Article extrait du Plein droit n° 0, mars 1987
« Libertés : le nouvel ordre « libéral » »
Prisons privées : le choix du tout-carcéral
Chantal Solaro
Syndicat de la Magistrature
Les « prisons privées » constituent le projet-phare de la frénésie réformatrice du garde des Sceaux. Symbole de la politique pénale du « tout répressif » qu’il mène, c’est aussi le premier projet qu’il a annoncé.
Cette réforme fondamentale de notre système pénitentiaire, qui heurte des grands principes de notre droit, est indispensable, selon Albin Chaladon, pour parer à l’urgence que représente la situation actuelle de surpopulation mais aussi pour prévoir et faire face à l’augmentation de la population carcérale inévitable, pour lui, dans les années à venir.
Sur le premier point, il est d’ores et déjà évident que le temps nécessaire à la réalisation de ce programme ne permettra de répondre à l’urgence que dans plusieurs mois, voire plusieurs années.
À moyen et à long terme, c’est toute la politique pénale pour longtemps qui est en jeu et ce choix, s’il est fait, rendra l’État captif de ses engagements même s’il souhaite revenir en arrière.
Il est certes indéniable que certains établissements pénitentiaires sont indignes d’une démocratie moderne et la surpopulation aggrave cet état de fait. L’exemple récent de la maison d’arrêt de Loos envahie par les rats au point que les gardiens refusaient de se rendre dans des endroits jugés dangereux est révélateur. Il n’est donc pas question de contester l’urgence d’une rénovation du parc pénitentiaire, au contraire.
32 500 places, ça suffit
Mais, il n’est pas besoin d’accroître le nombre de places. Ainsi que le Syndicat de la Magistrature l’a dit, notamment avec la Ligue des Droits de l’Homme, et réaffirmé lors de son Congrès 1985, les 32 500 places disponibles suffisent largement pour répondre aux besoins. Ou, plutôt, devraient suffire si on utilisait à plein les solutions alternatives à l’emprisonnement existantes, si on en recherchait d’autres, si on poursuivait la politique locale de prévention mise en place.
Il faut, pour ce faire, développer le travail accompli en ce sens, recueillir les dividendes des investissements de ces dernières années et non ceux de l’inflation carcérale. Et là, se rejoignent le social et l’économique car il n’est pas difficile d’imaginer les résultats si les 4,5 milliards de francs que devrait coûter la construction des 15 000 places de prisons privées prévues étaient investis différemment. On peut, sans craindre de se tromper, affirmer que l’on assisterait à une baisse de la délinquance et, donc, de la nécessité du recours à l’enfermement.
Que va-t-il se passer si le choix des prisons privées est retenu ?
Changement de cap
L’objectif avoué est d’atteindre 65 000 à 70 000 détenus à l’horizon 1990. Il s’agit de rejoindre le taux d’incarcération de la RFA. L’emprisonnement redevient "la" réponse privilégiée, normale, avec les profits que peuvent en attendre les investisseurs privés qui prendraient ainsi en charge, plus d’un tiers des détenus.
Outre une mauvaise opération pour la sécurité, ce projet constituerait une très mauvaise opération financière pour l’État qui devra payer et en assumer toutes les conséquences.
Cette voie, si elle était empruntée, rendrait en effet l’État "prisonnier", quant à lui, et pour 20 à 25 ans au minimum, des groupes financiers gestionnaires qui exigeront "leur contingent" de détenus. L’effet inflationniste produit par le fonctionnement au prix de journée a été largement démontré par le précédent des établissements pour mineurs.
Les opérateurs privés, détenteurs des moyens immobiliers et humains, des capitaux, seront en position d’imposer leur volonté à l’État qui subira le chantage à l’agitation carcérale et au chômage et sera contraint de céder à leurs exigences de tous ordres : financier, de fonctionnement, d’affectation des détenus.
L’inflation carcérale ne pourra dès lors que s’accélérer.
Sans même parler des conditions de détention, tant pour le personnel que pour les détenus dont la réinsertion sera encore plus compromise, l’organisation d’activités et le personnel socio-éducatif coûtent sans rapporter de bénéfice à l’opérateur ; l’État se lierait de la sorte, jusqu’à la fin du siècle, à des entrepreneurs privés tout puissants sans pouvoir sanctionner effectivement le non-respect du cahier des charges. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à la partie du rapport de la Cour des Comptes 1986 qui analyse l’opération de concession des autoroutes : "Les conditions dans lesquelles la formule des concessions privées a été mise en œuvre, aboutissent à cette solution paradoxale de trois sociétés concessionnaires ayant réalisé de substantiels profits se trouvant dégagées d’une grande part de leur risque cependant que l’État assure des charges et des risques ne cessant de croître… L’État, confronté aux grosses difficultés éprouvées par les sociétés concessionnaires privées, n’a pas voulu mettre en œuvre la déchéance prévue par le cahier des charges bien qu’il ait été appelé… à assurer le service des emprunts qu’il avait garantis".
Dès lors, la logique économique, le souci de bonne gestion des prisons que l’on aura intérêt à remplir, conduiront nécessairement à un recours multiplié à l’emprisonnement qui produit lui-même une nouvelle délinquance et donc des peines supplémentaires de prison : économiquement et socialement, le système s’auto-nourrit.
Constat d’échec et pari désespéré
Cette logique qui sous-tend le projet est en elle-même la démonstration de son inefficacité. Cette option, ainsi que le soulignait Hélène Dorihac dans un article publié dans Le Monde, constitue "un constat d’échec et un pari désespéré sur l’avenir. C’est reconnaître que notre société ne pourra pas endiguer la délinquance".
Et il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de revenir sur ce pari d’une augmentation de la population carcérale puisque les engagements devront être tenus. Ceci signifie l’abandon, de fait, de la recherche d’autres réponses sociales.
Les modifications apportées au projet initial, laissant à des fonctionnaires les fonctions de chef d’établissement et le gardiennage lorsqu’il implique un contact avec les détenus, dissiperaient certains obstacles juridiques, plusieurs subsistant toutefois, principalement par rapport aux greffes. Elles laisseront, en revanche, entière cette question du choix de politique dont elle est un accessoire.
L’amendement visant à transformer les établissements d’État en établissements publics permettrait, quant à lui, de sous-traiter, voire de concéder certains des services, tels que la blanchisserie ou la nourriture, aux opérateurs privés, leur ouvrant ainsi un nouveau marché, et par là, un intérêt supplémentaire à une augmentation de la population carcérale.
Au-delà du débat public-privé, le véritable enjeu est bien constitué par ce "marché de l’insécurité", son utilisation politique et électoraliste, c’est celui aussi de la place de la prison dans notre société, de l’attitude de celle-ci face à la délinquance.
L’État doit-il fournir lui-même à des groupes privés les moyens de faire pression sur lui et de lui imposer pour plusieurs décennies un choix politique essentiel pour l’avenir de notre société ? Peut-il abandonner à ceux-ci la réponse à l’alternative solidarité ou exclusion de toute une partie de la société ?
Prisons privées : Pourquoi pas à domicile ?
Marijan Barisic Détenu à Liancourt (« A contre courant » mensuel édité par les détenus de Liancourt, n° 20, décembre 1986) |
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