Article extrait du Plein droit n° 131, décembre 2021
« Étrangers, des traumas mal/traités par l’État »
Droit au séjour et santé mentale : évolution et enjeux
Francis Remark & Arnaud Veïsse
Psychiatre, association Antigone 24 ; médecin, directeur général du Comede
L’analyse historique des modalités de la reconnaissance des besoins de protection et de soins en France pour les exilé·es montre l’empreinte des volontés politiques. « Droit au séjour pour raison médicale », l’expression signale d’emblée deux logiques différentes : d’une part, la question du droit au séjour des étrangers, qui est au cœur des politiques d’immigration depuis 40 ans ; et d’autre part celle du droit à la santé, elle-même au cœur du débat public depuis l’émergence de la pandémie de Covid. C’est de la tension entre ces deux logiques que dépend, depuis plus de 20 ans, l’application effective de ce droit au séjour des étrangers malades (Dasem).
Confiée précédemment aux médecins inspecteurs de santé publique (Misp), puis aux médecins des agences régionales de santé (Mars), agissant au sein des service du ministère de la santé, l’évaluation médicale du Dasem avait déjà connu des variations importantes, selon le contexte social et politique. Depuis le transfert de cette évaluation à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), agence sous tutelle du ministère de l’intérieur, les pratiques des médecins de l’Ofii ont conduit à une réduction considérable du nombre de protections accordées, en particulier à l’encontre des personnes atteintes de troubles psychiques.
Dans ce dossier de Plein Droit, proposé par le collectif Dasem psy (voir encadré), seront évaluées les logiques et arguments à l’œuvre dans cette détérioration inédite, qui intervient dans un contexte pandémique où les enjeux de santé mentale sont apparus au premier plan des déclarations gouvernementales.
La genèse du Dasem
Dans les années 1980 et 1990, l’ampleur de l’exclusion des soins pour les personnes les plus démunies, françaises et étrangères, conduit à une mobilisation de la société en faveur de l’accès aux soins, avec notamment la création du Comede en 1979, des missions de France de MDM en 1985, de MSF en 1986, la mise en place des premières permanences d’accès aux soins de santé de l’hôpital au début des années 1990 (Pass Baudelaire à Saint-Antoine). En matière de protection maladie, certaines réformes permettent d’améliorer l’accès aux soins pour le plus grand nombre (aide médicale en 1992, couverture maladie universelle en 1999), mais, déjà, au détriment des droits des sans-papiers (exclus de la sécurité sociale en 1993 et de la CMU en 1999).
Dans le même temps, l’épidémie de VIH-sida renforce la prise de conscience de l’importance de politiques de santé publiques respectueuses des droits humains, et de la lutte contre les discriminations pour les populations les plus atteintes. Avec l’apparition des premiers traitements antirétroviraux, l’enjeu de la continuité des soins devient majeur pour les personnes étrangères menacées d’expulsion en raison de leur situation irrégulière, notamment en prison. La mobilisation des associations et des soignant·es, relayée à l’époque par les ministères de la santé et de la justice (en charge de la santé en prison) permet de faire émerger la nécessité de reconnaître un droit au séjour pour les malades concernés et de poursuivre les soins en France [1]. Mais si la lutte contre le sida a été l’aiguillon de la reconnaissance du droit au séjour, les premières études épidémiologiques ont très vite montré la prépondérance des maladies non infectieuses parmi les personnes concernées, en premier lieu les psychotraumatismes qui constituent la première cause de maladie grave parmi les exilé·es, en lien avec la fréquence et la gravité des violences subies tout au long du parcours d’exil.
L’inscription législative du droit au séjour pour raison médicale est réalisée en deux temps par les lois Debré (1997, protection contre l’éloignement) et Chevènement (1998, droit au séjour). Par rapport aux autres motifs de régularisation soumis à l’appréciation des préfectures, le droit au séjour pour soins présente la particularité d’être fondé sur des critères médicaux, couverts par le secret médical. Si la préfecture doit apprécier les conditions administratives qui déterminent la forme de la protection accordée (carte de séjour temporaire si les conditions sont réunies, autorisation provisoire de séjour en cas d’ancienneté en France inférieure à 1 an, possibilité d’assignation à résidence en cas de « troubles à l’ordre public »), c’est l’évaluation médicale qui détermine in fine si la protection doit être accordée ou non.
