Article extrait du Plein droit n° 139, décembre 2023
« Racismes »

Mobiliser les « mots en R » ? Race, racisme, racialisation…

Emmanuel Blanchard

Historien et sociologue, Gisti, Migreurop

Les politiques de contrôle des frontières sont-elles racistes ? Bien peu de personnes directement concernées se risqueraient à répondre par la négative si une telle question leur était explicitement adressée. Les mêmes ne formuleraient pourtant pas tous leurs griefs en ces termes si elles n’y étaient incitées par la question. Dans cette ambivalence se niche une des multiples tensions des luttes pour les droits des étrangers et des étrangères : comment doivent-elles s’articuler avec des luttes antiracistes, lesquelles sont loin de concerner les seuls non-nationaux ? L’exigence d’une égalité Français-étrangers et la dénonciation des ravages des politiques de contrôle aux frontières gagnent-elles à une imputation de racisme ? L’usage du terme « race » pour définir un rapport de domination (à l’instar de « classe » ou « genre ») permet-il de mieux défendre les droits des étrangers et des étrangères ? Ces questions sont au cœur d’un dossier qui ne les tranche pas mais propose des analyses où l’on tient diversement compte du fait que ces « mots en R » (race, racialisation, racisation…), devenus très présents dans les sciences sociales contemporaines, sont aujourd’hui davantage mobilisés pour décrire et reconsidérer la condition immigrée.

L’énonciation du racisme

Pendant des années, les luttes antiracistes et les luttes pour les droits des étrangers ont pu sembler cohabiter sans paraître vraiment intriquées. Ainsi, le premier texte du Gisti introduisant Le petit livre juridique des travailleurs immigrés n’évoquait le racisme que de façon incidente [1]. Il est vrai que, dans la deuxième édition de l’ouvrage (1975), était reproduite une résolution de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) sur l’immigration évoquant « la lutte contre le racisme, le colonialisme, la domination impérialiste des peuples » au nombre de leurs résolutions relatives à l’immigration [2]. La lutte pour les droits de tous les étrangers et étrangères ne pouvait cependant relever du seul anti-impérialisme : l’immigration en France était toujours quantitativement dominée par sa composante européenne (Portugais, Italiens, Yougoslaves, etc.), même si derrière le terme « travailleurs immigrés », la figure des étrangers originaires d’Afrique, et principalement du Maghreb, prédominait. Elle ressortait d’ailleurs tant des représentations négatives, mobilisées dans les médias et dans les discours politiques, que dans les solidarités nouées autour des luttes pour le droit au séjour (mobilisations contre les circulaires Marcellin-Fontanet, 1972-1975), le droit à un logement digne (grèves des loyers dans les foyers de travailleurs immigrés, 1973-1981) ou contre les discriminations au travail (dont les grèves des ouvriers spécialisés de Renault Billancourt furent emblématiques) [3].

Dans ce cadre, la mobilisation éventuelle d’un répertoire antiraciste dépendait d’abord des termes choisis par les premiers intéressés pour décrire leur condition et leur difficulté à faire reconnaitre leurs droits fondamentaux. Hier comme aujourd’hui, le vocabulaire utilisé dépend aussi des mots des juristes [4], ainsi que d’un état des savoirs et de leur circulation entre les mondes académique et militant. En langue française, les premières théorisations de la « racialisation » et de la « race », au sens sociologique du terme, remontent certes aux années 1960 et 1970, où elles sont associées aux noms de Frantz Fanon (1925-1961) puis de Colette Guillaumin (1934-2017) [5]. Il reste que pendant longtemps, les sciences sociales en langue française y ont peu eu recours [6]. Ces notions ont véritablement commencé à se diffuser au début des années 2000 sous l’effet notamment de la réception d’auteurs et de recherches venus des États-Unis où le concept de « race » avait participé, au tournant xxe siècle, de l’émergence de la sociologie comme discipline universitaire [7]. Si les mécanismes de domination ainsi objectivés n’ont pas cessé d’être l’enjeu d’affrontements politiques virulents, le mot « race » n’y a pas connu le même opprobre qu’en Europe. En France, en particulier, la valeur éminente attachée à l’« universalisme » a contribué à discréditer un mot associé aux pires crimes du racisme, et à ce qu’il soit effacé du langage [8].

