Article extrait du Plein droit n° 112, mars 2017
« Travailleurs sociaux précarisés, étrangers maltraités »
La situation des travailleurs intervenant auprès des étrangers au prisme du contentieux
Cyril Wolmark
enseignant-chercheur, université Paris Nanterre
La précarité des emplois
Ce qui d’emblée frappe le lecteur du contentieux portant sur les travailleurs sociaux intervenant dans des structures d’aide et d’accueil des étrangers, c’est la précarité de l’emploi, laquelle se traduit au premier chef à travers ce que l’on appelle les demandes de requalification. Le travailleur demande que la succession de contrats à durée déterminée dont il a été titulaire soit assimilée à la détention d’un seul et unique contrat à durée indéterminée. Le code du travail interdisant que le recours aux CDD permette de pourvoir durablement un emploi normal de l’entreprise, les juges accordent fréquemment cette requalification, et les dommages-intérêts qui en découlent. Ainsi de cette formatrice référente embauchée en contrat unique d’insertion de six mois, puis en CDD, renouvelé tous les six mois pendant deux ans et demi dans une structure de formation et d’alphabétisation à destination des travailleurs immigrés (CA Reims, ch. soc. 2 septembre 2015, n° 14/02080). Ou encore, de cet agent de service qui a passé 4 ans en contrat emploi solidarité puis en CDD avant d’obtenir un CDI (CA Paris, Pôle 6, ch. 4, 8 septembre 2015, n° 13/00771).
La précarité de la situation des travailleurs apparaît également à travers la fréquence des licenciements engendrés par des « difficultés économiques ». Ces difficultés sont liées à la volatilité des subventions, à leur baisse, leur suppression, leur retard, leur déplacement d’un projet à un autre. Elles contraignent en effet souvent l’employeur à réduire les effectifs (voir par exemple, CA Rennes, 7e ch. prud., 11 mars 2015, n° 13/04689). Il ne saurait alors oublier que tout licenciement pour motif économique doit donner lieu à une recherche de reclassement afin de trouver un autre poste au salarié ou à la salariée. Pareille recherche ne se limite pas aux postes disponibles dans l’entreprise ou l’association, elle doit s’étendre à tout le réseau dans lequel l’association est insérée. À défaut, le licenciement n’est plus valable. Une association dépendant du réseau des AEFTI (Association pour l’enseignement et la formation des travailleurs immigrés et leurs familles) a ainsi oublié le caractère central de cette obligation de reclassement et, en dépit de la perte d’un marché du Fasild (ancêtre du Commissariat général à l’égalité des territoires), a vu le licenciement de sa salariée déclaré sans cause réelle et sérieuse (CA Reims, ch. soc., 30 avril 2008, 06/02451). À l’inverse, une association gérant notamment un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) a pu valablement rompre le contrat d’une travailleuse sociale en raison du retard et de la réduction de la subvention allouée pour la gestion du Cada, après avoir recherché auprès d’autres associations gérant des centres d’hébergement et de réinsertion sociale si des postes étaient disponibles, conformément à la convention collective applicable (CA Rennes, 7e ch. prud., 11 mars 2015, n° 13/04689). La précarité des financements retentit assurément sur la précarité des emplois.
