Article extrait du Plein droit n° 133, juin 2022
« Mineurs mal accompagnés »

Les Roses d’Acier : précaires, stigmatisées et engagées

Hélène Le Bail

Chargée de recherche au CNRS, CERI-Sciences Po Paris
Réunissant des migrantes chinoises travailleuses du sexe, le collectif Les Roses d’Acier se mobilise depuis 2014 contre les arrestations policières, les lois de pénalisation de la prostitution et en faveur d’actions communautaires visant à réduire les risques de violence et d’isolement. À travers cette mobilisation, ces femmes s’entraident, affirment la complexité de leurs parcours de vie au-delà du seul travail du sexe et font entendre une voix qui leur est propre.

En 2014, des migrantes chinoises travailleuses du sexe [1] montent une association qu’elles appellent Les Roses d’Acier en référence à une célèbre chanson chinoise. Dans le paysage parisien du travail du sexe, elles sont devenues visibles dans certains quartiers, essentiellement à Belleville, depuis le début des années 2000. Les médias les ont appelées les « marcheuses de Belleville » ; toutefois, aujourd’hui, un grand nombre d’entre elles ne travaillent plus dans la rue mais par annonce sur internet. Ce changement de pratiques est dû aux évolutions du secteur en général, mais aussi aux contrôles policiers dans la rue, et à la nouvelle loi de pénalisation des clients de 2016, qui les ont obligées à travailler dans des lieux moins visibles. C’est en réaction à ces mesures politiques, nationales et locales, que les Chinoises se sont mobilisées et ont créé leur association.

L’association Les Roses d’Acier se crée alors que la France est en plein débat autour d’un projet de loi sur la prostitution ; elle prend la parole pour la dépénalisation du racolage et contre la pénalisation des clients. Les femmes chinoises ne sont ni les seules femmes ni les seules migrantes à se prononcer contre ce projet de loi qu’elles considèrent biaisé par une vision simplifiée, voire moralisante, de la prostitution. Ce sont leurs voix que Marianne Chargois, réalisatrice et elle-même travailleuse du sexe militante, fait entendre dans son documentaire Empower, Perspectives de travailleuses du sexe (2018) [2]. À travers une approche participative où les interviewées se filment dans leur quotidien, nous découvrons trois femmes engagées. Mylène Juste, travailleuse du sexe « traditionnelle », a fondé le Collectif des femmes de Strasbourg-Saint-Denis afin de porter la parole de ses collègues quand commencent les débats sur le projet de loi pénalisant les clients. Giovanna Morillon Rincon, femme trans sud-américaine, fondatrice et directrice d’Acceptess-T (Actions concrètes conciliant éducation, prévention, travail, équité, santé et sport pour les transgenres), est mobilisée contre les lois qui éloignent les personnes des services de santé, au carrefour des luttes contre le VIH, contre la transphobie et contre la stigmatisation des travailleuses du sexe. Et enfin Aying, la présidente des Roses d’Acier, dont l’engagement est né des expériences de répression policière et de stigmatisation dans le quartier de Belleville. Elle explique dans ce documentaire les effets négatifs de la pénalisation des clients. Son récit est illustré des images des nombreuses manifestations auxquelles les femmes chinoises ont participé (qu’elles ont parfois même organisées) au cours des trois années de débats parlementaires autour de ce projet de loi. En juin 2015, Les Roses d’Acier s’exprimaient ainsi dans une conférence de presse à l’Assemblée nationale : « Pour vivre, nous choisissons ce métier. À travers le travail du sexe, nous acquérons une garantie pour la vie de nos familles et pour nous-mêmes. La vie n’est pas juste, certes, mais nous avons les capacités suffisantes pour être responsables de nos vies et nos familles. […] Nous n’avons jamais formulé de demandes envers le gouvernement. Et maintenant, nous souhaitons que le gouvernement français ait de la sollicitude pour les groupes minoritaires et marginalisés, et sache respecter des formes basiques de survie. Nous ne voulons pas que la loi pénalise les clients. Parce qu’une fois que cette loi sera en vigueur, nous allons rencontrer beaucoup plus de difficultés : face au moins grand nombre de clients, des femmes accepteront plus facilement les clients et avec moins de vigilance, cela augmentera les risques de violences et de viols. Il y aura des femmes qui opteront pour des endroits plus éloignés, plus cachés, qui ne travailleront plus en binôme, et qui seront davantage dans la dépendance des intermédiaires… »