Depuis une vingtaine d’années, la défense des droits fondamentaux et le militantisme antiraciste se sont réappropriés la race, de plus en plus souvent sans guillemets (voir note 5), expliquant que les discriminations raciales s’ancrent moins dans les représentations ou les opinions que dans des mécanismes structurels renvoyant à une race imbriquée dans un ensemble de rapports sociaux incluant, entre autres, la classe sociale et le genre. Ces analyses et ce vocabulaire sont ainsi questionnés, depuis plusieurs années, par Migreurop, un réseau d’associations et de chercheur·es constitué au début des années 2000. Dans le cadre de mobilisations euro-africaines et face à une violence grandissante du contrôle des frontières, la dénonciation du « racisme structurel » des politiques migratoires européennes s’est peu à peu imposée [9]. Comment ne pas supposer que les milliers de morts en Méditerranée paraîtraient sans doute inacceptables aux yeux de l’opinion publique s’il ne s’agissait pas de personnes racisées ?

Une gestion racialisée des frontières

Que les discriminations raciales induites par les entraves à la liberté de circulation et d’installation soient ou non expressément qualifiées ainsi [10], il est devenu difficile pour les défenseurs des droits fondamentaux de se retrouver dans la doxa universaliste selon laquelle une communauté politique, instituant une démarcation entre l’étranger et le national, serait aveugle à la couleur de la peau et aux identifications raciales. Même une formation supranationale telle l’Union européenne, semble avoir pour horizon idéologique la définition d’un ennemi extérieur [11]. La gestion des frontières extérieures et la contention de l’immigration clandestine font, d’ailleurs, écho à la longue histoire coloniale des principaux États membres, ainsi que l’a révélé, a contrario, la récente dénonciation des accords passés avec le Niger en 2015 par la junte au pouvoir à Niamey, au nom de la défense de la libre-circulation au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) [12].

L’« apartheid des mobilités [13] » s’incarne aujourd’hui dans un passport index publié chaque année [14] : parmi les douze entités les mieux classées en fonction du « pouvoir » de leur passeport (soit la possibilité d’entrer sans visa dans d’autres pays), on compte ainsi dix nations européennes et deux micro-États (Singapour et les Émirats arabes unis) aux Produits intérieurs bruts (PIB) particulièrement élevés [15]. À quelques exceptions près, ce classement est étagé selon une distinction entre le « Nord » et le « Sud global » ; les pays connaissant les plus forts taux d’exil (Afghanistan, Syrie, Irak) en étant les lanternes rouges. Les catégorisations en termes de distinction Nord vs Sud sont certes approximatives et contestables (où placer le Kosovo ? l’Afrique du Sud ?). Il reste que les lignes de partage entre ces mondes (la frontière entre le Mexique et les États-Unis, la mer Méditerranée, les côtes nord de l’Australie, etc.) sont à la fois des cimetières de migrant·es et des espaces où les frontières se militarisent. De plus, cette dichotomie renvoie largement à une histoire longue des mises en esclavage et des colonisations au cours de laquelle se sont élaborées des racialisations toujours actives. Seule leur prise en compte permet de comprendre les fractures socio-économiques présentes dans la partition Nord-Sud.

Des legs coloniaux

L’empreinte de la domination coloniale est loin d’être effacée. Elle est même particulièrement profonde et brutale dans les résidus d’empires (Ceuta, Melilla, les îles Canaries, Mayotte, etc.) qui constituent aujourd’hui les postes avancés de la guerre aux migrant·es. Afin de comprendre ces situations paroxystiques, il convient de rappeler que, du code de l’indigénat dans l’empire français au système du pass, voire à la désignation et au confinement des criminal tribes dans les colonies britanniques, le contrôle des mobilités des populations soumises a compté parmi les instruments majeurs de la domination coloniale. Dans l’Algérie coloniale, où une commune nationalité venait troubler les hiérarchies raciales [16], l’exigence de la libre circulation, y compris jusqu’en métropole, fut d’ailleurs, dès le tournant du xxe siècle, l’une des premières revendications des représentants des « indigènes ». La volonté d’emprise du colonisateur sur les corps des colonisés était alors telle qu’en de nombreuses régions, elle était venue prolonger la privation de la liberté de déplacement propre à l’esclavage.

Ainsi, après l’abolition de 1848, les affranchis- sements collectifs avaient été suivis de nouvelles mesures de police, liées à la répression du vagabondage, limitant les mouvements des anciens esclaves. De plus, ces derniers avaient été rejoints ou remplacés par de nouveaux venus, les travailleurs dits « engagés », qui étaient bridés dans leurs droits et capacités.

