Article extrait du Plein droit n° 81, juillet 2009
« La police et les étrangers (1) »

Contrôles d’identité et chasse à l’étranger

Ollivier Joulin

Vice-président du syndicat de la magistrature
Depuis l’adoption, en 1981, de la loi Sécurité et Liberté, qui a marqué un véritable virage sécuritaire, les textes sur le droit des étrangers et ceux sur les contrôles d’identité n’ont cessé de se multiplier. Aujourd’hui, c’est tout un arsenal répressif qui est en place, entièrement destiné à répondre à la politique du chiffre en matière de lutte contre le séjour irrégulier. Le droit des étrangers s’inscrit de plus en plus dans un régime dérogatoire.

Aborder le thème des contrôles d’identité mérite de la prudence : en 2001, un membre du syndicat de la magistrature a été poursuivi pour diffamation par le ministre de l’intérieur parce qu’il avait évoqué la question des contrôles d’identité au faciès. Cette procédure est maintenant terminée, neuf années plus tard, et s’est conclue par une relaxe. Néanmoins, nous n’affirmerons pas que la chasse aux étrangers est ouverte par des contrôles d’identité au faciès. Nous souhaitons montrer qu’en matière de contrôle d’identité des étrangers, nous sommes sur une « mauvaise pente ».

Au commencement, les contrôles d’identité étaient interdits sauf en cas d’ « infraction flagrante » : le code de procédure pénale, qui est aussi le code des citoyens (celui qui les protège face aux institutions policière et judiciaire) ne concevait pas que l’on puisse porter atteinte à la liberté fondamentale d’aller et venir. Nous situons ce commencement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : la période où des contrôles d’identité précédaient les rafles avait laissé son empreinte et un pacte républicain prenait place. Le principe, depuis la Libération, est qu’en France, un citoyen peut circuler sans papiers et n’a pas à rendre compte de son identité à la police. Tous les citoyens ? Non, deux exceptions notables à cette règle : le délinquant (qui vient de commettre une infraction) et l’étranger, qui doit pouvoir justifier de son titre de séjour. Pour le premier, c’est assez simple : il est « poursuivi par la clameur publique » ou encore se trouve sur les lieux des faits. Pour le second, c’est un peu plus compliqué car la jurisprudence interdit le « contrôle d’identité au faciès ». L’article L 611-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda) – dont le texte d’origine est un décret de 1946 – prévoit toutefois qu’en dehors de tout contrôle d’identité, les personnes de nationalité étrangère doivent être en mesure de présenter à toute réquisition des officiers de police judiciaire les pièces ou documents sous le couvert desquels elles sont autorisées à circuler ou à séjourner en France.

La loi Sécurité et Liberté du 2 février 1981, porté par le ministre de l’intérieur de l’époque, Alain Peyrefitte, constitue la première pierre d’un édifice sécuritaire : elle va autoriser les contrôles d’identité « administratifs ». Dans le même temps sont publiés les premiers textes restrictifs en matière de droit des étrangers, pour répondre au slogan du Front national « un immigré = un chômeur (de trop) ». Ces atteintes aux libertés suscitent une levée de boucliers à gauche. Cette réaction au virage sécuritaire a sans doute été l’un des éléments de la victoire de la gauche en 1981. Les textes sur le droit des étrangers et ceux sur les contrôles d’identité – que l’on peut mettre en parallèle – vont se multiplier, dans un sens ou dans un autre, rythmant l’alternance gauche/droite jusqu’à la fin de l’année 1999, période où la gauche semble renoncer à son combat, admettre que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde (mais doit y prendre sa part) » et confesser que la sécurité est un droit fondamental des citoyens.

Un arsenal répressif

L’arsenal est désormais en place. L’article 78 du code de procédure pénale, qui prévoyait à l’origine les contrôles d’identité, se voit complété dans un sens constamment restrictif des libertés individuelles : la loi de septembre 1986 prévoit que toute personne se trouvant sur le territoire national doit accepter de se prêter à un contrôle d’identité effectué par les autorités de police dans les conditions prévues par la loi, et la réforme d’avril 1999 introduit la possibilité, sur réquisitions du procureur de la République, de contrôler les identités sur les chantiers et les lieux employant de la main-d’oeuvre : les étrangers, en situation irrégulière sont donc clairement visés.

