Article extrait du Plein droit n° 111, décembre 2016
« Quelle « crise migratoire » ? »
« Crise migratoire » : ce que cachent les mots
Emmanuel Blanchard et Claire Rodier
Gisti, Migreurop
Le terme de « crise migratoire » ou de « crise des migrants » s’est ainsi imposé dans les médias et les déclarations politiques à partir de l’été 2015. Il est généralement associé à des considérations sur « l’afflux » de réfugiés et le caractère « inédit » ou « historique » du nombre des arrivées enregistrées au cours de cette année 2015. Prendre la mesure démographique de ce phénomène implique de se détacher des stéréotypes de réfugiés représentés en « masse » (cf. les nombreux clichés inspirés de l’exode biblique, du tableau de Géricault, Le Radeau de la Méduse, aux photographies iconiques de Robert Capa). Il convient aussi de faire un sort aux statistiques le plus communément mobilisées car opportunément fournies par des acteurs dont l’intérêt réside justement dans la mise au jour d’un « péril migratoire ». Ainsi, les données sur les franchissements irréguliers des frontières publiées chaque mois par Frontex sont avant tout un instrument aux mains d’une agence de gardes-frontières ayant besoin de légitimer ses demandes de moyens et de justifier son efficacité. En réalité, une partie des « entrées » présentées comme « irrégulières » ne le sont pas au sens du droit international et notamment de la convention de Genève, qui n’exige d’un demandeur d’asile ni passeport ni visa pour reconnaître son droit à obtenir protection dans l’État où il est arrivé. De plus, les chiffres rendus publics par Frontex comptabilisent les franchissements de frontières européennes et non les entrées dans l’UE (une même personne peut donc être comptée plusieurs fois au cours de contrôles successifs aux frontières extérieures, par exemple quand elle pénètre sur le territoire européen par la Grèce, qu’elle quitte en passant en Macédoine, pour y entrer à nouveau quand elle passe en Bulgarie, etc.).
Jusqu’à ce jour, il est par conséquent extrêmement difficile d’estimer le nombre de personnes « illégalisées » (par des textes et des dispositifs les empêchant de faire valoir leur droit à émigrer) ayant atteint l’Union européenne en 2015. Les statistiques d’Eurostat permettent tout juste d’évaluer le nombre de demandes d’asile déposées dans les 28 pays de l’UE : 1,3 million en 2015, dont plus d’un tiers pour la seule Allemagne ; elles ont doublé par rapport à 2014. Ce chiffre historiquement élevé [1] doit être rapporté au contexte international. L’année 2015 est aussi celle pour laquelle le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a enregistré le plus grand nombre de personnes victimes de migrations forcées dans le monde depuis les cinquante dernières années : 65 millions, toutes catégories confondues (réfugiés « enregistrés », demandeurs d’asile, personnes déplacées dans leur propre pays ou apatrides). Ce record est dû essentiellement à la permanence des conflits au Proche et Moyen-Orient : l’Irak et surtout la Syrie « fournissent » un tiers des réfugiés dans le monde. Parmi eux, près de 5 millions de Syriens ont franchi leur frontière et 7 millions sont déplacés à l’intérieur du pays. Ce record, corrélé à la proximité des zones « sources » de réfugiés, est loin de toucher à titre principal l’Europe et ses 510 millions d’habitants. La Turquie, que l’UE aimerait cantonner à un rôle de garde-frontières, a vu arriver sur son sol plus de 3 millions de Syriens depuis le printemps 2011 ; quant au Liban, c’est un tiers de sa population qui est aujourd’hui composée de réfugiés.
À trop se focaliser sur la xénophobie revendiquée des pays de la frontière orientale de l’UE, rassemblés dans le groupe de Visegrad [2], on oublie en effet que d’autres États membres se sont arc-boutés sur le renforcement des frontières comme seule réponse à apporter à l’augmentation de la demande de protection internationale. Ainsi, ces dernières années, la Grande-Bretagne s’est abritée derrière son insularité, les accords du Touquet et les barrières « anti-intrusion » toujours plus hautes du Calaisis. Bien que la « crise migratoire » ait fait la une de tabloïds dont la xénophobie ne se distingue guère de celle d’un Viktor Orban, il ne s’est pourtant rien passé outre-Manche. Dès 2003, le Premier ministre travailliste Tony Blair s’était engagé à faire diminuer de moitié le nombre de réfugiés admis en Grande-Bretagne, pays alors le plus accueillant de l’UE. Il y est parvenu et, au cours des dernières années, la demande d’asile y est restée stable.
