Article extrait du Plein droit n° 83, décembre 2009
« Codéveloppement : un marché de dupes »

Des accords léonins

Violaine Carrère et Monique Duval

Membre du Gisti ; ancien contrôleur du travail
Incorrigibles, les gouvernements se succèdent et réactivent toujours le même fantasme, celui de la « maîtrise des flux migratoires ». Les accords de « gestion concertée » des flux migratoires sont le nouvel outil au service de cette maîtrise rêvée… Se voulant une approche novatrice des politiques d’immigration, censée répondre aussi bien aux intérêts des pays de départ que d’arrivée de migrants, leur véritable enjeu est peut-être surtout l’élaboration d’un dispositif permettant à la France de réguler les migrations avec une totale souplesse.

Dans les années quatre-vingts, l’objectif principal des politiques visant à la fameuse « maîtrise des flux » était de limiter le nombre de migrants autorisés à entrer sur le territoire national. User de parcimonie dans la délivrance de visas et durcir les conditions d’octroi de titres de séjour semblaient des moyens nécessaires et suffisants pour parvenir à adapter l’arrivée de migrants à ce qui a été désigné par l’expression – jamais vraiment explicitée – de capacités d’accueil du pays. Mais, alors qu’au début de la décennie une grande opération de régularisation avait eu lieu, censée permettre de repartir de zéro, bien vite on a pu observer que la politique mise en œuvre n’empêchait pas des migrants de venir, et/ou de rester, et qu’au lieu de l’apurement escompté, elle créait des sans-papiers. La volonté de « maîtrise des flux » a par la suite conduit à se doter de toujours plus d’instruments, tant pour freiner les entrées irrégulières que pour empêcher le maintien sur le territoire des étrangers sans titre de séjour : surveillance accrue des frontières, multiplication des mesures d’éloignement, renforcement des moyens pour rendre effectives les décisions de reconduite à la frontière.

À la fin de la décennie quatre-vingt-dix, a germé l’idée d’impliquer les États d’où partent ces « flux », ainsi que ceux par où ils transitent, dans la fermeture des frontières nationales aux migrants indésirables. Mais pour amener ces États à jouer le rôle de garde-frontières pour le compte de la France, il fallait imaginer des contreparties qui rendent le deal acceptable. Les rapports de force entre les pays concernés et la France sont tels que la chose ne risquait pas d’être bien difficile, mais les gouvernements ont en général besoin de sauver la face... Peu à peu, on a trouvé. Les « accords de gestion concertée des flux migratoires », que la France a commencé à conclure à partir de 2006, comportent l’essentiel de ces trouvailles, qui se veulent une approche novatrice des politiques d’immigration.

Pour l’instant, neuf accords ont été conclus : avec le Sénégal en 2006, avec le Gabon, le Congo Brazzaville et le Bénin en 2007, avec la Tunisie, l’Ile Maurice et le Cap-Vert en 2008 et en 2009 avec le Burkina-Faso et le Cameroun. L’objectif fixé est de parvenir à la conclusion de sept nouveaux accords par an d’ici 2011. Des négociations sont en cours, notamment avec le Mali, Haïti, les Philippines, le Nigéria et l’Égypte.

Une communication d’août 2007 du ministre de l’immigration d’alors présentait ainsi le programme de signature de ces accords bilatéraux : « La concertation avec les principaux pays d’origine de l’immigration pour organiser avec eux la migration légale, la lutte contre l’immigration irrégulière et les actions de codéveloppement et d’aide au développement est, à terme, la principale réponse aux écarts de développement et de niveau de vie entre la France et ces pays ».

La logique qui sous-tend ces accords est en effet la suivante : les migrations naissent de l’écart de niveau de vie entre les pays du Nord et les pays du Sud. Si l’on travaille à faire diminuer ces écarts, on supprime les mobiles de l’exil et on résout ainsi le « problème » de l’immigration. De nombreuses études ont pourtant montré que les choses ne sont pas si simples, et que le développement, dans un premier temps au moins, au lieu de fixer les populations dans les régions concernées, est au contraire facteur de mobilité. Le ministre ne doit certainement pas l’ignorer. Mais l’idée semble tellement frappée au coin du bon sens qu’il sera facile d’y faire adhérer, manifestant ainsi que les responsables politiques ont la capacité, et la volonté, d’agir sur des phénomènes dont on sait bien par ailleurs qu’ils excèdent la puissance des gouvernants. Elle a en outre l’avantage d’afficher, aux yeux de l’opinion, une politique qui se soucie des intérêts des migrants, empreinte donc d’humanité ! Le verrouillage des frontières et la répression des exilés deviennent ainsi des pilules plus faciles à avaler.

