Article extrait du Plein droit n° 91, décembre 2011
« Les bureaux de l’immigration »
Administration : la lutte continue
Alexis Spire
Chercheur, CNRS-Ceraps
L’administration, voilà l’ennemie. Les associations qui accompagnent les étrangers dans leurs démarches ont spontanément tendance à considérer les agents chargés d’appliquer les lois encadrant l’entrée et le séjour en France, au mieux comme des auxiliaires dociles de la politique dite de « maîtrise des flux migratoires », sinon comme des adversaires déclarés des étrangers. Refus d’accès aux guichets, pratiques illégales, règne de l’arbitraire… Les raisons d’entretenir la méfiance à l’égard de celles et ceux qui contrôlent les étrangers ne manquent pas. Pourtant, l’administration n’a jamais été un bloc de granit homogène : elle est traversée par des logiques politiques, bureaucratiques et sociales qui ne sont pas nécessairement en parfaite adéquation avec les volontés du pouvoir exécutif. De plus, l’imprécision des critères contenus dans les textes de loi laisse une grande marge d’interprétation à celles et ceux qui les appliquent. L’administration doit aussi composer avec des institutions qui lui sont extérieures comme les représentations diplomatiques des pays d’émigration ou encore les associations et collectifs qui luttent aux côtés des étrangers.
Pour montrer ces tensions, on a choisi de revenir sur trois périodes au cours desquelles, les pouvoirs publics, sous couvert de répondre aux inquiétudes de l’opinion, ont démultiplié les lois et règlements visant à criminaliser l’immigration : à la fin de l’entre-deux-guerres, lorsque sous les effets conjugués de la crise économique, de l’afflux de réfugiés et de l’enracinement de la population étrangère, le gouvernement adopte les décrets-lois de 1938, systématisant la police des étrangers et leur internement à grande échelle [1] ; dans les années 1970, lorsque le gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing envisage une politique de retours forcés visant des centaines de milliers de Maghrébins – principalement Algériens – qui résident alors en France ; la troisième période, plus récente, s’ouvre en 2003, lorsque Nicolas Sarkozy, d’abord comme ministre de l’intérieur puis comme président de la République, impose aux préfets des objectifs chiffrés en matière d’éloignement au détriment de toute autre considération.
Division du travail
L’édification d’une administration spécialisée dans le contrôle de l’immigration résulte d’un processus de division du travail entre agents et entre ministères, qui s’étend sur plusieurs décennies. Dès la fin du xixe siècle, l’étranger devient un individu à contrôler, placé dans une relation de sujétion et de dépendance par rapport à ceux qui sont mandatés par l’État pour le surveiller [2]. Mais ce n’est qu’après la Grande Guerre et l’instauration en 1917 de la carte d’identité d’étranger que se constitue un corps d’agents explicitement dévolu à la surveillance bureaucratique des étrangers. De ce point de vue, la préfecture de police de Paris, en raison du grand nombre d’étrangers qui affluent dans la capitale, joue un rôle de laboratoire, surtout à partir de 1925 lorsque le préfet décide de séparer les services administratifs chargés du fichage des services actifs chargés des interpellations sur la voie publique. La technique de surveillance consistant à obliger chaque étranger à porter une carte d’identité à laquelle correspond un dossier repérable par le biais d’un fichier, devient alors un modèle du genre : des représentants des polices du monde entier font le voyage à Paris pour s’inspirer de ces méthodes d’identification incarnant la modernité. Au ministère de l’intérieur, le « Fichier central », créé en mars 1935 par René Bousquet (proche à l’époque du Parti radical), contient à la veille de la guerre plus de 2 millions de dossiers, grâce à des informations provenant de diverses sources administratives. Cette technologie bureaucratique, associée à une législation de plus en plus restrictive, conduit au refoulement de milliers d’étrangers, souvent juifs et fuyant la montée du fascisme en Europe. Pourtant la mise en oeuvre de cette politique matinée de xénophobie, n’est pas aussi uniforme qu’il y paraît. D’un côté, la majorité des responsables des ministères de l’intérieur et des affaires étrangères sont acquis à l’idée de fermer les frontières ; de l’autre, quelques hauts fonctionnaires comme Claude Bourdet, attaché à l’époque au ministère de l’économie nationale, tentent de défendre la cause des réfugiés en faisant valoir qu’ils peuvent être utiles à l’économie française [3]. À la préfecture de police de Paris, si la plupart des services administratifs sont largement gagnés par la fièvre antisémite qui secoue la France de la fin des années 1930, les agents de la section des renseignements généraux chargée de contrôler l’activisme politique des étrangers se montrent attentifs à la protection des réfugiés [4].
