Article extrait du Plein droit n° 144, mars 2025
« Nationalité : distinguer pour évincer »
La nationalité, entre contingences et ségrégation
Karine Parrot
Professeure de droit à l’Université de Cergy-Pontoise, membre du Gisti
Les règles de droit fonctionnent en découpant le monde sensible en catégories juridiques abstraites et désincarnées. Ainsi, « en droit », la petite cabane au bord de la rivière devient un « bien immobilier », l’adolescent un peu perdu, « un mineur » (ou « un majeur » s’il vient d’un pays pauvre sans autorisation de séjour) et, via la nationalité française, les humains peuvent être catégorisés comme « Français » ou comme « étrangers ». Si cette nationalité apparaît aujourd’hui comme un élément incontournable de l’identification des personnes, il s’agit pourtant d’un concept juridique relativement récent. Bien sûr, la figure de l’étranger, considéré comme l’individu extérieur au clan, existe certainement depuis que les humains s’organisent en groupes, mais il faut attendre le xixe siècle pour que l’État français établisse des règles précises permettant d’assigner à une personne la qualité juridique de Français et que naisse ainsi la nationalité française.
D’abord, pendant une grande partie du Moyen Âge, la qualité de « sujet du roi de France » est discutée exclusivement à l’occasion des litiges successoraux. Pour éviter que les richesses ne quittent le Royaume, les juges décident que seules les personnes nées et résidant sur son territoire doivent être considérées comme sujets du roi, aptes à transmettre leur patrimoine (les autres, nées à l’étranger, sont spoliées à leur décès au profit du roi ou du seigneur local, c’est le fameux droit d’aubaine). Une première définition de l’ancêtre du Français se fait donc jour, jurisprudentielle et pragmatique, tandis que, dans la vie courante des campagnes, l’étranger continue d’être celui qui vient d’une autre vallée.
La période révolutionnaire va transformer radicalement la communauté politique et, avec elle, la figure du Français. D’une part, le droit d’aubaine qui visait les étrangers est aboli à la fois comme symbole de l’arbitraire royal et dans l’idée que tous les hommes ont les mêmes droits civils. Mais, surtout, les Français cessent d’être des « sujets du roi », ils deviennent des citoyens. Plus encore, ils sont décrits comme « l’universalité des citoyens français » formant le peuple souverain, et les constitutions qui se succèdent s’emploient chacune à définir non pas le « Français » mais le « citoyen français », la personne titulaire des nouveaux droits politiques. À ce titre, l’étranger qui s’installe en France et prête le serment civique (le serment révolutionnaire) rejoint le peuple français et peut désigner des représentants à l’assemblée législative. La Constitution montagnarde de 1793 prévoit ainsi que tout étranger domicilié en France depuis une année, qui « y vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une Française ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard », est automatiquement reconnu citoyen français. (On est loin de la citoyenneté européenne qui se négocie en euros [1].)
La parenthèse se referme assez vite avec l’entrée en vigueur du code civil des Français, le « code Napoléon », qui vide la catégorie de Français de sa dimension politique émancipatrice et pose les prémices de la nationalité moderne. D’abord, le citoyen (rapidement envoyé aux oubliettes) et le Français sont définis dans des textes distincts. Ensuite, c’est par la filiation (paternelle, bien sûr) que l’on acquiert la qualité de Français : « Est français l’enfant né d’un père français. » Le « droit du sang », comme on l’appelle, est consacré et vient supplanter le critère de la résidence – le « droit du sol » – utilisé sous l’Ancien Régime et choisi par les révolutionnaires [2].
Utiliser la filiation pour caractériser au premier chef le lien entre l’individu et l’État, c’est à la fois en faire un lien familial, une petite affaire privée, et un privilège de naissance. Si arriéré qu’il paraisse, ce critère de la filiation figure toujours dans la loi : « Est français l’enfant dont l’un des parents au moins est français » (code civil, art. 18). Et ce « droit du sang » n’a pas eu pour seul effet de neutraliser la dimension politique de la nationalité française, il permet en outre de la présenter comme un attribut de la personne humaine, une sorte de qualité qui coulerait dans les veines. C’est sur ce genre de conception biologique de la nationalité que fleurissent au xxe siècle les thèses les plus ouvertement racistes, comme celle de René Martial, professeur de médecine à la faculté de Paris, qui, en 1934, dans un ouvrage primé par l’Académie française, propose de sélectionner les étrangers admis à travailler en France suivant un « indice biochimique » évaluant leur degré d’affinité sanguine avec les Français. Sans aller nécessairement jusqu’au racisme scientifique, l’idéologie charriée par cette nationalité rattache les individus à leur lignage, à leur origine. Elle légitime durablement les discours ségrégationnistes qui décrivent la nation comme un club fermé, une famille à protéger.
