action collective

Lettre ouverte au secrétaire d’Etat aux affaires européennes
Les Roms roumains, citoyens de l’Union européenne, ont comme tous les autres le droit de circuler et de s’installer dans tous les pays d’Europe

Monsieur Pierre LELLOUCHE
Secrétaire d’Etat aux Affaires Européennes
Ministère des Affaires Etrangères
37 Quai d’Orsay
75351 Paris
Cedex 07
 
Paris, le 23 février 2010

Monsieur,

Nos organisations interviennent depuis des années auprès de familles roms roumaines qui vivent dans des conditions de grande précarité, en soutien et en défense de leurs droits. Cette expérience ancienne nous conduit à des constats partagés sur la complexité et la diversité du phénomène migratoire. Nous souhaitons ainsi réagir aux déclarations faites à l’occasion de votre visite en Roumanie les 11 et 12 février qui avait pour objet de susciter une mobilisation commune franco-roumaine pour « endiguer les allers-retours » de Roms roumains en France.

Nous contestons en effet deux affirmations récurrentes dans vos propos :

1) La migration en France des Roms de Roumanie correspondrait à un trafic d’êtres humains qui toucherait des enfants et des personnes âgées

Ces assertions sont fausses et dangereuses. Elles généralisent intentionnellement des phénomènes que nos associations, dont certaines sont spécialisées dans la protection des victimes de la traite, connaissent pour être extrêmement marginales dans l’ensemble de la population rom présente en France, tout comme, d’ailleurs, dans n’importe quelle autre population. Nous ne nions pas qu’un certain nombre de personnes se trouvent contraintes de recourir à la mendicité pour assurer les besoins quotidiens de leur famille, mais l’idée d’une mendicité orchestrée par des réseaux criminels relève bien davantage du fantasme et des représentations xénophobes attachés aux Roms et Tsiganes que de la réalité. Par ailleurs, les rares familles qui ont accès à des ressources minimales, par les revenus du travail, se détachent des activités de mendicité, envoient leurs enfants à l’école et s’intègrent rapidement. Enfin, la communication par le chef de cabinet du préfet de police de Paris de « statistiques », non-officielles et illégales, établies sur une base ethnique (« 40% des Roms mis en cause pour des délits à Paris seraient mineurs ») renforce ces stéréotypes.

En lien avec une coalition d’associations roumaines qui ont réagi très vivement (voir communiqué joint) aux déclarations – qualifiées de racistes – du ministre des Affaires étrangères roumain, Teodor Baconschi, à l’issue de sa rencontre avec votre délégation, nous nous élevons ainsi contre la diffusion dans l’opinion publique, sous couvert d’actions en faveur de l’intégration des Roms, d’amalgames graves qui ancrent plus profondément encore les représentations négatives au fondement de la discrimination en France et en Roumanie. Vous avez affirmé le 5 décembre dernier sur France Culture : « Depuis 2007, les villes de France […] sont envahies de Roms qui campent à même le trottoir. [ …] Trafic d’enfants, personnes âgées qu’on pose le matin pour mendier. C’est tout sauf un problème humanitaire, ce sont des trafiquants de personnes, par villages entiers. » Nous indiquerons qu’à ce jour ce phénomène migratoire n’a rien de massif et que les chiffres sont stables depuis 2002-2004 (entre 10 000 et 15 000 personnes en France). Qui peut encore sérieusement faire croire à une « invasion » ? Si les familles en viennent à « camper sur le trottoir », c’est qu’elles sont incessamment expulsées de leurs lieux de vie, sans aucune proposition de relogement.

Aussi, ce que nous dénonçons aujourd’hui à l’origine d’une précarisation grandissante des populations roms, dont la conséquence ultime s’observe en effet dans les quelques situations exceptionnelles de traite, de délinquance ou de prostitution que nous connaissons, c’est en premier lieu le traitement discriminatoire et la maltraitance institutionnelle de ces populations sur le sol français, largement reconnus par la délibération de la HALDE n° 2009-372 du 26 octobre 2009. Cette maltraitance, fondée sur une méconnaissance totale des réalités de terrain et des préjugés profondément ancrés vis-à-vis des Roms, est multiple :

  • celle du gouvernement français qui a choisi de maintenir des restrictions empêchant de fait l’accès des Roumains et Bulgares au marché du travail salarié ;
  • celle de l’Education Nationale qui n’a pris jusqu’à maintenant aucune mesure pour assurer la scolarisation effective et durable de 5 000 à 7 000 enfants roms roumains et bulgares exclus de l’école en France
  • celle des conseils généraux qui, pour la plupart, refusent tout aide matérielle pour subvenir aux besoins élémentaires des enfants comme ils y sont obligés au titre de l’aide sociale à l’enfance dans la mesure où leur famille ne bénéficie d’aucune ressource ou prestation sociale ;
  • globalement, celle des services de l’Etat et des collectivités locales qui n’apportent d’autre réponse au développement de l’habitat indigne que l’évacuation systématique des squats et bidonvilles sans solution de relogement

2) Ces migrations seraient « clandestines », a fortiori lorsque les personnes reviennent en France après avoir été reconduites une première fois

Nous sommes extrêmement choqués par cette assertion réitérée qui passe totalement outre la citoyenneté européenne des personnes.