Les médecins en charge de cette évaluation se trouvent ainsi en « première ligne » d’une procédure de régularisation qui échappe, en principe, aux logiques de « quotas » à l’œuvre dans les autres dispositifs de régularisation. Et c’est de leur capacité à faire prévaloir les principes déontologiques et de protection de la santé dans leur décision que va dépendre l’application effective de ce droit. Cette application est très largement favorable entre 1998 et 2003, les Misp suivant dans l’ensemble les recommandations du ministère de la santé et des instances de santé publique, comme le Conseil national du sida, sur la reconnaissance du double risque médical déterminant le droit au séjour : le risque d’exceptionnelle gravité du défaut de prise en charge de la maladie, et le risque d’insuffisance des soins appropriés en cas de retour dans le pays d’origine.
Protéger la santé ou contrôler l’immigration ?
L’application effective du Dasem a connu une première dégradation à partir de 2003, avec le ministère de la « sécurité intérieure » puis la présidence Sarkozy et l’instauration du ministère de « l’identité nationale ». « Le droit au séjour des étrangers malades constitue la faille majeure du système », peut-on lire dans un rapport publié par l’inspection générale de l’administration [2]. Et comme l’ont régulièrement dénoncé les associations de l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), les pratiques préfectorales se font de plus en plus restrictives pour entraver l’application de la procédure.
Mais ces pratiques préfectorales se heurtent à la « boîte noire » que constitue la décision du médecin en charge de l’évaluation (Misp, puis Mars). On voit alors se développer un climat de suspicion à l’égard, non plus seulement des étrangers et de leurs soutiens habituels considérés comme « angéliques » et/ou « militants », mais aussi désormais des médecins, depuis les psychiatres intervenant en soutien de leurs patients jusqu’aux Misp dont le « manque de compétence » conduirait à des « dérives manifestes », selon le rapporteur des débats sénatoriaux concernant la loi de « maîtrise de l’immigration » de 2003 [3]. Les médecins en charge se plaignent régulièrement à leur tutelle, le ministre de la santé, des pressions qu’ils subissent de la part des services préfectoraux en réaction à de supposés « pourcentages excessifs d’avis positifs ». Et les premiers responsables sont désignés : puisque les troubles psychiques constituent les premiers motifs des demandes et des accords, le principal problème vient des psychiatres et du crédit à accorder à leur appréciation clinique, faute d’un « test de laboratoire » comme pour le VIH. Mais si ces pressions influencent certains médecins, ce qui se répercute dans les écarts des taux d’accord du Dasem par département jusqu’en 2017 [4], la plupart continuent d’interpréter les critères médicaux dans le sens des obligations déontologiques et des recommandations du ministère de la santé, et le taux global d’avis médicaux favorables se maintiendra autour de 75%.
C’est dans ce contexte qu’intervient la réforme de l’immigration de mars 2016, qui va confier à l’Ofii la responsabilité de l’évaluation médicale. Alors même que les critères médicaux n’ont pas changé, on observe [5] dès la première année, en 2017, une chute des taux d’avis favorables à 53% pour l’ensemble des pathologies et à 23% pour les troubles psychiques. Si le taux global d’accords a réaugmenté depuis (65% en 2020 pour l’ensemble de premières demandes et renouvellements), c’est au prix d’un diminution très importante des demandes instruites (26 000 en 2020, alors qu’elles étaient plus de 40 000 par an avant 2017). En outre, les demandes de protection pour les personnes atteintes de psychotraumatismes restent très majoritairement rejetées (taux d’accord de 18% en 2018 et 30% en 2019).
La « rigueur » biaisée de l’Ofii
Pour justifier cette forte restriction d’application du droit au séjour des étrangers malades, l’Ofii met en avant la « rigueur » de ses pratiques, comme dans le rapport 2019 de son service médical : « l’évaluation se doit de reposer avant tout sur la clinique médicale, sur des outils objectifs, quantitatifs et écologiques, et non sur l’émotion ou le militantisme ». Rien n’est indiqué de ces « outils écologiques », et sur le plan déontologique, on peut déplorer le caractère peu confraternel de cette affirmation visant à disqualifier leurs prédécesseurs Misp, puis Mars, ainsi que les médecins et soignant·es intervenant pour la santé des exilé·es. Mais sur le fond, il est nécessaire d’analyser ce que sont « la clinique et les outils objectifs » utilisés par les médecins de l’Ofii au regard des rapports annuels de 2017 à 2019.