Ainsi, en 1889, la loi vient figer les conditions de fonctionnement du « droit du sol » : elle conforte le système mis en place par la loi de 1851 qui dispose qu’est Français·e de naissance celle ou celui qui naît sur le territoire français d’un parent lui-même né sur le sol français – c’est le fameux « double droit du sol » –, tandis que l’enfant simplement né en France de parents étrangers devient Français de plein droit à sa majorité [3]. C’est en particulier à cette dernière règle, qui vise celles et ceux que l’on nomme parfois « les immigré·es de la seconde génération », que la droite va s’attaquer en 1993, puis de nouveau en 2024.
« Le droit français de la nationalité est au service de la nation française dont la pérennité postule le rejet d’une société multiculturelle, le maintien d’une communauté de culture », expliquait ainsi, en 1993, le ministre de l’intérieur Charles Pasqua, au soutien d’un texte de loi qui a entériné l’entrée du thème de l’identité nationale dans le débat politique. Avec cette loi du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité, la droite porte une lourde charge contre le « droit du sol » qui, au cours du xixe siècle, s’était fait une place importante dans le droit français de la nationalité.
Le « droit du sol » dans le viseur
Dans la proposition de loi initiale du Rassemblement pour la République (RPR) de juillet 1986, il était prévu de supprimer totalement le « droit du sol ». Pour le député Pierre Mazeaud – qui deviendra membre, puis président du Conseil constitutionnel – le « droit du sol », institué pour augmenter le contingent de soldats, aurait perdu son utilité. Il aurait aussi perdu sa « justification » car, toujours selon Pierre Mazeaud, d’une part la nationalité doit « résulter d’une véritable adhésion », d’autre part la France n’aurait plus, pour des raisons économiques et démographiques, la même capacité d’assimilation qu’autrefois.
Si le texte finalement adopté en 1993 [4] laisse subsister le « double droit du sol », les jeunes nés en France ne deviennent plus automatiquement français à leur majorité mais doivent souscrire une déclaration de volonté. Les débats parlementaires sont un pot-pourri d’arguments fallacieux : il faudrait « mieux respecter les aspirations des diverses communautés étrangères implantées sur notre sol en vue de garder leur identité nationale et culturelle » et éviter d’intégrer dans la communauté française « des personnes qui ne le souhaitent pas réellement ». L’essentiel de la charge porte sur l’automaticité du processus : la nation existe par le consentement de celles et ceux qui la composent, devenir Français devrait donc être un acte de volonté. On apprend également que l’intégration des personnes étrangères sera d’autant plus aisée que l’identité nationale sera forte et stimulée par cet acte de volonté. Mais alors pourquoi ne pas exiger des enfants de Français qui sont nés et qui vivent à l’étranger qu’ils et elles manifestent leur volonté d’être français·es ?
La loi est votée concomitamment à deux autres textes, l’un sur les contrôles d’identité, l’autre sur « la maîtrise de l’immigration », ce qui favorise l’instrumentalisation du droit de la nationalité au profit de la politique migratoire. Cela dit, cette instrumentalisation n’est pas chose nouvelle ; depuis qu’il existe, le droit de la nationalité est au service d’objectifs étatiques primaires : repeupler, coloniser, déporter, précariser, stigmatiser.
Repeupler, coloniser, déporter, stigmatiser
Dans l’entre-deux-guerres, la classe politique unanime veut combattre la dépopulation considérée comme un mal terrible et fait adopter une loi pour « augmenter la population nationale ». La loi de 1927 libéralise l’accès à la naturalisation, de sorte que des milliers de travailleurs étrangers, fraîchement importés par l’État et les patrons depuis la Pologne, l’Italie ou la Tchécoslovaquie, comme les réfugiés – Russes, Arméniens, Allemands, Autrichiens, Espagnols – deviennent éligibles à la nationalité française après seulement trois années passées en France. L’État naturalise allègrement, malgré l’arrivée du chômage, des thèses racialistes et des critiques virulentes contre ces « naturalisations scandaleuses [5] ». À la veille de la guerre, la machine à produire du Français tourne de nouveau à plein régime ; cette fois, ce sont les rangs de l’armée qu’il s’agit de pourvoir.
