Article extrait du Plein droit n° 129, juin 2021
« Retour à Calais »

Calais ou l’escalade répressive

Maël Galisson

Gisti
La frontière entre la France et le Royaume-uni est le résultat d’un long processus politique et administratif. Trente-cinq années de négociations et pas moins de vingt et un traités, accords et arrangements entre les deux pays ont été consacrés à la mise en place et au développement de mesures de contrôle et de surveillance toujours plus sophistiquées. Vidéosurveillance, barbelés coupants, drones, caméras thermiques et même déforestation et inondation de certaines zones, autant de techniques destinées à rendre la route migratoire « impraticable ». Pour quel bilan ? Un marché juteux pour les multinationales de l’armement et de la sécurité ; un coût humain considérable ; des passeurs de plus en plus indispensables.

« Que faire face aux migrants franchissant le Channel ? Nous n’aurions jamais dû perdre Calais en 1558. Pourquoi ne pas la reprendre ? » déclare Edward Leigh, député conservateur britannique dans un tweet rédigé le 10 août 2020 [1]. Continuant sur sa lancée, le membre du parlement britannique conclut son message ainsi : « En y réfléchissant, cela nous coûterait moins cher que de payer quelques millions aux Français pour les arrêter sur les plages ». Reprendre la ville de Calais et restaurer le Pale, ce territoire comprenant Calais et ses environs, demeuré sous autorité anglaise de 1347 à 1558 : telle est la proposition d’Edward Leigh pour répondre au désespoir de milliers de personnes exilées bloquées à cette frontière, délimitation extérieure de l’espace Schengen et, depuis le Brexit, de l’Union européenne.

La sortie du parlementaire britannique s’inscrit toutefois dans une surenchère, à l’œuvre des deux côtés de la frontière, de déclarations – souvent contradictoires – concernant la « gestion » de cet espace transfrontalier. Ainsi, si Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, promettait en 2016 que « la France ne retiendra plus tous ses migrants si le Royaume-Uni sort de l’Union européenne [2] », le même Emmanuel Macron, devenu président, annonçait en 2018 la signature du traité de Sandhurst, accord qui allait venir consolider l’empilement de traités bilatéraux régissant cette frontière. Et quand, en 2016, Xavier Bertrand considère « qu’il faut laisser passer les migrants en Grande-Bretagne », c’est pour mieux déclarer, trois ans plus tard, qu’il est nécessaire « d’aller plus loin sur les ressources technologiques […] et [d’]associer les industriels français de la défense et leurs partenaires britanniques à la protection de notre frontière ». En somme, Calais et sa frontière constituent, pour la classe politique, une scène de théâtre politique idéale. Le tweet du député anglais Edward Leigh rappelle pourtant que la frontière franco-britannique n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui et que sa construction relève d’un long processus politique et administratif.

Des barrières et des barbelés comme seul horizon politique

Du traité de Canterbury, signé en 1986, à la récente déclaration conjointe de la France et du Royaume-Uni de novembre 2020, pas moins de 21 traités, accords et arrangements bilatéraux régissent cet espace transfrontalier. L’analyse de ces différents textes permet de distinguer quatre principales étapes dans le déploiement, notamment spatial, de cette frontière et des dispositifs de contrôle qui la matérialisent. Dans un premier temps, le protocole de Sangatte (1991) instaure la mise en place de contrôles conjoints, français et britanniques, des deux côtés de la frontière dans les gares de Frethun et de Folkestone, stations ferroviaires par lesquelles passe l’Eurostar. Ces dispositifs de contrôle sont élargis aux gares de Calais, Lille et Paris, côté français, et aux gares d’Ashford, Londres Waterloo et Londres Saint Pancras, côté britannique, avec la signature du protocole additionnel au protocole de Sangatte (2000). Avec le traité du Touquet (2003) démarre une nouvelle étape au cours de laquelle les contrôles conjoints, jusque-là déployés au sein des seules infrastructures du site Eurotunnel, sont étendus à tous les ports de la Manche et de la mer du Nord,

