Tribune collective
L’assignation à résidence à perpétuité subie par Kamel, Sandra, et leurs quatre enfants doit être levée
Le 14 septembre 2023, la Cour Européenne des Droits de l’homme (CEDH) a rejeté la requête de Kamel Daoudi, déposée cinq ans auparavant, demandant la levée d’une assignation à résidence qui dure depuis quinze ans.
Elle a jugé qu’elle ne pouvait se prononcer sur le fond (les violations du droit à la vie privée et familiale et du droit à la liberté perpétrées par l’État français), tant que Kamel n’aurait pas épuisé toutes les voies de recours internes en France. Kamel a toujours cherché, par le Droit, à faire reconnaître ses droits. Depuis quinze ans pourtant, Kamel Daoudi, sa femme et leurs quatre enfants se voient opposer une fin de non-recevoir par les tribunaux français, à leur demande simple, celle de reprendre une vie familiale normale.
La CEDH représentait donc le « dernier espoir légal » pour toute une famille : le coup était trop rude pour Sandra Georges, sa femme, mère de leurs quatre enfants et professeure des écoles, qui entamait, acte de résistance ultime, une grève de la faim et de la soif dans la foulée d’une décision aussi cruelle [1].
Sandra et leurs quatre enfants vivent en effet, au même titre que Kamel, les conséquences sociales et psychiques d’une telle privation de liberté. Depuis le 23 avril 2008, Kamel Daoudi pointe plusieurs fois par jour au commissariat de sa ville, est astreint au périmètre de la commune que l’État lui impose, observe un couvre-feu nocturne entre 21h et 7h du matin. En cas de manquement, même minime, il risque jusqu’à trois ans de prison [2]. Depuis 2017, il a été déplacé de force à plusieurs centaines de kilomètres du domicile familial, où résident sa femme et leurs quatre enfants.
Dans de telles conditions, le ministère de l’Intérieur lui interdit de travailler et de participer aux tâches du quotidien. Sa femme se retrouve ainsi à devoir supporter, la charge financière et mentale de toute la famille.
Lorsque sa femme et ses enfants peuvent lui rendre visite, ils partagent avec lui, physiquement et mentalement, son quotidien d’assigné. Cette situation engendre un épuisement psychique de toute la famille, renforcé par le harcèlement, les intimidations, brimades, remarques et regards suspicieux qui sont leur quotidien de famille d’assigné.
Qu’ont-ils fait pour mériter cela ? La réponse tient en un mot. Rien.
Retour en arrière. En 2001, Kamel Daoudi est arrêté puis condamné pour « association de malfaiteurs en relation avec un projet d’entreprise terroriste ». Il a toujours nié, et la justice a reconnu qu’il n’y avait aucune preuve d’attentat, sauf « les aveux » d’un co-accusé extorqués sous la torture aux Émirats Arabes Unis.
Déchu de sa nationalité française, condamné à une peine de six ans de prison, assortie d’une interdiction du territoire français, il a purgé l’intégralité de sa peine. Son renvoi prévu vers l’Algérie, pays où il n’a aucune attache si ce n’est sa nationalité, a été interdit en 2009 par la CEDH au vu des risques de traitements cruels, inhumains et dégradants qu’il y encourrait.
Vivant en France depuis l’âge de 5 ans et ayant acquis la nationalité française par naturalisation dont il a été privé le 27 mai 2002 pendant l’instruction même de son dossier, Kamel Daoudi se trouve depuis relégué dans un no man’s land : à la fois interdit de territoire français et inexpulsable en Algérie ; à la fois sorti de prison et privé de sa liberté, de se déplacer, de travailler, de vivre avec sa famille, de reprendre une vie normale. Kamel Daoudi vit dans un état de quarantaine sociale depuis 15 ans.
Depuis 15 ans, les services de renseignement, sur demande des services juridiques du ministère de la Justice, s’acharnent à invoquer une supposée dangerosité par des accusations aussi absurdes qu’infondées. Les dernières en date : avoir signé une pétition et exprimé ses opinions, pourtant parfaitement légales, dans des publications sur les réseaux sociaux. Drôle de façon de concevoir la liberté d’expression dans la « patrie des droits de l’homme » : s’exprimer librement suffit pour être considéré comme dangereux. Surtout, alors qu’il est l’une des personnes les plus étroitement surveillées de France, et que notre arsenal législatif antiterroriste est l’un des plus larges, avec une vingtaine de lois en trente ans, Kamel a été accusé de tout, et surtout de n’importe quoi, mais il n’a jamais été incriminé de quoi que ce soit.