C’est aussi en 1986 qu’est incriminé le refus de se soumettre à une prise d’empreinte et de photographie dans ce cadre : l’un des buts du contrôle d’identité est le fichage, il va concerner également les étrangers. Enfin la loi du 10 août 1993 étend de façon considérable les pouvoirs de la police en autorisant les contrôles sur réquisitions du parquet, à tous moments et pour toutes les infractions, et les contrôles des étrangers dans les zones frontières, les gares, ports et aéroports. Elle autorise aussi les interpellations de toute personne, quel que soit son comportement, « pour prévenir une atteinte à l’ordre public ».

Après 2001, les textes vont se multiplier : – la loi du 15 novembre 2001 va habiliter les agents de police judiciaire adjoints et les agents de police municipale à faire des contrôles d’identité dans le cadre des infractions à la circulation. Auparavant, ces contrôles ne pouvaient être opérés que par un nombre restreint de policiers ou de gendarmes ; – la loi du 18 mars 2003 prévoit en particulier la possibilité de fouiller les véhicules, dans le cadre d’un contrôle d’identité en « flagrance » mais aussi dans le cadre plus flou de « la prévention d’une atteinte grave des personnes et des biens » ; – la loi du 23 janvier 2006 va plus loin : elle prévoit, dans le cadre d’un dispositif destiné à lutter (à l’origine) contre le terrorisme, un régime dérogatoire permettant aux services de police de faire des contrôles d’identité sur réquisitions du parquet, pour rechercher les auteurs d’infractions liées au terrorisme mais aussi pour rechercher les voleurs, receleurs et trafiquant de stupéfiants...

Mais ces textes ne suffisaient pas. Ils comportaient l’inconvénient de laisser un important contrôle sur l’action de la police aux magistrats, lesquels restaient, selon le Conseil constitutionnel, les garants des libertés individuelles susceptibles de veiller au respect des droits fondamentaux et de limiter les excès de la police. La jurisprudence pouvait se montrer vigilante et être ressentie comme faisant obstacle à la mise en oeuvre de la politique anti-migratoire. Il serait trop long de décrire ici de quelle manière le pouvoir exécutif a repris le contrôle des magistrats du parquet, depuis les mécanismes assurant leur nomination et leur avancement jusque dans les moindres détails de l’action publique. En résumé, en 2007, la garde des sceaux affirme qu’elle est le chef du parquet. De son côté, en juillet 2008, la cour de Strasbourg dénie aux magistrats du parquet la qualité de magistrats indépendants et donc d’autorité judiciaire apte à assurer la protection des libertés individuelles [1]. La fiction du contrôle de la police par un parquet représentant l’autorité judiciaire gardienne des libertés s’efface donc pour faire place à un appareil politico-policier soumis à un « contrôle » confié à des magistrats du parquet dépendants, fonctionnarisés.

Restaient les juges, les magistrats du siège, leur jurisprudence. Avec une certaine malice que ne discernera pas le Conseil d’État devant lequel sera contestée la circulaire du 21 février 2006, c’est conjointement que les ministres de l’intérieur et de la justice vont donner des instructions « précisant certaines règles de procédure, notamment dans les circonstances spécifiques de l’interpellation.... » – autrement dit un vademecum du chasseur d’étrangers doté d’un code de la chasse (interpellation) notant soigneusement les limites à ne pas franchir ou, plus sournoisement, comment ne pas montrer que ces limites ont été franchies.

Explorer les failles de la jurisprudence

Les statistiques faisant apparaître que 94 % des étrangers placés en rétention administrative l’ont été directement à la suite d’un contrôle d’identité, l’enjeu est donc de taille [2]. La circulaire va ainsi affirmer que « l’interpellation est source de difficultés procédurales et de risques contentieux pour les préfectures », et se livrer à une analyse minutieuse des failles de la jurisprudence : vous ne pouvez pas faire des contrôles « au faciès », mais rien ne vous interdit d’interpeller les étrangers qui occupent une église ou un square et revendiquent la qualité d’irréguliers, ou ceux qui se présentent au guichet d’une préfecture, mais en vous gardant de laisser supposer qu’un piège leur a été tendu ; il est possible aussi d’interpeller l’étranger au siège d’une association (qui n’est pas un domicile), par exemple (ce n’est pas écrit mais cela s’entend) une association de défense du droit des étrangers, mais surtout, et plus finement, aux abords des lieux fréquentés par les étrangers : mosquées, centres d’accueil pour réfugiés, foyerslogement, lesquels peuvent en outre être placés sous l’autorité ou le contrôle de l’administration. Les gestionnaires seront donc sensibilisés et convaincus de participer aux opérations de contrôle. La circulaire va jusqu’à détailler comment la police peut intervenir ou non dans un hôpital, faisant le constat qu’il est plus difficile d’interpeller l’étranger malade dans sa chambre qu’au bloc opératoire...