On constate en premier lieu que la littérature scientifique retenue par le service médical de l’Ofii est dominée par les contributions qui suspectent ou minimisent la gravité des psychotraumatismes. Le psychiatre expert de ce service affirme ainsi que « historiquement, le concept de TSPT (névrose traumatique de guerre) a, dès son origine, été décrit comme une entité susceptible d’être liée à la recherche de bénéfice par le patient. Le taux de simulation va, de 1% à 50% selon que les sources proviennent d’études en psychiatrie, de compagnies d’assurance ou d’avocats. » Cette indication reprend le vieil argument de suspicion et de déni qui a longtemps fait obstacle à la reconnaissance de la gravité des psychotraumas, en premier lieu par la hiérarchie militaire lors de la première guerre mondiale [6].
Dans cette recherche constante de « fraude » de la part des patient·es et/ou des médecins, le service médical de l’Ofii reprend à son compte les instructions du ministère de l’intérieur, même si les contrôles de l’Ofii à cet égard révèlent moins de 0,5% de discordance avec les documents médicaux transmis à l’appui de la demande. Pourtant, les enquêtes montrent qu’en France, le taux des pathologies post-traumatiques des exilés est toujours sous-estimé par rapport à son ampleur effective au sein des populations concernées [7]. C’est sur ces références scientifiques, non prises en compte par l’Ofii, que se fondent les diverses recommandations du ministère de la santé pour la mise en place de « parcours santé » adaptés aux conditions de soins psychiques.
La « rigueur » du service médical de l’Ofii réduit la clinique des psychotraumas à des symptômes comportementaux codifiés, conduisant à une classification sélective et biaisée. Répondant aux souhaits des ministères de l’intérieur dans leur mission de « maîtrise de l’immigration » en diminuant le nombre de protections accordées, la conception médicale et psychiatrique de l’Ofii est promue comme « rigoureuse » par opposition à celle élaborée par la grande majorité des structures de soins psychiques spécialisés pour les personnes exilé·es, que ce soit dans les secteurs publics, privés ou associatifs. La disqualification des patient·es s’étend alors à celle des médecins et psychologues qui n’adhèreraient pas aux références utilisées par le service médical de l’Ofii.
Le rejet par l’Ofii des recommandations et instructions du ministère de la santé à ce sujet est particulièrement remarquable. La loi du 7 mars 2016 est pourtant complétée par l’arrêté du ministère de la santé du 5 janvier 2017 fixant les orientations générales pour l’exercice de leurs missions par les médecins de l’Ofii. Cet arrêté rappelle les règles déontologiques qui s’imposent à tout médecin en faveur de la protection de la santé, et précise les critères d’appréciation des conditions de fond permettant la délivrance d’un titre de séjour pour soins. Avec un souci de reconnaissance de la clinique, cet arrêté souligne « l’importance de la continuité du lien thérapeutique (lien patient-médecin) et du besoin d’un environnement/entourage psycho social familial stable » pour toutes les pathologies psychiatriques, et le risque de « réactivation d’un ESPT [état de stress post-traumatique], notamment par le retour dans le pays d’origine, [qui] doit être évaluée au cas par cas ».
Pourtant, dans sa réponse au Défenseur des droits à la suite de la publication du rapport « Personnes étrangères malades : des droits fragilisés, des protections à renforcer », le directeur général de l’Ofii ne craint pas d’affirmer que « [les médecins de l’Ofii] ne peuvent être assujettis sur le plan médical à aucune instruction, ni de la part de l’Ofii, ni du ministère de l’Intérieur, ni même du ministère chargé de la Santé ». Réservée aux malades étrangers, cette conception de « l’indépendance des médecins » qui les affranchirait d’appliquer les recommandations des autorités de la santé publique est sans équivalent pour la population générale, et s’inscrit en violation de la réglementation et des obligations déontologiques sur la qualité et la continuité des soins.