Avec ces accords, la France se trouve parfaitement en phase avec l’Europe et avec la nouvelle orientation de la politique d’immigration telle qu’elle a été définie par les instances européennes dès le conseil de Tampere en 1999, où est apparu le concept de codéve-loppement en lien avec la migration. La France, surtout depuis qu’elle a décidé de favoriser une immigration dite « choisie », a d’ailleurs contribué fortement à promouvoir le principe d’accords conclus avec les pays tiers sous le signe d’un partenariat et du développement dit solidaire. C’est lors de la présidence française de l’Union européenne, en octobre 2008, qu’a été adopté le Pacte européen sur l’immigration et l’asile, qui préconise la création de « partenariats » entre les pays de l’Union et les pays d’origine ou de transit des migrants. Et c’est toujours sous la présidence française que s’est tenue, en novembre de la même année, une conférence euro-africaine sur la gestion concertée des flux migratoires entre les deux rives de la Méditerranée.

Mais de quelle « gestion concertée », de quels « partenariats » s’agit-il donc ? Quels sont en réalité les intérêts communs entre les pays d’Europe et les pays d’où partent les migrants ? Tout laisserait à penser que, justement, ces intérêts sont divergents ; quel profit y a-t-il en effet pour les pays du Sud à s’efforcer d’empêcher l’émigration ? Certes, les exodes vers le Nord privent ces pays de jeunes gens soit parmi les mieux formés, soit parmi les plus dynamiques, les plus capables en tous cas de contribuer à leur croissance économique, mais ils sont en même temps pour eux un apport de richesses que diverses institutions internationales évaluent à des niveaux non négligeables [1]. Quoi qu’on puisse dire de ces chiffres – nombre d’analystes insistent sur le caractère improductif des transferts de fonds ainsi réalisés du Nord vers le Sud – il est indéniable que les émigrés sont souvent les uniques vecteurs du développement de villages ou de quartiers déshérités, quand ils ne sont pas les garants de la survie même de familles entières. De ce fait, toute mesure visant à empêcher les candidats à l’émigration de partir n’est guère populaire dans les États où ces départs représentent l’unique espoir, pour nombre de citoyens, de « s’en sortir », d’accéder et de faire accéder leurs proches à un mieux-être matériel, à la scolarisation, à la formation professionnelle, ou à des soins de santé sinon hors de portée.

Malgré cela, un certain nombre d’accords ont été signés et on peut penser que l’objectif, figurant dans le projet de loi de finances pour 2010, de signer sept nouveaux accords par an d’ici 2011, sera lui aussi atteint. S’agit-il là d’actes courageux de la part de pays qui se résoudraient à conduire une politique impopulaire, parce qu’ils mesureraient combien freiner l’émigration leur serait bénéfique ? Ou bien les contreparties offertes par la France sont d’une nature et d’une ampleur telles qu’elles ont fait céder les gouvernements de ces pays ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut examiner de près le texte même des accords conclus.

Les accords dits de gestion concertée des flux migratoires proposés par la France à ces États qualifiés de « partenaires » sont tous structurés de la même façon : ils comprennent un volet sur l’organisation d’une migration légale, correspondant à la volonté française de favoriser l’immigration « choisie », un volet sur la lutte contre l’immigration irrégulière, et un volet sur ce qui est nommé « développement solidaire ».