Concomitamment, au début des années 2000 s’ouvre une nouvelle phase marquée, notamment, par une « fortification » des deux site-frontières que sont le port de Calais et Eurotunnel à Coquelles. Au port, en 2000 et 2005, deux programmes d’investissement, respectivement de 6 et 7 millions d’euros, visent à clôturer le site, à construire un « bâtiment de sûreté » et à installer un réseau de vidéosurveillance, comprenant, entre autres, 48 caméras fixes et mobiles [3]. Sur le site du tunnel sous la Manche, en réponse à des tentatives de passages d’exilé·es au début des années 2000, Eurotunnel double les 40 kilomètres de clôtures déjà existantes par une clôture supplémentaire, équipée de détecteurs infrarouges, reliée à un système de vidéosurveillance et surmontée de barbelés coupants Concertina. En 2006, un nouveau programme d’investissement vient parfaire ce dispositif, en renforçant les clôtures et le système de vidéosurveillance déjà existants [4]. L’essentiel du financement est alors assuré par la France, le Royaume-Uni se contentant de fournir certains dispositifs de détection de pointe.

Cette politique de « fortification » s’accompagne du renforcement de la collaboration entre le Royaume-Uni et la France en matière de contrôle et de surveillance de la frontière. Ainsi, selon l’arrangement du 6 juillet 2009, la « sécuritisation » du port passe par « un projet pilote conjoint doté des dernières technologies de détection », ainsi que la création d’un « centre de coordination conjoint chargé de recueillir et partager toutes les informations nécessaires au contrôle des biens et des personnes circulant entre la France et le Royaume-Uni » localisé dans l’enceinte portuaire. L’arrangement du 2 novembre 2010 vient de nouveau consolider ce processus et étend ces dispositifs au site Eurotunnel et au port de Dunkerque. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est avec ces arrangements que commence à être institué un partage du « fardeau » financier lié à ce processus de « sécuritisation » de la frontière. Le texte indique en effet que les coûts de création, de fonctionnement du centre de coordination et l’achat, la livraison, l’installation et la maintenance du matériel de détection sont à la charge de la partie britannique.

Le spectacle de la frontière

La « fortification » s’accélère avec les accords franco-britanniques du 20 septembre 2014 et du 20 août 2015. Le premier texte annonce le doublement des barrières de l’enceinte portuaire, l’érection le long de la rocade accédant à la zone portuaire d’une double clôture équipée d’une rampe d’accès incurvée pour empêcher qu’on ne s’y agrippe, surmontée de barbelés et dotée d’un système de vidéosurveillance. L’ouvrage, finalisé au printemps 2015, sera prolongé au niveau de la rocade portuaire par la construction, en avril 2016, d’un « mur végétalisé », mur de béton de 4 mètres de haut et de 300 mètres de long, équipé de caméras de surveillance et d’un système anti-franchissement. Le second accord, centré sur le site Eurotunnel, se traduit par l’érection de 29 kilomètres de nouvelles barrières et le « renforcement » des 10 kilomètres déjà existants, la déforestation de 100 hectares et l’inondation de certaines zones afin d’empêcher toute intrusion. Signé après le référendum sur le Brexit (juin 2016) et l’expulsion de la jungle de Calais (octobre 2016), le traité de Sandhurst (janvier 2018) prolonge la longue liste des technologies de surveillance et de contrôle dont sont peu à peu dotées les infrastructures frontalières : sur les 50 millions d’euros apportés par le Royaume-Uni, 15 millions sont destinés à l’acquisition de dispositifs de vidéosurveillance et de barrières de sécurité et au recrutement d’équipes cynophiles pour le port et la gare de Calais ainsi que le site Eurotunnel. De plus, le traité prévoit la construction d’un bâtiment pour la police aux frontières et les douanes britanniques dans le port de Dunkerque (montant estimé : 3 millions d’euros) et l’aménagement de nouveaux dispositifs de contrôle dans les autres ports transmanche, en particulier ceux du Havre et de Ouistreham [5].