Ce qui permet une telle situation, c’est d’abord la législation française, qui permet à l’État d’assigner à résidence de manière indéfinie un étranger dans l’attente de son expulsion [3]. Dans le cas de Kamel, une telle expulsion serait, on l’a vu, non seulement illégale, mais reviendrait aujourd’hui à priver des enfants de leur père, ou à les obliger de vivre dans un pays étranger. Les tribunaux administratifs ensuite qui ont démontré une tendance malheureuse ces dernières années à prendre pour argent comptant les accusations même les plus dénuées de fondement des services de renseignement, présentées sous formes de « notes blanches » non datées, non signées, non sourcées. Ces notes et leur usage sont hautement contestées, en dehors même de l’affaire Daoudi. Fruits de la suspicion généralisée par la guerre contre le terrorisme et ses récits sécuritaires islamophobes, elles sont le plus souvent remplies d’anecdotes invérifiables et scénarisées. Des notes blanches vivement critiquées par la rapporteuse spéciale des nations unies qui « se dit particulièrement préoccupée en ce qui concerne les mesures administratives, comme le recours par les tribunaux administratifs aux « notes blanches », c’est-à-dire des notes confidentielles émanant des services de sécurité et administratifs du ministère de l’Intérieur. Ces documents constituent le fondement sur lequel reposent les mesures administratives. Selon la Rapporteuse spéciale, ces notes représentent une entrave à la présomption d’innocence, font en sorte d’inverser la charge de la preuve et affaiblissent les droits de la défense au tribunal » [4]. De tels documents ont ainsi servi de base pendant l’état d’urgence antiterroriste à de très nombreuses mesures infondées, restrictives des libertés, et frappant de manière discriminatoire des personnes à raison de leur appartenance et de leurs pratiques religieuses, réelles ou supposées.
Dans un État de droit, comme il est impossible de « prouver son innocence », c’est à la justice d’établir la culpabilité d’une personne accusée. Dans le cas de Kamel Daoudi, c’est l’inverse : c’est à lui de démontrer sa non-dangerosité, deux, trois, quatre fois par jour au commissariat le plus proche depuis quinze ans. Kamel, et avec lui sa femme et leurs quatre enfants, vivent littéralement dans un État de non-droit.
La décision de la CEDH, pour cruelle qu’elle soit, a une vertu : elle indique que la responsabilité première d’une telle situation, indigne d’un État de droit, incombe aux plus hautes autorités françaises, en premier lieu aux ministres de l’Intérieur et de la Justice. À tout moment, pour peu qu’ils fassent preuve de courage, d’humanité, et de respect des droits fondamentaux, ils peuvent y mettre fin. Dans le cas contraire, une famille entière aura pour tout horizon une assignation à résidence à perpétuité.
Car si la loi française permet, elle n’oblige en rien le gouvernement à y recourir de manière aussi arbitraire. De telles mesures peuvent en effet être prises dans l’attente d’un éventuel renvoi et dans le cas d’un risque grave de trouble à l’ordre public. Un renvoi est impossible, et Kamel Daoudi, en 15 ans, n’a jamais sérieusement troublé l’ordre public. À tout moment, le gouvernement peut lever l’assignation à résidence de Kamel, lui permettre de retravailler, et de vivre auprès des siens, comme tout un chacun. Kamel, comme n’importe quel condamné qui a purgé sa peine, aspire à reprendre une vie normale, ni plus ni moins. Rien ne justifie en effet de telles mesures drastiques, qui, tel le supplice de la goutte, torturent jour après jour un homme, une femme et leurs quatre enfants.
Kamel et Sandra n’ont qu’une seule revendication : pouvoir reprendre une vie normale, et offrir à leurs enfants la présence d’un père.
