CEDH, 26 juillet 2005, n° 73316/01, Siliadin c/ France
Violation par la France de l’article 4 (interdiction de la servitude) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.


  • La décision
  • Communiqué du greffe de la CEDH (relayé par le Monde)

RÉSUMÉ DE L’ARRÊT

Grief
Invoquant l’article 4 de la Convention, la requérante soutenait que le droit pénal français ne lui avait pas assuré une protection suffisante et effective contre la "servitude" à laquelle elle avait été assujettie, à tout le moins, contre le travail "forcé et obligatoire" exigé d’elle, qui en réalité avait fait d’elle une esclave domestique.

Décision de la Cour

Quant à l’applicabilité de l’article 4 et aux obligations positives en découlant :
la Cour estime que l’article 4 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Il est de ces dispositions de la Convention au sujet desquelles le fait qu’un État s’abstienne de porter atteinte aux droits garantis ne suffit pas pour conclure qu’il s’est conformé à ses engagements ; il fait naître à la charge des États des obligations positives consistant en l’adoption et l’application effective de dispositions pénales sanctionnant les pratiques visées par l’article 4.

Quant à la violation de l’article 4 :
outre la Convention, la Cour relève que de nombreux traités internationaux ont pour objet la protection des êtres humains contre l’esclavage, la servitude et le travail forcé ou obligatoire. Comme l’a relevé l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, bien que l’esclavage ait été officiellement aboli il y a plus de 150 ans, des situations d’« esclavage domestique » perdurent en Europe, et concernent des milliers de personnes parmi lesquelles une majorité de femmes.
Conformément aux normes et tendances contemporaines en la matière, la Cour estime que les États ont l’obligation de criminaliser et réprimer tout acte tendant à maintenir une personne dans une situation contraire à l’article 4.
Pour qualifier l’état dans lequel la requérant a été maintenue, la Cour relève que durant des années, Mlle Siliadin a travaillé chez les époux B., sans relâche et contre son gré, et n’a perçu pour cela aucune rémunération. Mineure à l’époque des faits, la requérante était en situation irrégulière dans un pays étranger, et craignait d’être arrêtée par la police. Les époux B. entretenaient d’ailleurs cette crainte et lui faisaient espérer une régularisation de sa situation.
Dans ces circonstances, la Cour estime que Mlle Siliadin a, au minimum, été soumise à un travail forcé au sens de l’article 4 de la Convention.

La question qui se pose alors à la Cour est de déterminer si la requérante a été en outre maintenue en esclavage ou en servitude.
En ce qui concerne l’esclavage, bien que la requérante ait été privée de son libre arbitre, il ne ressort pas du dossier qu’elle ait été tenue en esclavage au sens propre, c’est à dire que les époux B. aient exercé sur elle un véritable droit de propriété, la réduisant à l’état d’objet. La Cour estime donc que l’on ne saurait considérer que Mlle Siliadin a été maintenue en esclavage au sens « classique » de cette notion.
Quant à la servitude, elle s’analyse en une obligation de prêter ses services sous l’empire de la contrainte, et est à mettre en lien avec la notion d’« esclavage ». A cet égard, la Cour relève que le travail forcé auquel la requérante a été astreinte s’effectuait sept jours sur sept durant près de 15 heures par jour. Amenée en France par une relation de son père, Mlle Siliadin n’avait pas choisi de travailler chez les époux B. Mineure, elle était sans ressources, vulnérable et isolée, et n’avait aucun moyen de vivre ailleurs que chez les époux B. où elle partageait la chambre des enfants. La requérante était entièrement à la merci des époux B. puisque ses papiers lui avaient été confisqués et qu’il lui avait été promis que sa situation serait régularisée, ce qui ne fut jamais fait. De plus, Mlle Siliadin, qui craignait d’être arrêtée par la police, ne disposait d’aucune liberté de mouvement et d’aucun temps libre. Par ailleurs, n’ayant pas été scolarisée malgré ce qui avait été promis à son père, la requérante ne pouvait espérer voir sa situation évoluer et était entièrement dépendante des époux B.
Dans ces conditions, la Cour estime que Mlle Siliadin, mineure à l’époque des faits, a été tenue en état de servitude au sens de l’article 4 de la Convention.

Il revient donc à la Cour de déterminer si la législation française a offert à la requérante une protection suffisante compte tenu des obligations positives incombant à la France au regard de l’article 4. Elle note à cet égard que dans sa Recommandation 1523(2001), l’Assemblée Parlementaire a «  regretté qu’aucun des Etats membres du Conseil de l’Europe ne reconnaisse expressément l’esclavage domestique dans leur code pénal  ». L’esclavage et la servitude ne sont pas en tant que tels réprimés par le droit pénal français.

Poursuivis sur le fondement des articles 225-13 et 225-14 du CP, les époux B. ne furent pas condamnés pénalement. La Cour note à cet égard que le procureur général ne s’étant pas pourvu en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel du 19 octobre 2000, la Cour de cassation ne fut saisie que du volet civil de l’affaire et qu’ainsi la relaxe des époux B. est devenue définitive. Par ailleurs, selon un rapport établi en 2001 par la mission d’information commune sur les diverses formes de l’esclavage moderne de l’Assemblée Nationale française, ces dispositions du code pénal étaient susceptibles d’interprétations variant largement d’un tribunal à l’autre.

Dans ces circonstances, la Cour estime que la législation pénale en vigueur à l’époque n’a pas assuré à la requérante une protection concrète et effective contre les actes dont elle a été victime. Elle insiste sur le fait que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques.

Par conséquent, la Cour conclut que la France n’a pas respecté les obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 4 de la Convention.

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Dernier ajout : mardi 28 août 2012, 21:25
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