Pour illustrer la manière dont l’État instrumentalise la nationalité française, on pourrait montrer comment aujourd’hui encore il s’acharne contre des anciens colonisés devenus Français après les déclarations d’indépendance pour empêcher qu’ils ne transmettent leur nationalité aux enfants nés au pays. Après une vie passée à travailler en France, ces vieux immigrés comptaient bien leur en faire cadeau et leur conférer ainsi un droit au séjour permanent en France. Mais c’était sans compter avec les tracasseries liées à la preuve de l’état civil qui « s’impose comme l’obstacle majeur pour la reconnaissance ou l’acquisition de [la] nationalité française [6] ». C’était sans compter non plus avec la mesquinerie et le racisme des juges de la Cour de cassation qui ont élaboré une règle de preuve ubuesque pour ressusciter une nationalité au rabais, une nationalité française non transmissible par la filiation [7]... On pourrait décrire aussi le patriarcat dont les règles d’attribution de la nationalité française ont été clairement le vecteur jusqu’en 1973, puisque la femme mariée a longtemps « suivi la condition juridique de son mari ». Et cela, même si l’automaticité de l’acquisition de la nationalité pour les étrangères épousant un Français suscite déjà, dans l’entre-deux-guerres, beaucoup de méfiance à l’encontre de celles qui contracteraient « un mariage de pure forme dans le seul but de tenir en échec des mesures de police ou de surveillance [8] ».
Certain·es ont beau présenter la nationalité comme un lien fort entre l’État et l’individu, un élément qui relèverait de l’identité profonde de chacun·e et dessinerait ainsi une véritable communauté nationale, l’histoire montre qu’elle est d’abord un outil forgé par l’État pour fournir de la chair à canon, discipliner les travailleurs, assujettir et humilier les colonisés, réguler l’immigration, bref, gérer les populations.
Des pratiques administratives racistes et anti-pauvres
Et la période contemporaine ne vient pas démentir l’analyse. Depuis les années 1990, l’objectif de lutte contre l’immigration est venu contaminer le droit de la nationalité et en restreindre toutes les voies d’accès, et prioritairement l’acquisition par mariage et la naturalisation. Alors que, sous l’empire de la loi de 1973, la personne qui épousait un ou une Française pouvait immédiatement devenir française, elle doit désormais attendre quatre années et apporter des preuves tangibles que le couple mixte file toujours le parfait amour. S’il soupçonne une fraude, le ministère public peut à tout moment chercher à faire tomber la nationalité française acquise par mariage. C’est que l’étranger – et surtout l’étranger pauvre – est toujours soupçonné, par les textes et les agents de l’administration, d’être un fraudeur.
En matière de naturalisation, la condition d’« assimilation à la communauté française », posée en 1945 et jamais remise en cause depuis, sert de fondement aux pratiques institutionnelles les plus ouvertement racistes. Dans certaines préfectures, il est arrivé que des femmes portant le hijab soient priées de le retirer en vue de l’entretien individuel d’assimilation, le refus valant défaut d’assimilation. Plus généralement, les personnes de culture ou de religion musulmanes (ou supposées telles) sont systématiquement soupçonnées d’être mal assimilées.
Mais, au-delà des motivations racistes induites par la condition légale d’assimilation, la grande majorité des refus de naturalisation sont motivés par « l’absence de ressources stables et suffisantes » des aspirant·es. Alors même que cette condition de richesse ne figure nulle part dans la loi, l’administration et le Conseil d’État ont décrété que, pour être naturalisé français, il fallait justifier d’une bonne « insertion professionnelle ». Cela permet d’exclure beaucoup de vieux travailleurs immigrés arrivés dans les années 1960 et qui, pour avoir travaillé sans être déclarés ou pour des salaires de misère, vivent aujourd’hui avec le minimum vieillesse. Cette exigence écarte aussi une bonne partie des personnes inaptes au travail ; elle évince, d’une manière générale, les chômeurs, les précaires, les intermittents du spectacle, celles et ceux qui enchaînent les CDD, les contractuel·les de la fonction publique qui n’ont pas accès au statut de fonctionnaire précisément car ils et elles ne sont pas français·es… Bref, le bon Français est blanc et de culture catholique, il est de préférence salarié et il doit être en bonne santé.
