Édito extrait du Plein droit n° 117, juin 2018
« Étrangers en état d’urgence »

Pendant ce temps, dans les hotspots grecs

ÉDITO

Le 20 avril dernier s’est ouvert au tribunal de Chios, une île grecque de la mer Égée, le procès de 35 personnes accusées d’incendie volontaire, rébellion, dégradation de biens, tentative de violences et trouble à l’ordre public. Elles encourent des peines pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement, leur exclusion du droit d’asile et leur renvoi vers les pays qu’elles ont fuis. Arrêtées en juillet 2017, à la suite d’une manifestation pacifique par laquelle plusieurs centaines d’exilés bloqués dans le hotspot de Moria, sur l’île de Lesbos, dénonçaient leurs conditions de vie indignes et inhumaines, elles ont été placées en détention provisoire et y sont restées pendant 10 mois. Toutes ont nié avoir commis les délits qu’on leur reprochait. Certaines ont même démontré qu’elles n’avaient pas participé à la manifestation. Pourtant, après quatre jours d’audience, presque toutes ont été reconnues coupables d’avoir blessé des fonctionnaires de police et 32 ont été condamnées à 26 mois de prison avec sursis.

Membre de la délégation d’observateurs internationaux lors du procès expéditif de ceux qu’on a appelés les « Moria 35 » [1], le Gisti a pu y mesurer les graves entorses au droit à un procès équitable : interprétariat lacunaire, manque d’impartialité des juges mais surtout absence de preuves des faits reprochés. En condamnant injustement les exilés de Moria, le tribunal de Chios a pris le relais du gouvernement grec – qui confine depuis plus de deux ans des milliers de personnes dans les hotspots de la mer Égée –, de l’Union européenne (UE) – qui finance la Grèce pour son rôle de garde-frontière de l’Europe – et des 200 militants d’extrême droite qui, à la même période, faisaient le coup de poing dans une manifestation pacifique de dizaines d’Afghans maintenus dans le camp de Lesbos. Avec des méthodes différentes, l’objectif est le même : lancer un message menaçant pour inciter les exilés à quitter d’eux-mêmes la Grèce où ils ont demandé l’asile, et dissuader de nouvelles arrivées.

Avec l’installation des hotspots dans cinq îles grecques proches de la Turquie et l’accord conclu entre l’UE et ce pays en mars 2016 [2], une étape importante de ce processus de dissuasion a été franchie. Depuis cette date, le nombre d’arrivées par la mer de personnes migrantes en Grèce a chuté drastiquement : 30 000 au cours de l’année 2017 contre 173 450 en 2016. Pour autant, la Grèce n’est toujours pas en capacité de « gérer » les demandes d’asile enregistrées sur son territoire. En 2017, les autorités grecques ont rendu 22 513 décisions en première instance sur 58 661 demandes d’asile déposées et ont examiné 4 354 recours (rejetés à 93%).

À leur arrivée sur les îles grecques, les migrants sont détenus, le temps de vérifier et d’enregistrer leur identité et leur nationalité, puis transférés dans un des centres de réception et d’identification de Chios, Lesbos, Samos, Kos ou Leros pour y être soumis à un dispositif de tri. À ce stade, sont renvoyés en Turquie ceux qui ne déposent pas de demande d’asile ou ceux pour lesquels on décide qu’ils ont déjà – ou pourraient avoir – une protection suffisante en Turquie, déclarée « pays sûr » par la Grèce. Ceux qui sont autorisés à déposer leur demande d’asile en Grèce ne sont pas pour autant libres de circuler dans le pays : il leur est interdit de quitter l’île sur laquelle ils sont enregistrés jusqu’au traitement de leur demande. Saisi de nombreux recours contre ces mesures de privation de liberté dépourvues de fondement légal, le Conseil d’État grec décidait, le 17 avril 2018, de lever ces restrictions géographiques jugées illégales et discriminatoires. Cet arrêt aurait pu soulager, sinon régler, la situation dans les hotspots, dont les capacités d’accueil sont chroniquement saturées (près de 8 000 assignés à résidence à Moria pour une capacité maximale de 2 500 places). C’était sans compter la réplique du gouvernement grec qui a immédiatement annoncé un projet de loi visant à légaliser la politique d’endiguement des migrants dans les îles et pris un décret rétablissant les restrictions géographiques, privant ainsi d’effets la décision du Conseil d’État grec.

Dénoncées depuis leur création [3], les conditions de vie dans les hotspots n’ont pourtant jamais été aussi dégradées et dégradantes. Au mois d’octobre 2017, à l’approche de l’hiver, une campagne internationale a été lancée par des organisations grecques sous le nom de Open the islands, pour demander en urgence la fermeture des hotspots, le rétablissement de la liberté de circulation des demandeurs d’asile arrivant sur les îles grecques et leur accueil dans des conditions décentes sur le continent. Le texte de l’appel rappelle qu’au cours de l’hiver précédent plusieurs personnes ont perdu la vie du fait des conditions extrêmes dans ces camps (froid, malnutrition, absence de soins). Deux mois plus tard, ce sont les maires et des habitants des îles de la mer Égée qui sont allés manifester à Athènes pour protester contre la suroccupation de leurs villes et villages et réclamer le transfert des migrants en Grèce continentale. Mais surtout, la situation est dénoncée par les exilés eux-mêmes : aux manifestations s’ajoutent les actes désespérés, tentatives de suicide, automutilations, et les réactions de violence, révoltes, incendies que la répression policière et judiciaire, en criminalisant les exilés, ne peut qu’attiser.

D’où qu’elles viennent, ces alertes restent sans effet. Depuis deux ans, l’UE et la Grèce étouffent en silence « l’archipel des camps » de la mer Égée [4].




Notes

[2« Accord UE-Turquie, la double honte », communiqué du Gisti, 12 mars 2016.

[4« Des hotspots au cœur de l’archipel des camps », Note de Migreurop n° 4, octobre 2016.


Article extrait du n°117

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Dernier ajout : mercredi 11 mars 2020, 14:39
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