Les aides au retour humanitaire sont, comme leur nom l’indique, des aides au retour et non des aides à la réinsertion dans les pays d’origine, ce que leur faible montant et l’absence d’accompagnement social à l’arrivée ne permettrait d’ailleurs en aucune façon. La France est d’autre part malvenue de se plaindre d’éventuels détournements de sommes qu’elle continue à verser en connaissance de cause et dont l’effet principal, maintenant bien connu, est de gonfler les statistiques des reconduites à la frontière.

Quoi qu’il en soit, il est absolument certain que les mesures d’éloignement prises à l’encontre des Roms roumains présents en France, assorties ou non du bénéfice d’une aide au retour humanitaire, n’impliquent aucune restriction de la liberté de circulation, qui constitue l’un des droits fondamentaux des citoyens de l’Union les mieux encadrés par le droit communautaire. Cela signifie qu’ils ont de façon permanente le droit de quitter leur pays, munis d’une seule pièce d’identité (Directive 2004-38, article 4) et d’être admis dans n’importe quel Etat membre de l’Union européenne (article 5). Ce droit ne peut être limité par les Etats membres que « pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique » dans des cas où le comportement individuel de la personne concernée « représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. » (article 27). Toute disposition que prendrait la France ou la Roumanie pour interdire, même temporairement, l’accès d’un ressortissant Roumain au territoire français, hors de ces cas strictement limités, constituerait un manquement particulièrement grave à l’obligation des Etats de l’UE de respecter le droit communautaire. Un arrêt récent de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE Jipa, 10/12/2008, C-33/07) a d’ailleurs rappelé qu’un Etat membre ne peut imposer des limitations à la liberté de circulation, même pour des raisons d’« ordre public » ou de « sécurité publique », que s’il établit de manière spécifique, « conformément au principe de proportionnalité et sur le fondement exclusif du comportement personnel de l’individu intéressé, que l’exercice par celui‑ci du droit de quitter son propre État membre en vue de se rendre dans un autre État membre peut constituer une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public, affectant un intérêt fondamental de la société ». Le gouvernement français ne peut donc pas exiger de la Roumanie qu’elle garantisse que les Roms ne reviennent pas en France après avoir été reconduits, sauf à se rendre complice de pratiques illégales. Dans le même sens, nous exprimons notre très vive préoccupation à la lecture du projet de loi actuel de réforme du droit des étrangers instituant une nouvelle mesure administrative d’interdiction temporaire de retour, puis que le texte n’exclut pas les ressortissants communautaires de son champ d’application de manière explicite.

Les Roms roumains, citoyens de l’Union européenne, ont comme tous les autres le droit de circuler et de s’installer dans tous les pays d’Europe. Avant de s’impliquer dans une hypothétique politique de réinsertion en Roumanie, le gouvernement français est donc responsable au premier chef de développer une politique d’insertion en France et de garantir le respect de la dignité des personnes et de leurs droits.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Secrétaire d’Etat, l’expression de notre haute considération.

Pour le Collectif National Droits de l’Homme Romeurope,

Alexandre LE CLEVE

Signataires :

  • Collectif National Droits de l’Homme Romeurope
    ABCR (Association Biterroise Contre le Racisme) – ALPIL (Action pour l’insertion sociale par le logement) – AMPIL (Action Méditerranéenne Pour l’Insertion sociale par le Logement) – ASAV (Association pour l’accueil des voyageurs) – ASET (Aide à la scolarisation des enfants tsiganes) – ASFR (Association de Solidarité avec les Familles Roumaines) – CIMADE (Comité intermouvements auprès des évacués) – CLASSES (Collectif Lyonnais pour l’Accès à la Scolarisation et le Soutien des Enfants des Squat) – CAM (Comité d’Aide Médicale) – FNASAT-Gens du voyage – CCFD (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement) – Hors la Rue – Imediat – LDH (Ligue des Droits de l’Homme) – Liens Tsiganes – MDM (Médecins du Monde) – MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) – Mouvement catholique des gens du voyage – PARADA – PROCOM – Rencontres tsiganes – RomActions – Réseau de solidarité avec les Rroms de St Etienne – Romeurope Val-de-Marne – Secours Catholique - SICHEM (Service de Coopération Humanitaire pour les Etrangers et les Migrants) – Une famille un toit 44 – URAVIF (Union régionale des associations voyageurs d’Ile-de-France)
    Et les Comités de soutien de Montreuil, du Nord-ouest parisien, de St Michel-sur-Orge, de Meudon, le Collectif nantais Romeurope, le Collectif Rroms des associations de l’agglomération lyonnaise, le Collectif de soutien aux familles roms de Roumanie, le Collectif des sans papiers de Melun, le Collectif dijonnais de soutien aux Roms
  • Gisti
  • Rues et Cités

Voir notre dossier « Les dossiers archivés »

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Dernier ajout : jeudi 25 février 2010, 18:41
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