Il faut se plonger dans la lecture des décisions préfectorales de refus pour comprendre le dispositif d’humiliation à l’œuvre. Untel n’a « pas été en mesure de donner une définition acceptable de la laïcité et de la démocratie » lors de son entretien en préfecture ; une autre « ne travaille que 30 heures par semaine, ce qui ne lui donne pas une autonomie matérielle suffisante », une autre encore « n’a pas su expliquer pour quelle raison elle souhaitait devenir française »...
Pourtant, c’est très simple, si certaines personnes qui vivent en France souhaitent devenir françaises, c’est pour se soustraire définitivement aux exigences d’une administration brutale et structurellement raciste, pour vivre sans redouter d’être un jour chassées pour avoir perdu son travail ou son mari français. Comment admettre que certain·es reçoivent automatiquement cette nationalité française de leur parent, y compris s’ils ou elles ont été adopté·es [9], tandis qu’elle reste inaccessible à d’autres qui vivent ici depuis des décennies, au motif qu’ils sont trop pauvres ou trop musulmans, ou encore parce que les aléas de la vie les ont maintenus dans un statut administratif flou [10] ?
Telle qu’elle existe, la nationalité, celle qui définit en contrepoint les étrangers, est un privilège qu’on reçoit par le hasard de la naissance, en héritage ou qu’on peut acheter. Et cela, avec des conséquences d’autant plus graves que, depuis les années 1980, la nationalité est devenue un instrument clef du bouclage des frontières : seuls les nationaux de certains États – riches – sont dispensés de visa et autorisés à gagner l’Europe, les autres sont triés sur le volet depuis leur pays d’origine et majoritairement contraints de risquer leur vie et celle de leurs enfants sur des embarcations de fortune.
Notes
[1] Moyennant « une donation » de 610 000 € à l’État maltais, il est possible d’obtenir la nationalité maltaise et, du même coup, la citoyenneté européenne qui autorise à circuler et s’installer dans n’importe quel pays de Union européenne (UE), alors même que l’UE interdit aux exilé·es lambda d’accéder à son territoire pour déposer une demande d’asile.
[2] Le code civil prévoit bien qu’à certaines conditions, les enfants de ces immigrés sont français, mais ils ont toute latitude pour réclamer cette qualité ou y renoncer via des déclarations recueillies sur des feuilles volantes dont les intéressés se prévalent ou non suivant les circonstances. Sur la place respective du « droit du sang » et du « droit du sol » dans l’attribution de la nationalité française et son évolution sur le long terme, on se reportera à l’article de Jules Lepoutre dans ce numéro, p. 7.
[3] Pour la première fois, avec cette loi de 1889, l’État se dote d’un corpus de règles qui lui permettent de déterminer précisément qui est français et qui est étranger. C’est ainsi la fin progressive d’une période où le statut des immigrés – qui vivent dans les zones frontalières et les grandes villes – reste relativement indéterminé, et c’est en quelque sorte l’apparition de la nationalité telle que nous la connaissons (même s’il faut attendre encore pour que les cartes d’identités se généralisent et parachèvent le mécanisme d’identification stricte et certaine).
[4] Sur les circonstances de l’adoption de la loi du 22 juillet 1993, dite loi Méhaignerie, voir la contribution d’Emmanuel Blanchard et Émilien Fargues dans ce dossier, p. 19.
[5] Vichy s’attellera à « éliminer de la collectivité française les éléments nuisibles qui avaient pu s’y introduire ». Entre 1940 et 1944, ce sont ainsi plus de 15 000 personnes qui seront dénaturalisées par une commission spécialement créée à cet effet. Voir Claire Zalc, Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy, Seuil, 2016.
[7] Précisément, la Cour de cassation a décidé qu’un certificat de nationalité ne prouvait la nationalité que de son titulaire, interdisant aux descendants majeurs des personnes titulaires de ces certificats de s’en prévaloir pour établir eux-mêmes leur nationalité française transmise par le lien de filiation !
[8] Voir la contribution de Linda Guerry, p. 15.
[9] Voir l’article de Yves Denéchère dans ce numéro, p. 11.
[10] Voir l’article Filipina Salomon, p. 23.
Partager cette page ?