Des métiers de l’affect
À côté de cette précarité particulière des postes dans les associations intervenant au soutien ou aux côtés des étrangers, un autre trait saillant du travail exercé par les salariés dans ces structures affleure dans le contentieux. Si certaines structures se contentent de répondre aux incitations financières des pouvoirs publics et acceptent de participer à la politique de tri mise en œuvre en matière de suivi des étrangers en général et des demandeurs d’asile en particulier, les salariés, eux, ne parviennent pas à limiter leur activité à la simple gestion de flux de demandeurs, qui ne seraient pas considérés comme des personnes. Des liens se créent et il arrive que des employeurs y voient une faute qu’ils sanctionnent par un licenciement. En effet, les salariés de ce secteur sont, aussi étonnant que cela puisse paraître, considérés comme fautifs par certaines structures lorsqu’ils expriment leur bienveillance ou leur attachement à l’égard des étrangers qu’ils suivent, fréquentent, aident. Ainsi, dans une décision scandaleuse de la Cour de cassation (soc. 6 avril 2011, n° 09-72.520), un animateur linguistique d’un Cada a eu le malheur d’intervenir auprès de la directrice de la maternité qui prenait en charge une ex-résidente du Cada, déboutée de sa demande, afin d’obtenir une attestation indiquant que son état de santé contre-indiquait son expulsion. Il a, selon la Cour de cassation approuvant l’argumentation de l’employeur, violé le secret professionnel et a outrepassé les limites de sa mission en prenant en charge une demandeuse d’asile après le rejet définitif de sa requête. L’employeur reprochait par ailleurs au salarié d’avoir aidé des demandeurs d’asile en se rendant à leur domicile. Ce grief a été retenu par la cour d’appel dans la même affaire. Bien que les faits précis de cette affaire ne surgissent que par bribes, il semble bien qu’aient été condamnés l’humanité et l’engagement d’un salarié qui, selon les juges saisis, ne devrait aider les demandeurs d’asile que pendant les heures fixées par son contrat de travail. Comment également ne pas citer cette décision de la cour d’appel de Paris où une travailleuse sociale s’est vu notifier son licenciement, sur la base d’un harcèlement sexuel manifestement faux, et du « manque de distance professionnelle dans sa manière de saluer les résidents en retournant occasionnellement une bise et dans sa manière de s’adresser à eux en faisant parfois usage du tutoiement ». Heureusement, la cour d’appel a déclaré le licenciement sans cause réelle et sérieuse, ce que cependant le conseil des prud’hommes pour des raisons inconnues n’avait pas fait (CA Paris, Pôle 6, ch. 8, 26 novembre 2015, n° 13/03755).
Toutefois la frontière entre la prise en charge bienveillante et le paternalisme, accompagné de son corollaire l’abus d’autorité, est parfois mince. Ainsi, la cour d’appel de Besançon a retenu une faute grave pour deux salariées d’une structure d’accueil des demandeurs d’asile dont le comportement douteux pouvait faire l’objet d’interprétations divergentes. Elles ont, dans l’intérêt des résidents, ouvert la correspondance de ces derniers avec l’Éducation nationale et imité leur signature dans le courrier de réponse ; elles ont également conseillé des personnes demandeuses d’asile non prises en charge par l’association durant leurs horaires de travail, ce qui selon les salariées en cause n’était pas « incompatible avec les objectifs de l’association » ; elles ont enfin accepté des présents de la part des résidents du Cada – « sous-vêtements, coffrets de parfum et, en dernier lieu, une bague » – sans s’en cacher et en déclarant qu’elles ne pouvaient pas refuser (CA Besançon, ch. soc., 19 et 26 avril 2013 n° 11/03149 et 12/00807). La situation paraissait bien difficile à démêler, révélant l’entrelacs entre assistance, emprise et dépendance au cœur des relations du care.
En dépit de leurs spécificités, chacune de ces affaires, à sa manière, laisse entrevoir une question à laquelle les travailleurs et travailleuses intervenant auprès d’étrangers et d’étrangères doivent fréquemment répondre, et ce indépendamment des directives de leur employeur : comment s’investir et éprouver l’utilité de son travail sans se laisser envahir par les urgences, les difficultés des personnes étrangères pour lesquelles on intervient Il est certain que le licenciement ne saurait être la réaction adéquate, lorsque la vie professionnelle d’un salarié imprègne sa vie privée. En revanche, des dispositifs et mécanismes permettant aux salariés désireux de discuter des tensions que suscite le travail auprès d’un public en situation de demande de protection pourraient constituer une réaction patronale intéressante et pertinente.
Des métiers reposant sur des valeurs
La tension entre les choix personnels et politiques et la vie professionnelle participe tant de l’intérêt des métiers dits du social que de leur dureté. Cette tension se traduit dans les conflits portant sur l’activité à déployer. La référence aux valeurs d’accueil et d’hospitalité peut être brandie tant par l’employeur que par le salarié. Ainsi, le zèle d’un directeur d’établissement pressé de répondre aux demandes du préfet d’expulser du Cada les familles de demandeurs d’asile déboutés a pu être valablement sanctionné par un licenciement. Dans cette affaire, les dirigeants de l’association gérant le Cada avaient du reste réussi à négocier avec la DDASS, après l’intervention préfectorale, une convention pour éviter les sorties brutales du centre. C’est donc légitimement, selon les magistrats de la cour d’appel de Toulouse, que l’association a reproché au directeur de l’établissement de ne plus adhérer aux « valeurs associatives d’action solidaire » et l’a licencié (CA Toulouse, 4e ch. soc., 1re section, 13 juin 2014, n° 12/05086).