Si les migrantes chinoises, comme les autres migrantes se prostituant, sont pour la dépénalisation du racolage, elles sont aussi contre la pénalisation des clients (mesure prévue à l’époque par le projet de loi, et votée en 2016) : pénaliser une partie de l’activité, c’est pénaliser la prostitution en tant que telle. C’est jeter l’opprobre sur l’ensemble des personnes prostituées, c’est alimenter la stigmatisation et la relégation des travailleuses dans des espaces moins visibles, un facteur de risque bien connu. L’enquête interassociative Que pensent les travailleur·se·s du sexe de la loi prostitution ? [3] a démontré les effets négatifs de la loi de 2016 qui pénalise l’achat de services sexuels, surtout quand les arrêtés municipaux continuent localement de viser les travailleuses du sexe elles-mêmes.

Contre la stigmatisation et les opérations de police

Les contrôles policiers n’ont pas cessé avec l’abrogation du délit de racolage : en 2016, et à nouveau depuis mars 2021, les femmes chinoises témoignent de contrôles d’identité à Belleville qui semblent les viser. Pour les Roses d’Acier, c’est un cercle vicieux : arrêter les clients ou les travailleuses du sexe entretient le sentiment d’impunité des agresseurs et décomplexe les discours d’exclusion. Dans le documentaire de Marianne Chargois, Aying raconte l’histoire d’une des femmes de Belleville assassinée en 2014 ; elle avait accepté un client que toutes savaient être violent et refusaient. Mais ce jour-là, elle a accepté de partir avec lui, car elle n’avait pas gagné assez pour payer son loyer et que la police contrôlait sans cesse : si elle attendait plus longtemps un éventuel client dans la rue, elle risquait de se faire arrêter. Chaque garde à vue lui coûtait 1 000 € d’avocat pour sortir plus vite. Elle est morte sous les coups de cet homme.

Les premières actions des Roses d’Acier ont voulu dénoncer ce cercle vicieux et contrer les discours prônant les opérations de contrôle pour repousser la prostitution chinoise hors de Belleville.

En juin 2015, en réaction au discours du maire du 19e arrondissement qui, lors d’une réunion de quartier, promettait d’agir plus fermement contre le racolage, l’association a organisé des opérations de médiation. La première fut de participer à la Fête de la musique ; la seconde, plus importante, fut l’organisation d’un grand nettoyage des rues de Belleville.

Au cours de ce nettoyage, Aying s’exprima ainsi : « Depuis 35 jours, les policiers viennent chaque jour, dans notre quartier, pour nous éradiquer. Ils contrôlent nos identités, nous empêchent de travailler, nous insultent, nous font peur même quand nous allons faire nos courses ou allons à la pharmacie. […] Aujourd’hui, mes sœurs, c’est avec du courage que nous descendons dans la rue avec chacune un balai dans la main, pour pouvoir dire à tout le monde que nous arrivons encore à tenir aujourd’hui, tout simplement parce que ce que nous portons en nous, n’est pas la peur, ni la honte, ni les moqueries des autres, ni l’impuissance de la vie, mais c’est bien la responsabilité d’être une mère, d’être une fille, d’être une femme ! Aujourd’hui, nous vivons ici. Nous rions ici, nous pleurons ici, nous travaillons ici, faisons les courses ici, prenons du soleil ici. Certaines d’entre nous sont mariées ici, font des enfants, forment des familles. Mes sœurs, aujourd’hui, nous acquérons une responsabilité de plus, celle d’être dans ce quartier. »

Pour déjouer les discours qui font d’elles des indésirables, plusieurs dizaines de femmes ont ainsi organisé, au cours des mois de juin et juillet 2015, des séances de balayage. Armées de balais multicolores et coiffées de grands chapeaux pour cacher leurs visages aux journalistes et aux photographes, elles ont passé des heures dans les rues, non pour racoler mais pour engager le dialogue avec les riverains.