La dernière étape du déploiement des dispositifs sécuritaires à la frontière franco-britannique, visant cette fois à stopper les tentatives de passage par voie maritime, démarre au cours de l’année 2018 et se traduit par la signature d’un plan d’action conjoint le 24 janvier 2019. Celui-ci prévoit, en particulier, l’acquisition, pour un montant de 7 millions d’euros, sur fonds britanniques, d’un certain nombre d’équipements destinés à surveiller le littoral du Calaisis et sur lesquels les autorités françaises ne se privent pas de communiquer : drones avec caméras thermiques, lunettes infrarouges, remorques éclairantes, véhicules tout-terrain (motos et 4x4), gardes républicains à cheval, militaires en VTT ou pilotes de la police aux frontières sont déployés sur les plages du nord de la France et apparaissent désormais régulièrement dans les tweets de la préfecture du Pas-de-Calais, contribuant ainsi au « spectacle de la frontière » [6]. Une mise en scène qui passe par le recours irrémédiable à des technologies de contrôle, comme l’illustre une fois de plus la déclaration conjointe du 29 novembre 2020, dans laquelle le Royaume-Uni alloue 31,4 millions d’euros destinés à « une augmentation significative des déploiements de forces de l’ordre pour enquêter, dissuader et prévenir les traversées irrégulières » et au « déploiement d’équipements de technologies de surveillance de haute définition pour détecter et empêcher les tentatives de franchissement avant qu’elles ne se produisent ».

Une frontière de plus en plus dangereuse… à force de sécurisation

Du côté français, la frontière a ainsi été déployée progressivement, en différents lieux, et n’a cessé de se matérialiser via divers dispositifs de contrôle. Par ailleurs, les acteurs responsables du contrôle se sont aussi multipliés. L’adoption par le gouvernement anglais de l’Immigration and Asylum Act (1987) rend responsables pénalement les compagnies aériennes et maritimes du transport de personnes en situation irrégulière. Cette responsabilité est étendue aux transporteurs routiers en 1999, puis aux opérateurs ferroviaires en 2001 [7]. La mesure prévoit, pour les transporteurs, des amendes de 2 000 livres par étranger·e découvert·e caché·e dans les véhicules, l’obligation de renvoi de l’étranger·e à la charge des compagnies et la possibilité de maintenir les chauffeurs en détention. Cette délégation du contrôle de la frontière entraîne de profondes mutations du quotidien des employé·es des compagnies de transports. L’exemple des aires de repos des autoroutes A16, A26 et A25 cristallise ces enjeux : interdites d’accès depuis la fin des années 2000 pour certaines, fermées temporairement pour d’autres ou sous surveillance de la gendarmerie 24h/24, les aires trop proches du Calaisis et Dunkerquois sont aujourd’hui évitées par de nombreux transporteurs routiers qui préfèrent stationner toujours plus en amont des points de passage transfrontaliers que sont les ports et le site Eurotunnel.

En conséquence, les tentatives d’accéder aux poids lourds afin de franchir la frontière franco-britannique se font toujours plus loin au sud du Calaisis. Ces dernières années, les tentatives de passage à partir des aires de repos de Touraine, du Loiret ou encore de Bourgogne se sont ainsi multipliées. De la même manière, dès les années 2015-2016, des « voies de passage » se mettent en place à partir de la Belgique, notamment au départ de la gare de Bruxelles-Nord ou des aires de l’autoroute E40. En effet, si le littoral belge (Ostende, Zeebrugge) est témoin depuis longtemps d’essais de franchissements afin de rallier le Royaume-Uni, là encore, la frontière a « reculé » ces dernières années repoussant les personnes exilées toujours plus loin. Un processus identique est d’ailleurs actuellement en cours : depuis quelques mois, les tentatives de traversées par zodiacs ou embarcations de fortune, auparavant concentrées sur le littoral du Calaisis, partent désormais de Merlimont, au sud-ouest du Pas-de-Calais, ou encore de Quend-Plage, en baie de Somme, à près de 80 km des côtes anglaises. Ces exemples ne font que confirmer un phénomène déjà constaté à cette frontière ainsi qu’à d’autres : vouloir fermer une route migratoire, en la rendant « étanche » [8] ou « impraticable » [9], n’a pour effet que de générer de nouvelles routes plus dangereuses et de rendre les passeurs davantage indispensables.