Manuel Valls et François Hollande auraient bien voulu qu’il en soit de même en France où, en 2014, on enregistrait encore une baisse du nombre des demandes d’asile, symptomatique d’une politique assumée de non-accueil. Début 2016, le Premier ministre est même allé jusqu’à dénoncer l’irresponsabilité allemande et le président français a freiné des quatre fers devant toute tentative coordonnée visant à permettre aux exilés d’échapper aux nasses grecques ou italiennes. Les évolutions géopolitiques et les considérations diplomatiques notamment ont cependant empêché que la France ne reste totalement à l’écart d’une hausse des demandes d’asile qui touchait ses principaux voisins. L’année 2015 s’est ainsi achevée sur une augmentation de 25 % et les demandes d’asile ont quasi doublé en 6 ans, passant de moins de 50 000 en 2010 à près de 100 000 attendues en 2016. Cette progression concerne également le taux de reconnaissance du statut de réfugié qui devrait avoisiner, selon l’Ofpra, 30 % en 2016 contre moins de 15 % en 2010.
À la lecture de ces chiffres, on peut considérer que la demande d’asile atteint, avec la « crise migratoire », des niveaux historiquement élevés : le « pic de 1989 [3] », avec ses 62 000 premières demandes est ainsi dépassé. Si l’on veut raisonner en termes de comparaisons historiques, il faut se souvenir que ces mouvements de populations sont incomparables aux situations dramatiques qu’a connues le continent européen au cours de la première moitié du XXe siècle avec les dizaines de millions de personnes déplacées par les deux conflits mondiaux et leurs suites. Si l’on s’en tient à des déplacements massifs gérés sans crise majeure par la mobilisation des pouvoirs publics, on peut rappeler que les décolonisations en Afrique du Nord ont amené en métropole (bien souvent pour la première fois et non sous forme de « rapatriements ») près de 1,5 million de personnes entre 1954 et 1965, dont environ 800 000 pour la seule année 1962, au moment de l’accès à l’indépendance de l’Algérie. Plus proche de nous et de la situation actuelle, en 1979-1980 la France a reçu plus 120 000 boat people vietnamiens et cambodgiens qui n’apparaissent même pas dans les statistiques de demande d’asile de l’Ofpra : ils furent en effet accueillis selon les mécanismes dits de prima facie et pris en charge dans un grand mouvement de solidarité et de mobilisation institutionnelle [4].
Tout sauf imprévisible
Le rappel de ces réalités historiques n’est pas destiné à minorer l’impact de la hausse récente des arrivées de boat people et autres réfugiés par les routes méditerranéennes ou balkaniques : tout dispositif d’accueil digne de ce nom doit en effet être recalibré et doté financièrement dès lors que le nombre de personnes prises en charge augmente, ne serait-ce que de quelques pourcents chaque année. Ces transformations indispensables de l’action publique, y compris de ses mises en forme discursives – reconnaître l’effort budgétaire nécessaire, le primat des droits et de la solidarité, la gravité de la situation géopolitique, la nécessaire mobilisation sociétale, les apports des migrants – relèvent tout simplement de la gestion et de l’anticipation politiques.
Or la situation de l’été 2015 était tout sauf inattendue : des millions de réfugiés, Syriens notamment, vivaient dans des camps où le HCR, faute de financement des pays contributeurs, notamment européens, ne pouvait même plus leur garantir le minimum alimentaire ; les guerres en Syrie duraient depuis plus de quatre années, sans espoir de stabilisation à court terme ; la Corne de l’Afrique était en proie à des durcissements autoritaires (Éthiopie) voire dictatoriaux (Érythrée), ou était durablement marquée par des effondrements étatiques (Somalie) ; le Sahel et l’Afrique de l’Ouest étaient déstabilisés par le chaos libyen, les affrontements entre groupes armés et les interventions militaires occidentales ; l’Irak et l’Afghanistan étaient moins que jamais « pacifiés ». Depuis plusieurs années, les services de renseignement, notamment celui de Frontex, prévenaient que ces déstabilisations politiques, dont certaines générées par les intérêts et interventions d’États européens, pousseraient à l’exil un nombre croissant d’hommes et de femmes. De son côté, dès le mois d’octobre 2012, le HCR, constatant que la plupart des réfugiés fuyant la Syrie (345 000 à l’époque) étaient accueillis dans les pays limitrophes (Irak, Jordanie, Liban et Turquie), exhortait déjà les pays de l’UE à « assurer l’accès [à leur] territoire et aux procédures de demande d’asile », et à « offrir un soutien mutuel entre les États membres ». Cet appel est resté vain. Un million de personnes avaient quitté le pays en 2013, trois en 2014, quatre en 2015, parmi lesquelles quelques centaines de milliers seulement ont pu gagner l’Europe, au risque de leur vie.
