Article extrait du Plein droit n° 75, décembre 2007
« Femmes, étrangers : des causes concurrentes ? »

Une (in)visibilité multiforme

Mirjana Morokvasic et Christine Catarino

Directrice de recherche au CNRS, ISP (Institut des Sciences sociales du Politique), Université Paris X-Nanterre ; Chercheure associée à l’ISP, Université Paris X-Nanterre
La visibilité des femmes immigrées n’est pas corrélée à leur présence : bien qu’elles aient toujours pris part aux migrations européennes, il a fallu longtemps pour les voir et plus longtemps encore pour commencer à les reconnaître comme des protagonistes à part entière des migrations. Aujourd’hui encore, l’invisibilité ou l’invisibilisation construit l’absence là où la présence est pourtant avérée. On peut s’interroger sur la place du droit et plus généralement des politiques publiques dans ces phénomènes.

Les femmes représentent environ la moitié des migrants récemment arrivés dans les États membres de l’Union européenne, elles sont même majoritaires dans certains pays et courants migratoires [1]. La migration de femmes seules se développe, y compris dans des flux migratoires traditionnellement dominés par les hommes ; de plus en plus souvent primo-migrantes, elles peuvent être les pourvoyeurs économiques de leurs familles restées au pays. En effet, le vieillissement de la population, l’augmentation des niveaux de vie et des taux d’activité féminins, les carences des politiques publiques dans la prise en charge des enfants et des personnes âgées ont créé une porte d’entrée pour les femmes immigrées sur le marché du travail des pays de l’UE. Être femme devient même un atout. La nécessité de développer les activités de services à la personne et/ou de combler les déficits de main-d’oeuvre dans ces secteurs a été placée à l’ordre du jour quasiment partout : politiques d’incitation fiscale et sociale en France et en Allemagne, régularisations massives dans les pays de l’Europe du Sud et intégration de l’emploi domestique dans les quotas de travailleurs immigrés comme en Espagne, en Italie et, même, au Portugal, traitement préférentiel des employées domestiques auxquelles on attribue des titres de séjour plus longs comme en Italie.

Malgré tout, la figure emblématique de l’immigré utile prévalant dans les discours des pays de l’UE demeure l’homme, de préférence hautement qualifié et spécialisé dans les technologies de l’information. Dans ce modèle éculé de l’homme pourvoyeur de ressources, la femme est reléguée au statut de dépendante économique, son immigration est « subie », et son impact économique invisible.

Certes, des modes d’invisibilisation sont à l’oeuvre dans les secteurs vers lesquels se dirigent les femmes immigrées. Les appellations de ces emplois renvoient à l’aide ou à l’assistance [2] plutôt qu’à l’activité économique, ce qui constitue parfois une réponse aux résistances corporatistes des professionnelles autochtones comme en Allemagne [3]. L’emploi y est souvent atypique et précaire, celles qui l’exercent sont donc privées de certains droits. Très souvent, le travail non déclaré demeure la seule possibilité : c’est l’offre dans l’économie souterraine – comme en Italie – qui comble l’écart entre les quotas et les besoins de main-d’oeuvre réels. Il importe de comprendre comment s’opèrent les mécanismes d’invisibilisation des femmes immigrées en analysant les effets des politiques publiques d’emploi et de retour à l’emploi mais aussi des politiques migratoires ou d’intégration. Comme le dit Danièle Lochak, « Il y a ceux dont le droit ne se saisit pas, qu’il ignore, et ceux qu’il contribue à rendre socialement “invisibles” en produisant de l’exclusion ou en renforçant une exclusion préexistante » [4].

Mises à l’écart

Dans les pays de l’UE, avec les mesures visant à inciter au retour ou au maintien dans l’emploi (« valorisation du travail »), l’introduction ou le renforcement de la flexibilité du travail et la prolifération des emplois atypiques, à durée déterminée ou de courte durée, assortis de droits minorés, l’approche du marché de travail est de plus en plus empreinte de néolibéralisme et d’utilitarisme. En matière de politiques migratoires, cela se traduit par le tri des immigrés pour n’attirer que les plus qualifiés. Des mesures prétendument neutres peuvent avoir des effets sexués. Le Programme pour les immigrés hautement qualifiés, introduit au Royaume-Uni en 2002 et intégré dans le nouveau système d’immigration à points, fait reposer la sélection sur le statut dans l’emploi, la qualification et les précédentes rémunérations. Ces critères favorisent la migration masculine : surreprésentés parmi les personnels d’encadrement, avec moins de ruptures de carrière et donc plus d’années d’expérience professionnelle, les hommes ont en outre des rémunérations plus élevées.