Un espace d’entraide

Aying poursuit son discours lors de la première séance de balayage en s’adressant aux femmes et envoie un message aux riverains au nom des femmes : « Mes sœurs, nos vies ne sont pas faciles du tout, nos destins sont peut-être plus amers que les autres. Mais les femmes de Belleville ne sont jamais paresseuses, et ce sol, nous sommes capables de le balayer nous-mêmes ! Ici, j’espère que je peux représenter les femmes de Belleville, exprimer notre gratitude à nos proches, nos amis, nos voisins, nos compatriotes, nos camarades, les associations, les organisations, les collectifs qui nous respectent, nous aident, nous soutiennent ! Merci de ne jamais nous avoir abandonnées, tout comme nous n’allons pas nous abandonner nous-mêmes ! »

« Ne pas nous abandonner nous-mêmes », autrement dit nous entraider. Les Roses d’Acier ont pour nom complet Roses d’Acier – Alliance de femmes, et pour objectif de renforcer les liens entre elles et d’être au plus proche de leurs besoins. La mobilisation de ces migrantes chinoises a pu étonner, tant elles affrontent de barrières : les papiers de résidence, la langue, la stigmatisation, l’isolement. Comme l’a décrit la chercheuse Florence Lévy [4], beaucoup de ces femmes sont arrivées avec des visas touristiques et se trouvent rapidement en situation irrégulière, ce qui, avec leur faible maîtrise de la langue française, leur ferme beaucoup de portes sur le marché du travail. En outre, elles arrivent de régions où l’émigration est récente et ne peuvent donc pas profiter de réseaux de compatriotes bien ancrés à leur arrivée. Elles racontent souvent leur sentiment d’être en bas de la hiérarchie dans le marché du travail de la communauté chinoise. Le choix de la prostitution les isole encore plus, car cette activité entraîne une forte stigmatisation et les expose à des violences multiformes, comme évoqué lors du premier discours public des Roses d’Acier le 17 décembre 2014 (journée mondiale contre les violences faites aux travailleurs et travailleuses du sexe) : « Parmi les travailleuses du sexe de Belleville, qui ne travaille pas chaque jour la peur au ventre ? Qui ne craint pas les actes de violence, les vols, voire les viols ? Qui ne craint pas pour sa santé, pour sa sécurité ? Qui ne craint pas les contrôles d’identité non motivés, les mises en rétention, voire l’expulsion ? Nous avons déjà supporté plus que notre part de discriminations, d’humiliations et d’intimidations, non seulement de la part des passants dans la rue et des autres Chinois, non seulement de la part des criminels et des délinquants, mais aussi de la part de la police et du gouvernement. »

Le niveau inquiétant et le caractère multiforme des violences avait été documenté par le programme Lotus Bus de Médecins du Monde en 2011 [5]. Subissant de plein fouet les violences, elles ne peuvent accepter les discours qui les désignent, elles, comme facteur d’insécurité [6]. C’est ce qu’elles ont exprimé en réponse à une vidéo postée en ligne par le maire du 13e arrondissement de Paris qui les pointait du doigt comme une des principales sources d’insécurité dans le quartier : « Alors que nous sommes les premières victimes de l’insécurité dans le 13e vous nous désignez comme les causes de l’insécurité […]. Tous les jours nous sommes les cibles d’insultes, de crachats, de vols, de violences physiques et d’agressions sexuelles. Nous éprouvons tous les jours dans nos corps l’insécurité qui règne dans le 13e arrondissement. Alors que nous ne menaçons pas la sécurité d’autrui, nous-mêmes vivons dans la peur constante d’être agressées. Déjà que nous ne sommes pas respectées par la société, non seulement vous ne vous préoccupez pas des violences que nous subissons, mais vous appelez à ce que nous soyons la cible de répression. Ce faisant vous nous enfoncez encore plus dans le désespoir. »

Une grande part de l’activité des Roses d’Acier aujourd’hui se concentre sur des actions communau- taires pour réduire les risques et accueillir les victimes de violences : l’association a mis en place un système d’alerte et une ligne d’urgence communautaire.

Si l’âge est un facteur de vulnérabilité pour ces femmes (beaucoup sont arrivées après 40 ans et ont du mal à apprendre la langue, à se repérer dans un pays étranger), c’est peut-être aussi une ressource : elles ont de l’expérience et savent pourquoi et pour qui elles ont quitté la Chine, pourquoi et pour qui elles font aujourd’hui ce travail en France. Beaucoup sont marquées par des histoires familiales difficiles, et le départ à l’étranger est un moyen de prendre une revanche : sur un mari violent ou absent, une famille qui les a exclues, des accidents de la vie, humains ou financiers. S’y ajoutent le désir de réussite sociale pour leur enfant : payer les études, payer un mariage ou un logement, ou encore la responsabilité envers les parents malades. La complexité de leurs parcours, que décrit le chercheur Ting Chen [7], explique l’importance d’un espace communautaire capable de saisir leurs questionnements au-delà du seul travail du sexe. C’est ce qu’elles exprimaient dans un article pour Open Democracy en 2016 : « Nous voulons que notre association crée un espace familial pour les travailleuses du sexe chinoises, un peu de chaleur et de solidarité. Ce n’est pas une tâche facile parce que les autres femmes ne comprennent pas toujours notre objectif et notre engagement. C’est parfois décourageant, mais nous ne voulons pas juger les autres. Le cœur de notre combat est justement de lutter contre les jugements homogénéisants, qui tendent à nier les singularités et à nous déconsidérer comme êtres humains [8]. »