À ces tensions internes s’ajoutent les nombreuses pressions d’associations qui, comme la Ligue des droits de l’homme ou le Secours rouge international, tentent d’obtenir des mesures de protection en intervenant auprès des relais dont elles disposent dans l’appareil d’État. En dépit d’une législation implacable, ces militants parviennent à user des contradictions internes à l’administration et à empêcher nombre d’expulsions. Le Comité central des réfugiés dont la secrétaire générale est Louise Weiss et qui se situe à la lisière entre la nébuleuse associative et la sphère bureaucratique, en est une illustration : utilisant le crédit dont elle dispose auprès de certains hauts fonctionnaires, elle intervient pour obtenir la protection des réfugiés autrichiens, en faisant valoir que leurs enfants pourraient être utiles à la renaissance démographique du pays [5]. Bien sûr, l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain bouleverse cette configuration et débouche sur une politique de persécution beaucoup plus systématique. Mais pendant les années qui précèdent le déclenchement de la guerre, quelques fonctionnaires, minoritaires, sont parvenus à faire prévaloir d’autres logiques que celle visant à faire de l’étranger un éternel suspect à interner ou à éloigner.
Quarante ans plus tard, l’administration de l’immigration est une nouvelle fois traversée par un tournant répressif, à la faveur de la crise qui suit le premier choc pétrolier. Après avoir décidé la suspension de l’immigration de travail et l’arrêt du regroupement familial (annulé un an plus tard par le Conseil d’État sur un recours du Gisti), certaines élites giscardiennes veulent aller plus loin : leur objectif est de parvenir à 100 000 retours annuels soit 500 000 en cinq ans, dont la moitié serait obtenue par le non-renouvellement des titres de séjour [6]. Certains hauts fonctionnaires du ministère des affaires étrangères s’y opposent en faisant valoir les difficultés diplomatiques qu’occasionnerait un tel plan. À cette opposition feutrée, relayée par le Conseil d’État, s’ajoute celle des organisations syndicales. Même si elles furent loin d’être toujours solidaires avec les travailleurs étrangers, elles choisissent pour l’occasion de dénoncer le caractère inique de ce projet.
Au sein de la haute administration, la fronde émane surtout de la noblesse d’État la plus ancienne, celle qui conserve un certain prestige lié à son rôle dans la Résistance et qui a gardé des contacts avec les associations de défense des droits de l’homme [7]. Alexandre Parodi, ancien compagnon de la Libération devenu président du Service social d’aide aux émigrants (SSAE) ou André Postel-Vinay, lui aussi héros de la Résistance et pourfendeur des lois Stoléru, sont deux exemples de ces figures capables de porter le point de vue des associations au coeur de l’appareil d’État. Dans un contexte où la mobilisation massive des partis et des syndicats de gauche pour défendre les étrangers paraît improbable, l’action de ces grands commis de l’État se faisant le relais d’associations comme France terre d’asile, a largement contribué à l’abandon du projet giscardien de retour forcé des Algériens.