En France, les conditions d’éligibilité à l’assurance-chômage se sont faites plus restrictives avec la réduction des durées d’indemnisation et l’allongement de la durée minimum d’affiliation. Ce qui ne peut que pénaliser les populations immigrées et plus spécifiquement les femmes immigrées/étrangères qui, surreprésentées dans des activités marquées par le sousemploi comme le nettoyage, l’entretien ménager ou le gardiennage, ont de ce fait plus de difficultés à se constituer des droits d’indemnisation.

Ailleurs, des actions ciblées n’atteignent pas les femmes immigrées dont la plupart travaillent dans le secteur informel (service domestique, agriculture ou tourisme). En Grèce par exemple, les femmes immigrées sont exclues des mesures dont l’objectif est de favoriser le retour à l’emploi de personnes éloignées du marché du travail pour cause de responsabilités familiales (mères célibataires, personnes invalides, parents au chômage ayant la charge d’une famille nombreuse, etc.). Des approches contradictoires et un manque de coordination entre les politiques générales et celles visant spécifiquement les immigrés finissent par priver les migrantes de certains droits.

Dans le cadre de la flexibilisation du travail, l’accent est mis sur la mobilité ou la circulation des travailleurs impulsées par les politiques publiques comme au Royaume-Uni ou en Allemagne, par des régularisations sélectives et non définitives ou encore par l’octroi de documents ouvrant droit à des séjours temporaires. Ces modalités de contrôle/gestion de la mobilité ne vont pas sans créer d’effets en matière d’intégration – intégration pourtant placée au coeur des politiques d’immigration.

En Allemagne, par exemple, les législations relatives à l’emploi et à la migration créent les conditions de l’exclusion des immigré(e)s ressortissant(e)s des pays tiers. Dans ce pays, où le service domestique est notamment assuré par des femmes qui mettent en place un système de rotation (ne dépassant pas trois mois, la durée de leur visa ou de l’autorisation de séjour touristique) afin de ne pas sombrer dans l’illégalité et de pouvoir prendre en charge les tâches reproductives dans leur pays d’origine, des mesures ont été prises pour résorber le travail non déclaré, notamment pour les emplois relevant de « geringfügige Beschäftigung », c’est-à-dire d’un « emploi mineur » à savoir quelques heures de travail par semaine pour un revenu ne dépassant pas quatre cents euros mensuels. Des mesures fiscales et une baisse des charges sociales visent à inciter les employeurs à déclarer leur(s) employé(e)s.

En outre, le programme de recrutement des employées de maison et de soins des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) prévoit un titre de séjour temporaire ne pouvant excéder trois ans, non renouvelable immédiatement. Les détenteurs de ces permis ne bénéficieront pas de l’assurance-chômage puisqu’ils/ elles sont supposé(e)s quitter le territoire à la fin de leur contrat. De même, les formations dispensées par l’Office fédéral et visant à faciliter l’intégration (formation civique, connaissance du monde du travail) ne sont pas ouvertes aux femmes recrutées par l’Agence pour l’emploi pour travailler dans les services à la personne du fait de leur présence temporaire sur le territoire.

La criminalisation de la prostitution

En France, sous prétexte d’enrayer la progression de certaines formes de criminalité et d’assurer la tranquillité et la sécurité des riverains, la loi pour la sécurité intérieure de 2003 et la pénalisation du racolage passif visent et répriment les femmes ou les hommes s’adonnant à la prostitution de rue. Contraintes de se replier dans les périphéries des villes, d’exercer dans des lieux chaque fois plus reculés où leur vulnérabilité par rapport aux clients et souteneurs s’accroît, ces personnes sont privées du suivi des associations d’aide aux prostitué(e)s et acculées à une certaine invisibilité sociale. Cette « criminalisation » affecte d’autant plus les prostituées étrangères qu’elles peuvent se voir retirer leur titre de séjour dès lors qu’elles sont passibles de poursuites pénales pour délit de racolage. La lutte contre la criminalité s’opère au détriment de ces femmes reléguées au rôle de délinquantes et qui n’ont la possibilité d’obtenir une autorisation provisoire de séjour qu’en déposant une plainte ou leur témoignage dans le cadre des procès intentés contre leur(s) proxénète(s) [5].