Cette circulaire ne sera pas annulée par le Conseil d’État malgré le recours de la Ligue des droits de l’homme, de l’Association de solidarité avec les travailleurs immigrés (ASTI), de SOS Racisme, du Mrap, du Gisti, du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la magistrature. Pour le Conseil d’État, une circulaire n’est qu’une circulaire, elle n’a pas de portée normative, et on ne peut lui prêter des intentions déloyales. Le cas échéant, « il appartiendra au juge judiciaire, gardien des libertés, de sanctionner le recours à l’une de ces procédures s’il lui apparaît qu’elle aura été délibérément déclenchée [de manière déloyale] ».

Néanmoins, le comité interministériel de contrôle de l’immigration (Cici) évoquait toujours, dans l’analyse consacrée à l’éloignement des étrangers en situation irrégulière et dans la partie intitulée « Des difficultés récurrentes », « les annulations de procédure par la justice pénale ou administrative » [3]. La question demeure : comment réaliser une politique chiffrée sans remettre en cause l’État de droit ?

Les instructions contenues dans la circulaire du 21 février 2006 ont produit leur effet : la politique du chiffre en matière de lutte contre l’immigration sous-tend toute l’action des ministres qui en sont chargés. La lecture du tableau annexé à la circulaire du 26 mars 2008 du ministre de l’immigration est éloquente à ce titre : en matière de lutte contre le travail illégal intéres sant des ressortissants étrangers, en 2007, les contrôles ont augmenté de 103,48 % par rapport à 2006, les gardes à vue de 70 %, les déferrements de 73,33 %, le nombre d’étrangers en situation irrégulière découverts de 133,41 %.

Au ministère de l’intérieur cette politique est également en vogue. Les policiers savent qu’il faut « faire des crânes » et la pression de la politique du résultat les incite à multiplier les contrôles d’identité avec l’aval des parquets, eux-mêmes sensibilisés à s’investir pleinement dans ce champ d’action avec les préfets pour lutter contre le séjour irrégulier. Dans certains parquets, les contrôles d’identité sur réquisition vont être prescrits pratiquement tous les jours et pour la quasi totalité du centre ville. Les services dédiés au contrôle des étrangers (police aux frontières) vont se trouver renforcés.

Les outils plus classiques ne seront pas abandonnés pour autant. Des textes répressifs nouveaux permettent aujourd’hui d’étendre le champ d’intervention de la police : l’incrimination du « racolage passif » facilite l’interpellation des prostituées étrangères ; les incriminations d’occupation illicite du domaine public permettent d’interpeller les squatters et les gens du voyage, dont un bon nombre sont étrangers ; les arrêtés anti-mendicité ou la loi réprimant la mendicité « agressive » peuvent servir de support aux contrôles d’identité ; plus simplement, l’usage du code de la route permet des arrestations pour défaut de port de ceinture ou pour avoir traversé en dehors des passages piétons, une bonne coordination avec les contrôleurs dans les transports publics sera aussi mise en oeuvre pour compléter le dispositif.

Le « travail illégal » concentre toutes les attentions. Il n’est pas question de ne contrôler que les employeurs qui profitent d’une main-d’oeuvre à bon marché, docile, exonérée des charges sociales et exposée aux accidents du travail. L’orientation est de criminaliser le travailleur sans papiers, c’est-à-dire de supprimer tout moyen de subsistance à l’étranger en situation irrégulière. La circulaire du ministre de l’immigration du 4 juillet 2007 relative à la vérification des autorisations de travail préalablement à l’embauche est éclairante sur ce point.