Délivrance de laissez-passer

Le volet consacré à la lutte contre l’immigration irrégulière –qui devient, du point de vue de l’autre partie signataire, lutte contre l’émigration irrégulière – consiste d’une part en un appui fourni par la France pour empêcher les candidats à l’exil vers la France de franchir les frontières, et d’autre part, essentiellement en un engagement de la part de l’État signataire à réadmettre les personnes trouvées en situation irrégulière sur le territoire français, c’est-à-dire à délivrer, à la demande de la France, les laissez-passer consulaires qui permettront de les expulser. Ces clauses, qui portent tantôt sur le pays dont l’« expulsable » a la nationalité, tantôt sur le pays par lequel il a transité, soulèvent bien des inquiétudes : rien ne garantit en effet que des personnes ne risqueront pas d’être renvoyées vers un pays qu’elles ne connaissent pas, ou dans lequel elles n’ont jamais séjourné. Rien ne garantit non plus que l’État qui accepte la réadmission d’une personne va respecter ses droits et ne procèdera pas à son tour à son expulsion vers un pays où ses droits fondamentaux seront bafoués.

On a aujourd’hui l’expérience de pratiques similaires menées dans d’autres pays d’Europe, et des conséquences dramatiques qu’elles ont entraînées, par exemple l’Italie, qui a passé des accords de ce type avec la Libye, la Tunisie et l’Égypte, ou l’Espagne et son « plan Afrique » concernant des pays d’Afrique subsaharienne. Les conditions des renvois massifs que ces accords ont permis – longues détentions sans jugement, mauvais traitements, impossibilité d’avoir accès au droit d’asile, mineurs isolés subissant le même traitement que les adultes, etc. – ont maintes fois été dénoncées par des organisations de défense des droits de l’homme [2]. Faire de pays source d’immigration des sous-traitants de la fermeture des frontières, en leur demandant d’accepter de recevoir tous ceux dont un pays du Nord ne veut pas, ou plus, c’est évidemment priver les personnes concernées des droits que la réglementation de ce pays leur concède normalement.

Ces accords bilatéraux apparaissent ainsi en première analyse comme des textes léonins, par lesquels des États européens troquent l’acceptation de la réadmission contre d’une part une aide au développement, dite « co-développement » ou « développement solidaire », d’autre part une certaine circulation migratoire.

Il y aurait beaucoup à dire sur l’effectivité de l’aide au développement promise, de même d’ailleurs que sur ses mobiles et sur les objectifs qu’elle poursuit. L’assouplissement des règles pour l’entrée de ressortissants des États signataires semble a priori, lui, un bénéfice incontestable pour cet État, et ne pas mériter qu’on s’y attarde. Or, même sur ce point, le troc n’est peut-être pas autant qu’il y paraît à l’avantage des États signataires, et les clauses concernant les facilités de circulation peuvent faire s’interroger, autant que les clauses de réadmission, sur le caractère « concerté » de la gestion dont il est question et sur la parité des États parties dans leur négociation.

Ainsi, par exemple, la délivrance de cartes de séjour « compétences et talents » aux ressortissants de l’État signataire, ou la possibilité, pour les étudiants originaires de cet État, de se voir autoriser l’accès au travail salarié à l’issue de leurs études sont présentées comme des privilèges réservés à ces États.

Un profond mépris

Si, concernant les étudiants, les avancées sont certes effectives, puisque les accords élargissent les conditions d’accès à une autorisation de travail, pour la carte « compétences et talents », en revanche, les conditions de délivrance ressortent... du droit commun ouvert à l’ensemble des étrangers non-européens ! Donner comme une faveur spéciale des droits d’ores et déjà ouverts à tous est la marque d’un savoir-faire consommé de la part des négociateurs français. C’est le signe d’un profond mépris, de la part du gouvernement français, envers celui avec qui se font ces négociations, lequel manifeste de son côté son ignorance du droit français et son peu de souci de mesurer l’effectivité des privilèges mentionnés dans l’accord qu’il signe.

Les difficultés rencontrées pour obtenir un visa pour la France comme pour d’autres pays européens, de même, sont un motif de récrimination largement partagé dans les pays avec lesquels la France a signé ou envisage de signer un accord, d’où la présence de clauses garantissant la facilitation de délivrance de visas à certaines catégories de migrants potentiels. Mais, à travers la satisfaction d’une revendication ancienne et récurrente, on en profite pour « cibler » ceux qui profiteront de cet assouplissement : le plus souvent, il s’agit des responsables d’entreprise et des commerciaux, des personnes travaillant dans l’import-export, des scientifiques ou intellectuels, des sportifs de haut niveau, même si sont également mentionnées, dans presque tous les accords, les personnes désireuses d’effectuer une visite privée, ou ayant besoin de recevoir des soins en France.