Au Royaume-Uni, une focalisation sur l’aspect sécuritaire et la protection publique a généré des mesures plus restrictives contre la prostitution de rue. On y observe un glissement de l’argumentation protectrice – protéger les citoyens de l’exposition aux conduites « répréhensibles » au nom de l’ordre public et de la moralité – vers des arguments sécuritaires ayant trait à la lutte contre le crime organisé ou la menace terroriste. En Espagne, de nombreuses activités liées à la prostitution ont été décriminalisées par le nouveau code de 1995. La prostitution de rue, qui absorbe les étrangères supposées troubler l’ordre public, demeure la cible privilégiée des opérations policières. Les autorités locales tâchent de circonscrire les activités prostitutionnelles dans des espaces privés moins visibles.

Dans les pays où la prostitution est réglementée et considérée comme une profession (Allemagne, Grèce, Chypre), l’impact de la législation sur les étrangères est pervers. En Allemagne, par exemple, les autorités locales usent de leur droit d’interdire ou d’autoriser la prostitution selon les endroits, et traquent ainsi les étrangères en situation irrégulière. À Chypre et en Grèce, les jeunes femmes de l’Est, recrutées comme danseuses ou artistes sont, dans leur travail, souvent contraintes à la prostitution, activité qui leur est interdite ou rendue difficile à exercer dans un cadre légal. C’est ainsi la législation elle-même qui les rend illégales et de ce fait invisibles.

Les femmes prostituées étrangères risquent donc souvent de se trouver dans une catégorie de personnes à réprimer : celles qui travaillent comme prostituées sans y être autorisées ou qui, faute de papiers en règle, sont reconductibles à la frontière, ou encore qui encourent des poursuites pénales pour racolage passif. Le fait, pour des femmes, d’être appréhendées comme victimes (de la traite), donc visibilisées en tant que telles ne les place pas à l’abri de cette répression – ou alors sous certaines conditions et de manière temporaire (autorisation temporaire de séjour si elles acceptent de témoigner). Milena Jaksic montre comment la victime idéale est constituée (notamment par les associations de défense des prostituées), instrumentalisée (vraie ou fausse victime, suspecte ou acceptant de collaborer, victime-coupable transformée en victimetémoin) et enfin absente, occultée comme « victime de la traite » dans la procédure judiciaire [6].

Le discours sur le droit des femmes a des effets paradoxaux en matière d’intégration des femmes immigrées. Les persécutions liées au genre sont désormais reconnues comme donnant droit à l’asile, en Allemagne et en Suède par exemple. En Allemagne, l’accès des conjoints (dont de nombreuses femmes) à un titre de séjour autonome a été facilité. D’un autre côté, au nom de la défense des droits des femmes, la polarisation du discours sur les mariages forcés, la violence conjugale, le trafic des femmes a servi de terreau à des politiques d’intégration glissant vers un assimilationnisme culturel.

En France, la législation, les mesures politiques, les débats publics ciblant explicitement les femmes immigrées ont contribué à la racialisation des violences sexistes. Le débat sur le voile ou la focalisation sur la violence envers les femmes dans les banlieues participent de ce processus [7]. La visibilité des femmes immigrées ne tient donc pas tant à leur activité économique qu’au rapport moral que le corps social entretient à leur égard, à leur statut de victime et à leur maintien dans ce statut. Même tendance en Suède où, suite à deux cas de meurtres d’honneur et sous couvert d’un discours protecteur, des voix se sont élevées pour réclamer l’instauration d’un certificat de « valeurs suédoises », à l’instar du respect des « valeurs françaises » prévu par le contrat républicain d’intégration – contrat qui sous-tend, entre autres, l’égalité entre hommes et femmes supposée réalisée en France. Toutefois, en refusant de retenir les explications culturalistes des crimes à l’origine des débats, les autorités suédoises ont pu esquiver le piège néoassimilationiste et n’ont pas institué le certificat en question.

En Allemagne, le discours sur les droits des femmes a eu un impact sur la restriction de la migration et l’expulsion de femmes immigrées sans papiers. La loi visant à combattre le trafic des femmes et la prostitution forcée est devenue un instrument de combat de l’immigration irrégulière. Les femmes ne sont autorisées à se maintenir en Allemagne que le temps de leur témoignage lors des procès intentés contre leur proxénète. Les victimes sont donc utilisées au gré des besoins de la lutte contre la criminalité et la migration illégale. Dans le même temps, certaines associations de prostituées allemandes, solidaires des étrangères, revendiquent pour celles-ci les mêmes droits ainsi que la libre circulation au sein de l’UE.