Obsession du chiffre
Il reste à se demander si les défenseurs des étrangers peuvent, encore aujourd’hui, s’appuyer sur de semblables contradictions pour faire valoir leur point de vue, surtout depuis le tournant répressif engagé en 2003. La précarisation du séjour des étrangers et l’acharnement contre l’immigration irrégulière durent depuis bien plus longtemps mais la refonte du paysage bureaucratique chargé de l’encadrement des étrangers et l’obsession du chiffre en matière d’éloignement ont favorisé le développement de nouvelles pratiques. Sur le plan institutionnel, la liquidation en 2005 du Service social d’aide aux émigrants [8], cette structure hybride jouant depuis 80 ans le rôle d’interface entre les préoccupations associatives et les injonctions étatiques, est le symptôme annonciateur d’une reprise en main par un pouvoir exécutif qui tolère de moins en moins les contradictions. Dans le même temps, la fixation d’objectifs chiffrés toujours plus élevés en matière de reconduites à la frontière, a conduit les services de police et les administrations à tout mettre en oeuvre pour traquer les sans-papiers : les placements d’enfants en centre de rétention, jusque-là exceptionnels, deviennent courants, les rafles se multiplient et les arrestations au guichet – voire les convocations pièges – intègrent la panoplie des moyens mis à la disposition de l’administration pour mettre en oeuvre, selon l’euphémisme toujours en vigueur, la « maîtrise des flux migratoires ».
Les principaux obstacles à cette politique ont émané d’acteurs extérieurs à l’administration : il s’agit d’une part des autorités consulaires qui, en refusant de délivrer les laissez-passer peuvent mettre en échec la procédure d’expulsion et d’autre part de l’institution judiciaire qui, grâce aux recours déposés par les associations et les avocats, peut toujours s’opposer à l’éloignement lorsqu’un juge considère que la procédure est entachée d’illégalité. À l’intérieur de l’administration, des résistances à cette politique entièrement tournée vers la répression, se sont également manifestées, même si elles restent assez circonscrites. Du côté des hauts fonctionnaires, les défections n’ont pas été très nombreuses à l’exception notable de Yannick Blanc : cet ancien directeur de la police générale à la préfecture de police de Paris a su prêter une oreille attentive aux collectifs RESF luttant pour la régularisation des parents d’enfants scolarisés, ce qui lui a valu d’être démis de ses fonctions en janvier 2008.
Mais c’est au niveau des agents d’exécution que les signes de désapprobation ont été les plus nets. En 2005, par exemple, un mouvement social relativement inédit se déclenche : des fonctionnaires et des personnels contractuels de la Commission de recours des réfugiés et de l’Ofpra, rejoints par des avocats, se mettent en grève pour réclamer de meilleures conditions de travail et la possibilité « d’offrir aux demandeurs d’asile un accueil digne ». L’année précédente, un mouvement comparable avait éclaté au centre de réception de demandeurs d’asile de la préfecture de police de Paris : personnels de préfecture et associations s’étaient joints le temps d’une manifestation pour dénoncer le manque d’effectifs et réclamer des conditions d’accueil décentes pour les étrangers [9].
La dégradation progressive des conditions de travail au sein des services chargés du contrôle de l’immigration et le recrutement de plus en plus systématique de vacataires, ont sans doute contribué à l’émergence de ces mouvements sociaux, peu courants dans ce genre d’administration. Comme beaucoup d’autres services publics, ceux qui sont en charge des étrangers sont soumis à des compressions d’effectifs et à des normes de rendement qui dans ce cas-là, en plus de détériorer leurs conditions de travail, les contraignent à traiter les étrangers comme des dossiers et non comme des usagers à part entière. Parmi les organisations impliquées aux côtés des associations de défense des étrangers, les syndicats CGT et CFDT sont les mieux implantés chez ces personnels. En 2005, chacune des deux centrales syndicales a envisagé de faire le lien entre la défense des revendications des agents de ces secteurs et leur attachement au respect des droits fondamentaux. Depuis, elles y ont renoncé, sans doute par crainte de défendre des positions susceptibles de froisser certains de leurs adhérents.
Dans un contexte où le pouvoir politique tente par tous les moyens de venir à bout des résistances à sa politique d’expulsion, en faisant un chantage au laissez-passer auprès des pays d’émigration et en neutralisant par la loi Besson l’intervention des juges [10], il faut souhaiter que de nouvelles convergences se développent entre les associations de défense des étrangers et les organisations syndicales les mieux implantées parmi les agents chargés du contrôle de l’immigration. La question se pose d’abord pour ceux qui ont explicitement pour mission d’encadrer l’entrée et le séjour des étrangers en France (consulats, préfectures, Ofpra et services du ministère du travail) ; mais elle s’étend progressivement à d’autres administrations.