Premiers signataires :
- Norman AJARI, docteur en philosophie, Université d’Édinbourg, Ecosse ;
- Hatem AL BAZIAN, professeur, université de Berkeley, Californie, Etats-Unis ;
- Fionnuala D. NI AOLAIN, Organisation des Nations unies, Rapporteure spéciale sur les droits de l’homme et la lutte antiterroriste ;
- Arié ALIMI, avocat ;
- Anas AMARA, militant antiraciste, Carte blanche, Belgique ;
- Alexandre ARCHAMBAULT, avocat ;
- Maryse ARTIGUELONG, vice-présidente, Fédération Internationale des droits de l’homme (FIDH)
- Fanny BAUER-MOTTI, psychologue ;
- Ludivine BANTIGNY, historienne ;
- Patrick BAUDOUIN, président, Ligue des Droits de l’homme ;
- Youcef BRAKNI, militant des quartiers populaires ;
- Guillaume Brandt, réalisateur ;
- Vincent BRENGARTH, avocat ;
- Nabil BOUDI, avocat ;
- Taha BOUHAFS, journaliste ;
- Houria BOUTELDJA, militante et essayiste ;
- Henri BRAUN, avocat ;
- Safa CHEBBI, Collectif pour une dignité politique (Canada) ;
- François BURGAT, politologue, ancien directeur de recherche, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman ;
- Claudia CHARLES, juriste
- Raphaël CONFIANT, écrivain ;
- Fayçal CHEFFOU, journaliste ;
- Véronique CLETTE-GAKUBA, sociologue, Université Libre de Bruxelles, Belgique ;
- Laurence de COCK, historienne ;
- Vanessa CODACCIONI, politologue, Université Paris VIII ;
- Patrice COULON, militant des droits humains ;
- Christophe DAADOUCH, co-président du GISTI ;
- Rokhaya DIALLO, journaliste et réalisatrice ;
- David DUFRESNE, écrivain et réalisateur ;
- Claire DUJARDIN, présidente, Syndicat des Avocats de France ;
- Mireille FRANTZ FANON, Fondation Frantz Fanon ;
- Rayan FRESCHI, chercheur, CAGE
- Sefen GUEZ GUEZ, avocat ;
- Gabriel HAGAI, rabbin, acteur du dialogue interreligieux ;
- Elias d’IMZALENE, Perspectives Musulmanes, conseiller politique ;
- Raphaël KEMPF, avocat ;
- Anasse KAZIB, syndicaliste ;
- Nicolas KRAMEYER, chercheur indépendant, spécialiste des libertés ;
- Stéphane LAVIGNOTTE, pasteur ;
- Henri LECLERC, avocat ;
- Pierre LINGUANOTTO, documentariste ;
- Danièle LOCHAK, professeure de droit émérite de l’université Paris Nanterre ;
- Shady LEWIS, romancier ;
- Frédéric LORDON, philosophe ;
- Jean-Marc MANACH, data journaliste ;
- Christian MAHIEUX, syndicaliste, cheminot retraité ;
- Joëlle MARELLI, traductrice et chercheuse indépendante ;
- Christine MARTINEAU, avocate ;
- Stéphane MAUGENDRE, avocat ;
- Gilles MANCERON, historien ;
- Mehdi MEFTAH, militant décolonial ;
- Nadia MEZIANE, Antoine GREGOIRE, Lignes de Crêtes ;
- Valérie OSOUF, réalisatrice ;
- Karine PARROT, professeure de droit, université Cergy-Pontoise ;
- Frédérique PRESSMANN, réalisatrice, militante Tsedek !
- Lissell QUIROZ, Professeure d’études latino-américaines, CY Cergy Paris Université ;
- Shivangi Mariam RAJ, écrivaine et chercheuse indépendante ;
- Roland RAMIS, Ligue des droits de l’homme, président de la Fédération des Landes
- Fabrice RICEPUTI, historien ;
- Mathieu RIGOUSTE, chercheur indépendant ;
- Denis ROBERT, écrivain, journaliste d’investigation ;
- Vanina ROCHICCIOLI, co-présidente, GISTI ;
- Jean-Claude SAMOUILLER, président, Amnesty International France ;
- Salman SAYYID, professeur de rhétorique et théorie décoloniale à l’université de Leeds ;
- Jean de SEZE, avocat ;
- Anne-Sophie SIMPERE, autrice et militante associative ;
- Serge SLAMA, professeur de droit public, université de Grenoble ;
- Pierre STAMBUL, porte-parole de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) ;
- Natacha DE LA SIMONE, librairie l’Atelier ;
- Saul TAKAHASHI, Professeur spécialiste des droits de l’homme et de la paix, Université Jogakuin, Osaka (Japon) ;
- Françoise VERGES, théoricienne du féminisme décolonial ;
- Pedro VIANNA, économiste, poète, homme de théâtre, universitaire ;
- Noé WAGENER, professeur de droit public, université Paris-Est Créteil ;
- Sharon WEILL, professeure de droit international - université américaine de Paris
Pour signer la tribune à titre individuel, merci de suivre ce lien.
Notes
[1] Lire sa tribune expliquant les raisons de son action
[2] C’est déjà arrivé deux fois déjà. En 2009, accompagnant sa femme à la maternité dans une ville voisine, il avait été arrêté puis emprisonné pour plusieurs mois. En 2020, pour 25 minutes de retard sur son couvre-feu, il avait été condamné de nouveau à 6 mois de prison ferme. https://www.amnesty.fr/actualites/kamel-daoudi-acharnement-judiciaire-un-an-de-prison
Partager cette page ?