Travailleuses invisibles, victimes visibles

En France, sous le coup des récentes lois d’immigration (2003, 2006), la dépendance des personnes immigrées au statut juridique dérivé (en tant que conjoints) s’est aggravée. Ainsi observe-t-on un allongement des délais nécessaires à l’obtention ou au maintien d’un titre de séjour pour regroupement familial, en tant que conjoint de Français ou à l’acquisition de la nationalité française par mariage. En France, au Royaume-Uni ou en Allemagne, la seule dérogation possible est, dans une certaine mesure, de faire valoir la reconnaissance de la violence domestique, difficile à prouver et dont on sait qu’elle ne fait pas toujours l’objet de plaintes.

En France, c’est l’acception même de la « communauté de vie » et plus généralement, c’est une conception de la famille et des liens conjugaux désuète, éloignée des réalités sociales qu’il faut critiquer (absence de regroupement familial en dehors du mariage, nécessité d’une cohabitation qui n’est plus de mise pour une partie des couples français). Le Comité contre la double violence [8] a attiré l’attention sur les nombreux abus perpétrés par des hommes qui profitent de cette dépendance pour invoquer des mariages blancs et obtenir le renvoi de leur conjointe ou qui refusent d’effectuer les démarches administratives permettant la régularisation de leur situation.

Qu’on ne voie pas les femmes immigrées parce qu’elles sont considérées comme trop marginales (comme c’était le cas dans les migrations de travail des années 60), parce qu’elles ne s’insèrent pas ou ne sont pas insérées dans les catégories prévues par les politiques publiques, parce qu’elles passent inaperçues dans des secteurs qui pourtant ne peuvent se passer d’elles, ou parce que leur visibilité dérange (comme en matière de prostitution de rue), cette (in)visibilité multiforme produit différentes formes d’exclusion et les renforce. La relégation dans le statut de salariée précaire dans des activités dévalorisées aux droits minorés, constitue une voie d’accès au séjour marginalisante et elle-même invisibilisante.

La visibilité des femmes immigrées ne tient donc pas tant à leur activité économique qu’au rapport moral que le corps social entretient à leur égard, à leur statut de victime et à leur maintien dans ce statut. Qu’il s’agisse de victimes de violences conjugales et plus généralement des inégalités et des traditions attribuées à leurs origines, de la traite et des réseaux prostitutionnels, c’est aussi par le statut de victime, qui donc leur confère, au moins ponctuellement, une certaine visibilité, qu’on leur fait miroiter l’obtention d’une autorisation de séjour ou son renouvellement (le plus souvent d’ailleurs temporaire et assortie de conditions).

Ce texte s’appuie sur les travaux de notre recherche trans-européenne en cours FeMiPol




Notes

[1Latino-américaines en Espagne, ressortissantes des pays de l’Est en Allemagne, en Italie, France ou Royaume-Uni, Philippines ou Sri Lankaises à Chypre ou en Italie.

[2Aide ménagère, assistante maternelle, domestic helper, Haushaltshilfe, assistenza ou collaborazione familiare sont parmi quelques appellations officielles en France et dans les pays voisins.

[3Les étrangères recrutées comme personnel de soins aux personnes âgées et dépendantes sont officiellement catégorisées comme « aides à domicile » et non comme « Pflegekräfte », signalant aux syndicats qu’il ne s’agit pas de professionnelles.

[4Danièle Lochak (2006) « (In)visibilité sociale, (in)visibilité juridique » in Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard, La France invisible. Paris : La Découverte, p. 499.

[5Voir dans ce numéro de Plein droit l’article de Johanne Vernier : « Victimes de la traite : étrangères avant tout », p. 19.

[6Jaksic Milena, « De la victime idéale de la traite des êtres humains à la victime coupable. La production sociale d’une absence », à paraître dans Cahiers internationaux de sociologie.

[7Voir dans ce numéro de Plein droit l’article de Sylvie Tissot : « Bilan d’un féminisme d’État ».

[8Comité d’action interassociatif Droit des femmes, droit au séjour, contre la double violence, Femmes et étrangères : contre la double violence. Témoignages et analyses, Paris, 2004, 148 p.


Article extrait du n°75

→ Commander la publication papier ou l'ebook
S'abonner

[retour en haut de page]

Dernier ajout : lundi 7 avril 2014, 17:17
URL de cette page : www.gisti.org/article1074