez-vous d’où provient cette erreur de présentation ? Ceux qui ont écrit cet accord sont obnubilés par Le Pen ». On ne saurait mieux dire.
Depuis les élections municipales de 1983, la réapparition du racisme anti-immigrés au grand jour des campagnes électorales et les résultats non négligeables acquis par ceux qui faisaient ouvertement campagne pour qu’on renvoie chez eux « les bougnouls » « signalent avec force qu’au racisme de séquelles se substitue un racisme de crise, politiquement rentable » [1].
C’est dans ce contexte que s’instaure progressivement, entre la droite et l’extrême-droite, « un rapport de dépendance et de compétition », comme le relève Marie-José CHOMBART de LAUWE.
L’élection de Dreux, en septembre 1983, a eu valeur de symbole de cette évolution. L’extrême-droite fait son entrée dans un conseil municipal et devient, par la même occasion, une référence obligée de la vie politique nationale.
Que s’est-il passé à Dreux ? Devant le 65e Congrès de la Ligue des Droits de l’Homme, en avril 1985, François MITTERRAND a tenu à mettre les points sur les i : « Il y a très peu d’immigrés à Dreux arrivés depuis 1981. Les quelque 10 000 immigrés sont venus auparavant… Ce n’est qu’à compter du moment où l’action politique s’est servie du racisme…, où des formations politiques traditionnelles n’ont pas hésité à s’emparer, à partir de 1981, du problème du racisme…, c’est là que, pour ne pas négliger un gain électoral, on a commencé à se servir de ce thème pour démolir l’action de la France par rapport aux étrangers qui viennent sur son sol ».
L’immigration devient ainsi un thème-clé du débat politique, tant au niveau national qu’au niveau local. C’est sur ce problème que les orientations de la droite et de l’extrême-droite convergent le plus. Après les élections municipales de 1983, les européennes de 1984 et le débat parlementaire de juin 1985 jalonnent cette osmose progressive.
Ainsi peut-on entendre à l’Assemblée nationale le porte-parole de l’UDF, Alain MAYOUD, proclamer qu’afin d’« inverser le flux migratoire », il faut remettre en cause le titre unique de 10 ans, adopté à l’unanimité un an auparavant.
Dans la même période, le RPR envisage que les prestations familiales soient réservées aux seuls nationaux pour améliorer la natalité.
Absents comme acteur du débat politique
Cette radicalisation devait nécessairement se traduire dans les programmes politiques des partis alors dans l’opposition, malgré leur souci intermittent de modérer le ton.
À cet égard, le cheminement politique des projets de réforme du code de la nationalité est particulièrement révélateur. « Dans sa campagne anti-immigrés, la droite, emportée par son élan, ne se contente pas de dénoncer une présence étrangère jugée excessive : elle dénonce également la trop grande facilité avec laquelle ces étrangers deviennent français » [2].
Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour saisir d’où vient l’élan : le premier parti à inscrire un tel projet à son programme, c’est le Front national. C’est plus tard que cette priorité est reprise dans la plate-forme commune du RPR et de l’UDF qui prévoit que « la nationalité devra être demandée et acceptée ».
On ne peut analyser cette pénétration politique des thèses de l’extrême-droite sur l’immigration sans noter qu’elle s’est aussi nourrie des silences de la gauche, voire de certaines concessions aux fantasmes xénophobes.
On se souvient aussi que la plaquette, éditée en janvier 1983 par le Secrétariat d’État chargé des immigrés pour riposter aux campagnes racistes, resta longtemps sous le boisseau : l’heure n’était pas propice, le sujet était « trop épineux ». Certains candidats socialistes aux élections municipales succombèrent d’autant plus facilement à la tentation de surenchères sécuritaires avec leurs adversaires de droite.
La reconnaissance du droit de vote aux immigrés pour les élections locales, inscrite dans les propositions du candidat MITTERRAND en 1981, est restée une perspective lointaine. Or, « c’est aussi parce que les immigrés sont privés de droits politiques et sont donc absents en tant qu’acteurs, du débat politique, qu’ils ont été un enjeu fondamental dans les élections municipales » [3].
Des progrès importants avaient été cependant accomplis pour les droits des étrangers dont le statut avait évolué dans le sens d’une plus grande sécurité juridique.
Ce sont ces acquis que le gouvernement de Jacques CHIRAC s’est empressé de remettre en cause avec la loi PASQUA-PANDRAUD du 9 septembre 1986 sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers.
S’il y avait encore un doute, cette loi d’insécurité pour les immigrés l’a levé : désormais, « pour toute une série de raisons, par toute une série de réseaux, l’extrême-droite est dans la droite… Il faut le comprendre et réagir en conséquence ».
Le projet de réforme du code de la nationalité (aujourd’hui à demi abandonné) exclut de l’acquisition de plein droit de la nationalité française les enfants d’étrangers nés en France et qui y résident.
Il revient ainsi sur un principe très ancien dans notre droit, constamment réaffirmé par le législateur républicain et dont l’expérience a montré depuis plus de cent ans qu’il constituait un puissant facteur d’intégration des jeunes d’origine étrangère.
Un tel choix est donc directement contraire à une politique d’insertion dont le gouvernement continue pourtant de se réclamer.
C’est l’ensemble de la société qu’on déstabilise
Le projet ne se limite pas à prévoir une démarche volontaire. Il soumet aussi les jeunes concernés à une procédure longue, restrictive et nécessairement ressentie comme vexatoire. Pour devenir français, ils devraient répondre aux mêmes conditions de recevabilité que les candidats à la naturalisation.
En fait, la mesure proposée conduirait à créer de nouveaux étrangers. Les jeunes visés seraient forcés de rester étrangers jusqu’à 17 ans, puis soumis à un « examen de passage » dont l’objet est nécessairement d’opérer une sélection.
Ces dispositions sont indissociables de la loi du 9 septembre 1986 sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Les jeunes qui seront exclus de la nationalité française, en vertu des restrictions proposées, seront, de fait, livrés à l’arbitraire administratif et policier en matière d’expulsion et de reconduite à la frontière.
Des jeunes nés en France, y ayant toujours vécu, éduqués dans ce pays, seraient ainsi enfermés dans une logique de discrimination, voire d’exclusion essentiellement fondée sur le fait que leur « sang » n’est pas français.
Ce projet est d’autant plus absurde qu’il ne concernerait qu’un nombre assez limité de personnes (de même que la disposition frappant de suspicion tout mariage mixte). Mais son effet déstabilisateur sur les communautés d’origine immigrée risque d’être sans commune mesure avec son champ d’application juridique.
Traiter ainsi les jeunes de la « deuxième génération » comme des étrangers dans ce pays qui est aussi le leur, c’est prendre le risque de casser un processus d’intégration déjà fragile.
Or, comme le rappelle Danièle LOCHAK, « l’expérience a montré que les jeunes nés en France sont déterminés à y rester coûte que coûte ; en leur refusant les moyens normaux d’intégration, c’est l’ensemble de la société qu’on déstabilise ».
Contrôles dans les foyers d’immigrés : mode d’emploi
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Notes
[1] Madeleine REBÉRIOUX, « Moi, j’aime l’extrême-droite » in Politique aujourd’hui, juillet-septembre 1983.
[2] Danièle LOCHAK, « Comment peut-on être français ? » in Après-Demain, N° 286, juillet-septembre 1986.
[3] Catherine WIHTOL de WENDEN, « Le discours politique sur le droit de cité des immigrés » in Après-Demain, N° 286, juillet-septembre 1986.
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