Mais cette politique du chiffre affirmée au plus haut niveau de l’État, confirmée par les déclarations des ministres concernés à l’heure des « bilans » ou à l’occasion de la présentation de leurs « objectifs », se heurte à un obstacle de taille : l’obstacle constitutionnel. D’où la question des promoteurs de cette politique : faut-il remettre en cause l’État de droit ? C’est pour tenter de répondre à cette question qu’a été mise en place la Commission Mazeaud (du nom de son rapporteur), que le Syndicat de la magistrature a déjà eu l’occasion de commenter [4].

Un droit dérogatoire

Cette commission avait pour mission d’éclairer le gouvernement sur la possibilité, au regard des exigences constitutionnelles, de mettre en place des quotas en matière d’immigration et de confier le contentieux du droit des étrangers à un seul juge (compétent pour statuer à la fois sur la mesure d’éloignement et sur la prolongation de la rétention administrative). Le rapport déposé a pu, dans un premier temps, nous rassurer : la commission Mazeaud ne proposait pas de modifications constitutionnelles, ni une remise en cause des attributions des deux ordres de juridictions. Une lecture plus attentive laisse toutefois perplexe. L’une de ces recommandations consiste à proposer d’insérer, dans la partie législative du Ceseda, une disposition invitant le juge à considérer que toute irrégularité ne porte pas nécessairement atteinte aux droits de l’étranger. Une distinction devrait ainsi être faite entre les règles qui, si elles ne sont pas respectées, entraînent d’office une annulation de la procédure, et celles dont la méconnaissance ne conduit pas à elle seule à la remise en liberté. Il s’agirait en quelque sorte d’introduire une disposition spécifique au droit des étrangers permettant de constituer un droit dérogatoire au droit commun des nullités.

Le droit des étrangers s’inscrit d’autant plus dans un régime dérogatoire, qu’il « confronte » un autre droit totalement dérogatoire : celui des législations anti-terroristes. On se souvient qu’en 1996, le législateur avait souhaité qualifier le délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d’un étranger d’acte de terrorisme lorsque cet acte était commis dans le but de troubler gravement l’ordre public... Le Conseil constitutionnel avait cependant estimé que l’appréciation du législateur avait méconnu les dispositions de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [5].

Néanmoins, la tentation demeure. C’est ainsi que dans une dépêche du 13 juin 2008, la garde des sceaux indiquait constater une convergence entre les mouvements terroristes et les mouvances anarcho-autonomes « à l’occasion de manifestations de soutien à des prisonniers ou à des étrangers en situation irrégulière ». Et s’il suffisait d’agiter le spectre de la menace terroriste pour justifier la mise en oeuvre de procédures de contrôles d’identité dans un cadre dérogatoire ?

Le glissement du droit des étrangers suscite des réactions citoyennes, comme ce professeur de philosophie qui apostrophe les policiers au cours d’un contrôle d’identité d’un « Je te vois Sarkozy » à la gare Saint-Charles de Marseille souhaitant ainsi dénoncer, par ce clin d’oeil, les pratiques en matière d’interpellation [6]. Mais ces réactions citoyennes elles-mêmes entraînent une raidissement des réactions policières. Le débat actuel sur le « délit de solidarité » et sur l’abrogation des dispositions de l’article L 622-1 du Ceseda [7] serait de nature à laisser espérer qu’après avoir été trop loin, dans un système dérogatoire, une pression de l’opinion publique permette enfin de revenir aux principes républicains. C’est tout ce que nous espérons.




Notes

[1Le gouvernement français a fait appel de cette décision maintenant soumise à la Grande Chambre.

[2Ministère de la justice, direction des affaires civiles et du sceau, cellule études et recherches - Le contentieux judiciaire des étrangers – Enquête statistique sur les décisions prononcées du 1er mai au 31 mai 2007 par les juges des libertés et de la détention et les cours d’appel statuant sur des demandes de prolongation du maintien en rétention ou en zone d’attente – janvier 2008.

[4Intervention du Syndicat de la magistrature devant la commission sur le cadre constitutionnel de la nouvelle politique d’immigration présidée par Pierre Mazeaud.

[5Conseil constitutionnel 16 juillet 1996 n° 96-377 DC.

[6Cent euros ont été requis par le ministère public à l’encontre de cet enseignant quinze mois après les faits. La peur du ridicule a finalement conduit les pouvoirs publics à abandonner l’affaire.

[7Art. L 622-1 du Ceseda : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 € […] »


Article extrait du n°81

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Dernier ajout : mardi 3 novembre 2015, 12:43
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