Liberté de circulation de l’homme blanc

Les migrations contraintes transcontinentales et post-esclavagistes ont avant tout concerné des ressortissants des mondes indien et chinois. Elles ont aussi touché des Africains ainsi qu’une petite minorité d’Européens, britanniques et espagnols, misérables. Mais à la fin du xixe siècle, l’indenture system ne concernait plus que des travailleurs racisés [17]. À la même époque, une large partie des non-Blancs qui réussissaient encore à émigrer librement furent interdits d’entrée dans les principaux ports d’arrivée ou furent forcés d’en passer par des départs organisés et contrôlés. Le Chinese exclusion Act adopté aux États-Unis en 1882, marqua ainsi l’entrée dans une ère de contrôle des migrations et de nouvelles lois explicitement racistes. Dans les années suivantes, le Canada et l’Australie adoptèrent des législations proches visant à maintenir la whiteness de leur population majoritaire [18]. Cette tradition excluante et raciste des politiques migratoires étatsuniennes s’incarna, des années 1920 aux années 1960, de manière à peine déguisée, dans les « lois des quotas ». Ces dernières années, elle a trouvé un prolongement dans le Muslim ban, décrété en 2017 par Donald Trump [19].

Bien que les préjugés antisémites fussent loin d’être absents de certaines des premières lois « modernes » de contrôle sur l’entrée et le séjour des étrangers en Grande-Bretagne (Alien Act, 1905) ou en France (décrets-lois Daladier de 1938), les principales démocraties européennes n’adoptèrent pas de lois aussi ouvertement racistes que celles nées de la matrice de l’anti-Chinese Act. Dans ces pays, d’émigration (la plupart) ou non (la France), le privilège blanc s’incarna avant tout dans le droit à émigrer et à s’installer librement dans les « nouveaux mondes ». Si l’on schématise, c’est à mesure que les ressortissants des anciennes colonies firent valoir leur droit au départ et purent de plus en plus aisément s’installer dans les anciennes métropoles que les élites européennes, longtemps attachées à la libre circulation, se convertirent au contrôle des migrations [20]. Elles le firent d’autant plus qu’elles émigraient de moins en moins et s’étaient accoutumées à un régime des passeports qui, le plus souvent, leur permettait de voyager sans visa. Bien qu’elle ne soit plus présente dans le droit, la color line qui, aux époques esclavagistes et coloniales, s’exprimait dans les régimes de circulation, a-t-elle pour autant disparu des systèmes migratoires contemporains [21] ?

Mobiliser les « mots en R »

La persistance du « deux poids, deux mesures », jusque dans les politiques d’asile, révèle à quel point les politiques qui président à l’octroi des droits à l’entrée et au séjour peuvent être racialisées. Alors que depuis des années, des Afghans, Irakiens, Syriens ou autres, se heurtent à de multiples difficultés pour se voir reconnaître le droit à une protection internationale, les mesures exceptionnelles activées dans de nombreux États de l’Union européenne (UE) pour favoriser la prise en charge des exilé·es Ukranien·nes fuyant l’invasion russe de février 2022, ont rappelé à quel point la suspicion frappant les supposés « faux réfugiés » tenait à leur origine même, sinon à la couleur de leur peau [22]. Le racisme le plus évident a même frappé les Africain·es fuyant l’Ukraine, que ce soit au moment de traverser les frontières ou de se voir reconnaître le bénéfice d’une « protection temporaire » dans l’un des pays de l’UE.

Les politiques migratoires ne peuvent cependant être saisies au seul prisme des processus de racialisation et des velléités racistes. Ainsi, les élites économiques et financières du Sud global sont à peine plus entravées dans leurs mobilités que ne le sont celles du Nord. La complexité et la dynamique des dominations ne se laissent pas synthétiser dans le seul paradigme sociologique de la race [23]. Les politiques migratoires ne sont pas forcément plus racistes que xénophobes, elles peuvent même emprunter assez peu à ces deux registres, tant l’indésirabilité tient à de multiples ressorts : des considérations liées à l’âge, à la classe, au genre ou à la confession, sans oublier l’aptitude supposée à pourvoir à tel ou tel emploi, peuvent ainsi contribuer à effacer les stigmates liés à certaines origines nationales ou ethno-raciales. Mais ladite complexité n’enlève rien à la violence structurelle des politiques migratoires : le poids des « mots en R » utilisés dans les articles de ce dossier, vise à le rappeler et à favoriser un nécessaire sursaut face aux nouvelles offensives contre les maigres droits des étrangers et étrangères.