Nous avons voulu dans cet article présenter les mobilisations des migrantes chinoises en restant au plus proche de leur parole grâce aux nombreux discours qu’elles ont produits, à la fois en tant que prise de parole politique, mais aussi dans des échanges avec des journalistes, militants, chercheurs et artistes. Ces discours sont des constructions, la face visible de parcours de vie et d’arrangements socio-psychologiques beaucoup plus complexes, que Ting Chen ou Florence Lévy ont documentés. Le discours public que ces femmes proposent reflète la dualité du nom qu’elles se sont donné. Roses, elles sont des femmes qui font face aux violences sexistes et sexuelles en Chine et ici, mais aussi aux violences liées à la stigmatisation du travail sexuel ; elles sont des femmes qui assument pleinement le rôle genré de soin à la personne, elles sont mères, elles sont filles, elles sont épouses. Leurs discours parlent de leur vie, loin d’être rose, de leurs sacrifices, de leurs souffrances, de la survie (plus souvent pour préserver un statut social, retrouver un équilibre psychologique que pour s’assurer un minimum vital pour elles et leurs familles), mais ne se limitent pas aux représentations propres à alimenter l’empathie et à appeler à la protection. C’est bien là qu’ils dérangent celles et ceux qui aimeraient les « sortir de la prostitution », les cantonner à ce statut de victime d’un système patriarcal et exploiteur. Leur discours est aussi celui de la femme d’acier, la femme qui, tout en ayant choisi la prostitution, revendique son choix, son sens de la responsabilité, son souci de dignité et sa volonté de se battre. Si ces femmes n’oublient jamais de dire leur reconnaissance au pays qui accueille, si elles savent leur peu de légitimé en tant qu’étrangères à s’exprimer, elles n’hésitent pas à dénoncer les raisonnements étriqués et simplifiés des élus ou des administrateurs quant à la question du travail du sexe.




Notes

[1Par respect pour le terme privilégié par les personnes concernées, nous utiliserons le plus souvent le terme « travailleuses du sexe », aujourd’hui le plus courant dans les institutions et ONG internationales. Nous nous permettons toutefois d’alterner avec le terme « prostitution » qui reste plus neutre en français. Par ailleurs, pour ne pas alourdir le texte, nous utiliserons le féminin mais n’oublions pas que les hommes aussi sont nombreux dans cette activité.

[3Hélène Le Bail, Giametta Calogero et al., Que pensent les travailleur·se·s du sexe de la loi prostitution ? Enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le « système prostitutionnel », rapport de recherche, Médecins du Monde, 2018.

[4Florence Lévy, Marylène Lieber, « La sexualité comme ressource migratoire. Les Chinoises du Nord à Paris », Revue française de sociologie, n° 4, 2009.

[5Médecins du Monde, Rapport d’enquête : Travailleuses du sexe chinoises à Paris face aux violences, 2013.

[6Marylène Lieber, Hélène Le Bail, « Aren’t Sex Workers Women ? Ladies, Sex Workers and the Contrasting Definitions of Safety and Violence », ACME : An International Journal for Critical Geographies, n° 3, 2021.

[7Ting Chen, Hélène Le Bail, Florence Lévy, « Entre logiques affectives, sexuelles et sociales : transformations intimes chez des femmes chinoises se prostituant en France », Migrations Société, n° 183, 2021 ; Chen Ting et Hélène Le Bail, 2020, « Créer des liens pour lutter contre l’isolement et les violences. Mobilisation de femmes chinoises migrantes se prostituant à Paris », Hommes et Migrations, n° 1331, 2020.

[8Les Roses d’acier, « What gives them the right to judge us ? », Open Democracy, mars 2016.


Article extrait du n°133

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Dernier ajout : mardi 26 juillet 2022, 15:58
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