Si les troubles psychiques post-traumatiques sont connus, présents entre autres dans les récits historiques ou mythologiques d’Homère et d’Hérodote, la nature des pathologies et des souffrances psychiques qui s’imposent aux sujets victimes de violences n’a été reconnue, pour les soldats, sous le nom de « névrose de guerre » qu’après la Première Guerre mondiale, grâce à plusieurs médecins militaires (Claude Barrois, François Lebigot, Louis Crocq, etc.), et ceci contre les conceptions de l’armée encline à condamner ceux qui ne pouvaient plus combattre. Au niveau de la reconnaissance nosographique internationale, c’est la perte de sens de la guerre du Viêt Nam qui a poussé les autorités médicales et militaires américaines à reconnaître et codifier ces affections, dans le contexte des réactions pacifiste, par la dénomination de « trouble de stress post-traumatique », avec des critères destinés à écarter la subjectivité des victimes.
Pour les exilé·es en France, la clinique et les soins psychiatriques symptomatiques « simples » se sont avérés inadaptés car n’était pas pris en compte le caractère intentionnel des violences subies, ni les brisures de l’identité qui paniquent, meurtrissent ces sujets, et procurent des effets psychosomatiques destructeurs. Avec l’accueil en France des réfugié·es des dictatures d’Amérique latine dans les années 1960 et 1970, se développera la reconnaissance clinique selon des prises en compte socio-psychodynamiques plus rigoureuses. Depuis, la psychiatrie transculturelle a développé une compréhension « complémentariste » pour construire une clinique et des soins psychiques et socio-culturels adaptés pour les sujets exilés ou migrants, clinique « co-construite » avec les patients. Pour Marie-Rose Moro et Thierry Baubet, « se laisser affecter » par le désarroi de ces patients est un positionnement nécessaire [8].
La psychiatrie sociale, à qui l’on doit la mise en place des Équipes mobiles psychiatrie-précarité, a aussi élaboré une compréhension clinique des effets psychiques de l’exclusion sociale et de la précarité : toute évaluation qui se fait en surplomb, postulant que le clinicien ou l’examinateur sait mieux que le sujet ce qu’il vit, est une forme de dénégation maltraitante [9].
Alors que les déclarations gouvernementales se succèdent pour enfin reconnaître et protéger les victimes de violences, sur le plan du droit comme de la santé, et même si les exilé·es font partie des populations les plus exposées, leur traitement administratif repose au contraire sur une erreur anthropologique doublée d’une erreur clinique, conduisant à un déni de la reconnaissance de la gravité de leurs troubles. En réponse aux discours et au déni des discriminations vécues, il est nécessaire de travailler les questions de la perversion que posent Didier Fassin : « Quelles sont les logiques par lesquelles on nie l’évidence de ce qu’on ne veut pas voir, on discrédite ceux qui tentent de le montrer, on requalifie ce qu’on ne parvient plus à taire, et finalement on justifie l’injustifiable ? [10] »
Le collectif Dasem psy
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Notes
[1] Anne Souyris, « Action pour les droits des malades étrangers en France », Le journal du sida, n° 63, 1994.
[2] Le réexamen des dossiers des étrangers en situation irrégulière, 2002.
[3] Sénat, Rapport sur le projet de loi relatif à la maîtrise de l’immigration et au séjour des étrangers en France, par Jean-Patrick Courtois, 2003.
[4] Voir Comede, Rapports annuels d’activité et d’observation.
[5] Données extraites des rapports au parlement du service médical de l’Ofii relatifs à la procédure d’admission au séjour pour soins, pour les années 2017 et suivantes.
[6] Depuis 1915, la Société de neurologie recommandait que les sujets atteints de troubles fonctionnels ne soient ni réformés, ni évacués mais traités sur place et renvoyés au front.
[7] Arnaud Veïsse, Laure Wolmark, Pascal Revault et al., « Violence, vulnérabilité sociale et troubles psychiques chez les migrants/exilés », Bulletin épidémiologie hebdomadaire, n° 19-20, 2017.
[8] Thierry Baubet, Marie-Rose Moro, Psychopathologie transculturelle, Elsevier Masson, 2013.
[9] Voir les réprobations de Primo Levi envers Bruno Bettelheim, Le devoir de mémoire, 2018, p. 50-51.
[10] Didier Fassin, « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations », De la question sociale à la question raciale, 2006.
[11] Disponible sur youtube.com : « Avant-Après : Évolution du dispositif, des ARS à l’OFII ».
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