Inversement, les témoignages affluent de travailleurs sociaux des CAOMI (centres d’accueil et d’orientation des mineurs isolés étrangers) qui voient se dérouler sous leurs yeux une politique de tri et de dissuasion à l’égard d’un public qui a d’abord besoin de protection. La situation est parfaitement décrite par la résolution adoptée le 31 janvier 2017 par les États généraux du travail social qui pointe « les velléités de nos gouvernants de casser un peu plus nos cadres de travail, de fouler aux pieds notre éthique professionnelle, de contribuer à l’illisibilité de nos missions et ainsi de faire évoluer le travail social vers du contrôle social » (voir page suivante). Bien qu’il n’y ait pas encore de décisions de justice, on sait parfaitement que ce conflit entre les valeurs qui animent l’engagement des salariés et les pratiques imposées par les directions alimente le mal-être au travail.
Dans ce conflit, les salariés peuvent en outre être tentés d’user de leur liberté d’expression pour alerter sur les conditions inhumaines de l’accueil prétendument humanitaire. Mais la réaction patronale ne se fait alors pas attendre. C’est ainsi que, pour avoir dénoncé dans la presse, puis au Défenseur des droits, les conditions d’accueil et de suivi des mineurs isolés étrangers dans son département, une éducatrice spécialisée est à l’heure où ces lignes sont écrites menacée de licenciement. La procédure de licenciement a été entamée, alors que peu de temps après les premières alertes lancées par cette travailleuse, l’un de ces jeunes migrants décédait après s’être jeté de la fenêtre du foyer dans lequel il était hébergé. Les faits obligent à affirmer qu’elle a été licenciée pour avoir eu publiquement raison. Si le licenciement était finalement prononcé, la salariée pourrait toutefois utiliser à son profit l’article L. 313-24 du code de l’action sociale et des familles. Cet article interdit toute sanction, et donc tout licenciement, prononcée contre un salarié qui a « relaté ou témoigné de mauvais traitements ou privations infligés à une personne accueillie », dans les établissements médico-sociaux. Une autre piste doit être rappelée, celle du droit d’alerte refondu par la loi dite Sapin II du 9 décembre 2016. Selon cette loi, est nulle toute sanction infligée à un salarié qui a relaté ou témoigné [2], de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime (article L. 1132-3-3 du code du travail). Dans les cas les plus graves, la non-assistance à personne en danger pourrait être invoquée et justifier l’alerte lancée par les salariés.
De cette pêche dans le contentieux, certaines plaintes et problèmes ne sont pas ressortis, alors même que l’on pressent leur prégnance dans le quotidien du travail. La surcharge de travail est à peine évoquée dans une décision de la cour d’appel de Rennes (CA Rennes, 7e ch. prudh., 11 mars 2015, n° 13/04689), la souffrance au travail n’émerge pas davantage. Quant à la violence possible d’une population précarisée et maltraitée, elle ne perce que dans une décision de la cour d’appel de Lyon (CA Lyon, ch. soc. B, 17 juin 2016, n° 15/03398). Il serait erroné de prétendre que ces problèmes n’existent pas. Mais on peut poser comme hypothèse qu’ils ne suscitent pas un sentiment d’injustice suffisant pour déclencher l’action judiciaire. Cette absence de problématiques pourtant connues pourrait même témoigner de la capacité de résistance et de résilience des travailleurs intervenant dans le domaine de l’action sociale et juridique auprès des étrangers.
Notes
[1] L’échantillon d’affaires a été constitué à partir de la base privée et payante Jurisdata, interrogée par le biais du nom des parties (les principales structures d’accueil et de soutien des étrangers), et différents mots-clés combinés (licenciement, travailleur social, étranger, demandeur d’asile, réfugié, Cada, AUDA), limitée à la matière sociale. La consultation du site Legifrance, moins bien alimenté en décisions des juges du fond, ne permet pas de constituer un échantillon suffisant.
[2] Voir notamment le témoignage d’une travailleuse sociale sur son activité dans un CAOMI de l’Ariège en ligne sur le site d’Infomie.
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