Notes

[1« Attention, certaines personnes en civil peuvent être des policiers. — Ne pas répondre aux provocations (coups, insultes, comportement raciste…) qui ont pour but d’essayer d’inculper le travailleur pour “rébellion à agent” et de le faire expulser de France. » (éd. Maspero, 1974, p. 72).

[2Résolution de la CFDT au congrès de Nantes, 1973 (en effet reproduite ibid., 1975, p. 121).

[3Voir les deux volumes Mémoire des luttes publiés dans la collection Penser l’immigration autrement du Gisti (2014, 2022).

[4Lionel Zevounou, « Raisonner à partir d’un concept de “race” en droit français », La Revue des droits de l’homme, n° 19, 2021.

[5Pour une mise au point sur la généalogie et les usages sociologiques de ce vocabulaire (race, racialisation, racisation, etc.), voir Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2020.

[6Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale. Représenter la société française, La Découverte, 2006.

[7Nicolas Martin-Breteau, « “Le grand fait du préjugé racial” : W. E. B. Du Bois, Les Noirs de Philadelphie et la fondation d’une sociologie relationnelle », Raisons politiques, n° 78, 2020.

[8À propos de propositions de loi portant suppression du terme « race » de la constitution française, voir : Danièle Lochak (entretien), « Ce n’est pas le mot race dans les textes qui alimente le racisme », Le Monde, 17 mai 2013.

[9Migreurop, « ‘‘Contrôler’’ les migrations : entre laisser-mourir et permis de tuer », octobre 2023.

[10On peut relever que dès 1993, le dossier du n° 20 de la revue Plein Droit était intitulé « Europe : un espace de soft-apartheid ».

[11Denis Duez, « L’Europe et les clandestins : la peur de l’autre comme facteur d’intégration ? », Politique européenne, n° 26, 2008 ; Muriam Haleh Davis, Thomas Serres, North Africa and the Making of Europe : Governance, Institutions and Culture, Bloomsbury Publishing, 2018.

[12Rémi Carayol, « Sur la route de l’exil, le Niger ne fera plus le “sale boulot” de l’Europe », Mediapart, 2 décembre 2023.

[13Communiqué du réseau Migreurop, voir note 9.

[14Ce passport index est établi par Arton Capital, une société de services aux personnes et entreprises voulant développer leurs investissements extérieurs, s’établir à l’étranger, voire acquérir une nouvelle nationalité.

[15Ces deux pays sont parmi ceux ayant le plus fort taux de population étrangère au monde (environ 90 % aux Émirats arabes unis, près de 40 % à Singapour). Ils sont aussi caractérisés par un contrôle très étroit de cette population.

[16Tous les habitants autochtones de l’Algérie coloniale (1830-1962) étaient considérés comme de nationalité française, même si les « Musulmans » n’étaient pas pour autant pleinement citoyens. Le droit colonial faisait peu mention de catégorisations raciales, cependant visibles en matière de fiscalité ou d’accès aux armes.

[17Dans le cadre de l’indenture system, pratiqué dans les empires coloniaux français et britanniques, particulièrement dans la deuxième moitié du xixe siècle, des personnes endettées se remettaient entre les mains d’intermédiaires, privés ou étatiques, qui les conduisaient à des milliers de kilomètres sous la dépendance exclusive d’employeurs pour qui elles travaillaient gratuitement, ou à taux réduit, jusqu’à un improbable épuise- ment d’une dette croissant sous l’effet du remboursement de la traversée migratoire, du « logement » sur le lieu de travail, des frais de bouche, etc.

[18Philippe Rygiel, Le temps des migrations blanches. Migrer en Occident (1840-1940), Publibook, 2010.

[19Nancy Green, « La xénophobie en Amérique, une longue histoire de la peur », Esprit, n° 5, 2017.

[20Emmanuel Blanchard, « La “libre circulation” : retour sur le “monde d’hier” », Plein droit, n° 116, 2018.

[21Luc Mayblin, Joe Turner, Migration studies and colonialism, Polity, 2021 ; Martin Lemberg-Pedersen, Nina Sahraoui (eds), Postcoloniality and forced migration : mobility, control, agency, Bristol University Press, 2022.

[22« Réfugiés d’Ukraine : tapis rouge pour les uns, barbelés pour les autres », Plein droit, n° 132, mars 2022.

[23Solène Brun, Claire Cosquer, Sociologie de la race, Armand Colin, 2022.


Article extrait du n°139

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Dernier ajout : mercredi 31 janvier 2024, 18:45
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