Externaliser le contrôle et sous-traiter l’asile

L’analyse du processus de « sécuritisation » de la frontière franco-britannique à l’œuvre depuis près de 35 ans montre ainsi de quelle manière la frontière s’est matérialisée par étapes dans différents « espaces frontières » et selon diverses modalités de contrôle. Dans le même temps, elle révèle l’impasse de cette politique : à chaque évolution des techniques de franchissement de la frontière par les exilé·es a répondu une phase de « fortification » de la frontière qui, elle-même, a entraîné une nouvelle stratégie de passage pour rallier le Royaume-Uni. Pour quel bilan ? Sur les cinq dernières années, le journal The Telegraph a estimé à environ 125,5 millions d’euros le montant de la facture liée au contrôle de la frontière pour le budget britannique. Un marché juteux dont profitent les multinationales de l’armement et de la sécurité ou du bâtiment, à l’image du géant Thalès (installation du système de vidéo-surveillance au port, fourniture de drones) ou de l’entreprise Vinci (érection de barrières et du « mur végétalisé » de la rocade portuaire notamment) [10].

La lecture des accords montre surtout à quel point le sort des exilé·es et le respect de leurs droits est une question secondaire pour les États concernés. Ainsi, le Protocole de Sangatte (2000) et le traité du Touquet (2003) instaurent-ils tout simplement une sous-traitance de l’asile. En déléguant la prise en charge des demandes d’asile au pays « de départ », en l’occurrence la France puisque, dans les faits, l’essentiel des mobilités dites irrégulières se fait dans ce sens, le Royaume-Uni, signataire la convention de Genève, se décharge de cette responsa- bilité. Cependant, si l’accord de 2014 évoque très brièvement, au détour d’un article et sans énoncer de mesures précises et chiffrées, la question des « personnes vulnérables », il faut attendre l’accord de 2015 pour voir apparaître une section relative à la « prise en charge des migrants à Calais ». Le contenu de cette partie se cantonne toutefois à valoriser l’existence d’un centre de jour (le camp Jules Ferry ouvert sur le bidonville de 2015-2016) ou le dispositif des centres d’accueil et d’orientation (CAO) et, une fois encore, de rappeler la nécessité d’assurer « la protection des plus vulnérables ». Par ailleurs, s’il est vrai que le traité de Sandhurst comporte des dispositions relatives à la prise en charge des mineur·es non accompagné·es, le texte n’oublie pas de rappeler la nécessaire « mise en œuvre des mesures de retour », rengaine quasi-systématique de tous les accords signés. En somme, une pincée (de rappel) de droits au milieu d’un déluge de mesures répressives bien réelles.




Notes

[1Noémie Javey, « Un député britannique propose de reprendre le contrôle de Calais pour empêcher les migrants de traverser la Manche », France 3 Hauts-de-France, 15 août 2020 [en ligne].

[3Emmanuel Berson, « Un mur sur le détroit du Pas-de-Calais », Recueil Alexandries, Collections Esquisses, septembre 2011.

[4Camille Guenebeaud, « De l’autre côté du tunnel. Quinze ans de renforcement des sites-frontière à Calais », Mappemonde, n° 126, 2019.

[5Olivier Pecqueux, « Pression migratoire : À quoi serviront les 50 millions d’euros promis par les Britanniques ? », La Voix du Nord, 31 janvier 2018 [en ligne].

[6N. De Genova, “Migrant ‘Illegality’ and Deportability in Everyday Life”, Annual Review of Anthropology, n° 31, 2002, p. 419-447.

[7Camille Guenebeaud, « "Nous ne sommes pas des passeurs de migrants" : le rôle des transporteurs routiers et maritimes dans la mise en œuvre des contrôles à la frontière franco-britannique », Lien social et Politiques, n° 83, 2019, p. 103-122 [en ligne].

[8Grégoire Biseau, Sylvain Mouillard et Willy Le Devin, « Bernard Cazeneuve : "L’Intérieur ne se réduit pas au ministère de la testostérone" », Libération, 11 novembre 2015 [en ligne].

[9Bethan Staton and Victor Mallet, « Priti Patel pledges to make English Channel ‘unviable’ for illegal crossings », Financial Times, 7 août 2020 [en ligne].

[10Anne-Sophie Simpere, « Vinci, Thales, Eamus Cork… Ces entreprises qui profitent de la situation à Calais », Observatoire des multinationales, 19 janvier 2018


Article extrait du n°129

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Dernier ajout : mercredi 23 février 2022, 17:25
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