Croisade
Depuis longtemps déjà, l’étranger doit prouver en toutes circonstances qu’il est en règle [11] : pour travailler, pour toucher des prestations sociales, pour bénéficier des allocations chômage… Mais ces dernières années, l’obsession de la lutte contre l’immigration irrégulière conduit les pouvoirs publics à aller plus loin et à enrôler dans cette croisade des fonctionnaires dont l’activité était jusque-là très éloignée de ces considérations. Qu’il s’agisse des contrôleurs et inspecteurs du travail, des travailleurs sociaux ou des fonctionnaires de l’administration fiscale, ils sont de plus en plus nombreux à être sommés de s’attaquer à l’immigration irrégulière (cet aspect sera amplement développé dans le deuxième volet du dossier que Plein droit consacre à l’administration des étrangers). De telles tentatives d’enrôlement peuvent générer des réactions très variables, selon les traditions syndicales et le degré d’autonomie que chacun de ces groupes entretient à l’égard d’injonctions politiques parfois contradictoires avec leur éthique professionnelle. Quoi qu’il en soit, elles peuvent se révéler efficaces auprès d’agents isolés, moins bien protégés par leur statut ou disposés à se laisser convaincre.
Ce bref retour sur l’histoire des contradictions qui traversent l’administration des étrangers montre que la mise en oeuvre du droit n’est jamais aussi univoque que ne le laisse penser la lecture des lois, des décrets et des circulaires. En de nombreuses occasions, hauts fonctionnaires et agents subalternes ont choisi d’accentuer les mesures restrictives décidées par le pouvoir législatif, parfois en jouant un rôle d’avant-garde dans la répression de l’immigration [12]. Mais même dans les périodes les plus propices à la xénophobie, certains d’entre eux, souvent minoritaires, ont su user de leur marge de manoeuvre pour s’opposer à des instructions ou des pratiques qu’ils jugeraient déshonorantes.
Face à la généralisation d’une politique de plus en plus tournée contre les étrangers et à laquelle les partis de gouvernement semblent s’être accoutumés, le recours aux tribunaux ne suffit pas à faire obstacle à cette spirale répressive, surtout si leur sphère d’intervention continue à être toujours plus restreinte. D’autres formes de résistance collectives pourraient voir le jour, faisant le lien entre l’attachement au service public et la défense des droits étrangers. Ces mobilisations pourraient en tout cas permettre de surmonter les a priori et les préventions qui existent des deux côtés du guichet.
Feu la DPM : un symbole ?
|
Notes
[1] Gilbert Badia, Les barbelés de l’exil. Étude sur l’émigration allemande et autrichienne (1938-1940), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1979.
[2] Danièle Lochak, « L’étranger et l’administration » in M. Le Clainche et C. Wieder, Le citoyen et l’administration, L’Imprimerie nationale, 2000.
[3] Patrick Weil, « Politiques d’immigration de la France et des États-Unis à la veille de la Seconde Guerre mondiale », Les Cahiers de la Shoah, 1995, p. 51-84.
[4] Clifford Rosenberg, « Une police de simple observation. Le service actif des étrangers à Paris dans l’entre-deux-guerres », Genèses, 2004/1, n° 54, p. 53-75.
[5] Patrick Weil, art. cit.
[6] Pour un récit détaillé du devenir de ce projet au sein de la haute administration, voir Patrick Weil, La France et ses étrangers, Paris, Gallimard, 2004, p. 175 et suivantes.
[7] Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires de l’immigration en France (1962-1981), Paris, Belin, 2009, p. 290 et suiv.
[8] Sur l’histoire du SSAE et de son absorption par l’Anaem, voir Alain Morice, « Du SSAE à l’Anaem, une liquidation annoncée », Plein droit, n° 72, mars 2007.
[9] « Les associations indignées de l’accueil au Centre de réception des étrangers », Le Monde, 25 mars 2004.
[10] Voir « Immigration : l’exception faite loi », Plein droit, n° 88, mars 2011.
[11] Danièle Lochak, « L’étranger et l’administration », art. cit.
[12] Voir Alexis Spire, Étrangers à la carte. L’administration des étrangers en France, Paris, Grasset, 2005.
[13] En ce sens, Vincent Viet, La France immigrée, Fayard, 1998.
Partager cette page ?