Ces exemples montrent bien comment ces accords constituent un outil de plus pour la mise en place, par la France, de sa politique d’immigration « choisie ». Certes, figurent en annexe les listes de métiers ouverts aux ressortissants de l’État signataire, c’est-à-dire pour lesquels, selon la formule consacrée, la situation de l’emploi ne sera plus opposable à ceux qui veulent venir en France. Autrement dit, une personne ayant les qualifications et l’expérience requises pour exercer l’un des métiers pourra se voir accorder une autorisation d’entrée en France et un titre de séjour. Cependant, ces listes de métiers sont différentes d’un pays signataire à l’autre (9 métiers ouverts pour le Gabon, 108 pour le Sénégal, 76 pour la Tunisie...), des quotas sont souvent institués dont l’ampleur varie selon les accords (tantôt on promet de délivrer 1000 cartes de séjour par an, tantôt 3500...), et parfois le titre de séjour délivré n’est pas le même (il s’agit la plupart du temps de cartes de séjour temporaire mention « salarié », donc d’une durée d’un an et renouvelables si l’intéressé conserve l’emploi, mais pour les ressortissants de l’île Maurice, par exemple, il est prévu que soient accordés des visas de long séjour pour 15 mois, renou-velables une seule fois...).

D’autre part, dans certains des accords – ceux qui prévoient les listes de métiers les plus étendues – est fixé le nombre d’étrangers admis dans le cadre de cette procédure dite d’« introduction » de travailleurs en France. Alors que la mise en place de quotas d’immigration avait fait l’objet d’importantes réserves de la part de la commission Mazeaud, chargée, en 2008, par Brice Hortefeux de donner un avis sur la question, on voit réapparaître en douce ces fameux quotas, utilisés dans plusieurs des pays d’immigration mais face auxquels la France avait plutôt marqué jusqu’à présent de la frilosité. Avantage collatéral des accords de gestion concertée des flux migratoires, donc : on met en place des quotas en s’épargnant de l’afficher, et de risquer de faire bondir les opposants à cette pratique.

Tout ceci éclaire en tous cas d’un jour particulier le concept d’« immigration choisie », cher à Nicolas Sarkozy. Le concept reposait, disait-on, sur le pragmatisme consistant à adapter l’accueil d’immigrés aux besoins de l’économie nationale. Or, l’analyse des accords signés ne peut que faire douter de ce mobile affiché. Pourquoi, si des métiers sont « en tension » et qu’il est nécessaire de faire appel à des étrangers pour pallier des pénuries de main-d’œuvre en France, ceux qui sont ouverts aujourd’hui aux ressortissants des pays de l’UE en période transitoire ne le seraient-ils pas à tous les étrangers ? En quoi les besoins de l’économie française différent-ils selon qu’il s’agit de Gabonais ou de Sénégalais ? Ou qu’un accord est signé en octobre ou en novembre de la même année ?

Le véritable enjeu des accords de gestion concertée des flux migratoires, au final, semble bien l’élaboration d’un dispositif qui permet de réguler les migrations –en tous cas les migrations légales – avec une totale souplesse. Et l’argument des besoins de l’économie n’est là que comme leurre. Éventuellement, la France pourra accorder davantage, pour récompenser du bon comportement de l’autre État partie, ou bien revenir sur des engagements, pour punir un État récalcitrant... Éventuellement, elle pourra décider de favoriser à telle ou telle place sur le marché du travail telle région du monde, les personnes de telle couleur de peau, ou de telle religion.

Au final, ce que le droit du travail interdit dans les procédures de recrutement – préférer un homme à une femme, un Blanc à un Noir, etc. – l’entreprise France s’autorise à le faire pour ses recrutements d’immigrés.




Notes

[1Cf. par exemple le rapport 2009 du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement), Lever les barrières : mobilité et développement humains. Le PNUD estime que « dans de nombreux pays, l’argent envoyé par les migrants dépasse l’aide officielle ».

[2Voir à ce sujet le site de Migreurop www.migreurop.org, ou le rapport publié en juillet 2008 par Amnesty International : « Mauritanie : “Personne ne veut de nous”, arrestations et expulsions collectives de migrants interdits en Europe ».


Article extrait du n°83

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Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 17:47
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