Tout à leur volonté de défendre – et de mettre en scène – leur capacité à contrôler les frontières extérieures, compétence érigée en mantra de la construction européenne, la grande majorité des dirigeants européens ont choisi de faire comme s’ils pouvaient rester à l’écart de la nouvelle donne géopolitique. Le même scénario qu’en 2011, lorsque, dans la foulée des « printemps arabes », l’intervention militaire de la coalition internationale en Libye avait poussé des milliers de réfugiés à tenter la périlleuse voie méditerranéenne pour rejoindre l’Europe. À l’époque, la seule réponse de l’UE fut le redéploiement de l’agence Frontex pour mieux barrer la route aux boat people. En 2015, seule Angela Merkel a, un temps, saisi l’occasion de donner un nouveau challenge à son pays (le fameux « Wir schaffen das ! [5] » du 31 août) et une autre image que celle de bourreau du peuple grec.
Elle le fit en s’affranchissant des règles européennes qui, conçues pour dissuader la demande d’asile, ne pouvaient être adaptées à des fins d’accueil et de protection des exilés. Au sein du régime d’asile européen commun (RAEC), constitué d’une série de normes législatives communes visant à organiser les conditions d’admission et l’accueil des réfugiés dans l’UE, le règlement « Dublin », notamment, a en effet été pensé pour ne fonctionner qu’à condition que les arrivées soient suffisamment faibles en nombre, afin que l’essentiel de la demande d’asile soit délégué aux États situés aux marges de l’UE, en particulier la Grèce et l’Italie, mais aussi à sa frontière orientale comme la Hongrie. Dans ce contexte, tout « afflux », même minime, ne pouvait que mettre en péril ce mécanisme en asphyxiant les pays dits de premier accueil incapables de le gérer dans des conditions acceptables pour les arrivants : c’est ce qui s’est passé.
L’exceptionnel au nom de l’urgence
Le choix de ne pas activer, en dépit du vote favorable du Parlement européen, les mesures prévues par la directive « protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées [6] », a priori particulièrement adaptée à la situation, est symptomatique de cette inertie collective. Quoiqu’on pe nse des difficultés de mise en œuvre de ce texte de 2001, adopté pour ne jamais servir [7], son déclenchement aurait été l’expression d’une forme de prise de conscience. Or, loin de remettre en cause sa politique d’asile fondée sur l’évitement de ceux qui pourraient en bénéficier [8], l’UE a choisi, pour faire face à la « crise migratoire » de 2015, d’inventer des mesures « exceptionnelles ». Une façon de nier le caractère durable de la déstabilisation de régions entières qui amène – et amènera encore longtemps – des centaines de milliers de personnes à prendre la route de l’Europe.
C’est ainsi qu’au mois de mai 2015, le président de la Commission européenne a proposé, pour « soulager » les pays de premier accueil de la charge disproportionnée que représentaient les migrants (à l’époque, plusieurs milliers de personnes débarquaient chaque jour dans les îles grecques), de mettre en place « l’approche hotspots » : elle consiste à organiser dans ces pays, grâce à l’appui des agences européennes Frontex et EASO (bureau européen de l’asile), le tri entre les arrivants. Ceux qui sont jugés en besoin de protection pourront éventuellement être « relocalisés », c’est-à-dire accueillis dans d’autres pays de l’UE sur la base d’une répartition par quotas ; les autres, considérés comme migrants irréguliers, devront être renvoyés dans leur pays d’origine ou de provenance. Reposant sur un principe de solidarité entre États membres de l’UE, le dispositif était, pour cette raison, voué à l’échec dès son lancement, comme en témoignent les interminables négociations qui ont abouti à l’engagement, souvent pris du bout des lèvres, de vingt-trois d’entre eux à accueillir sur deux ans un total de 160 000 réfugiés potentiels – une proportion dérisoire au vu du nombre de personnes déjà présentes à l’époque en Grèce et en Italie. L’un des pays à « soulager », la Hongrie, a d’emblée refusé l’installation de hotspots sur son sol, préférant, pendant quelques semaines de l’automne 2015, ouvrir ses frontières pour permettre le passage de dizaines de milliers d’exilés vers l’Autriche et l’Allemagne, avant de les refermer violemment, plutôt que d’en céder le contrôle à des fonctionnaires européens. Parmi les pays qui s’étaient engagés à accueillir des demandeurs d’asile dans le cadre de la relocalisation, plusieurs ont fait marche arrière, d’autres n’ont accepté d’en admettre que quelques dizaines. Un an après le lancement de ce mécanisme, moins de 6 000 exilés avaient été transférés dans un État européen depuis la Grèce et l’Italie, et on peut prédire, après un Conseil européen qui, en septembre 2015, a consacré de fait l’enterrement de la relocalisation, que les objectifs fixés ne seront jamais atteints. Symbole d’une politique européenne qui a toujours fait prévaloir la surveillance des frontières et la lutte contre l’immigration irrégulière sur le respect du droit d’asile, « l’approche hotspots » est pourtant maintenue comme outil de contrôle et de répression [9]. Dans les îles de la mer Égée, notamment depuis l’entrée en vigueur, en mars 2016, d’un accord conclu entre l’UE et la Turquie qui fait peser sur tous la menace d’un renvoi dans ce pays, des exilés sont entassés dans des camps de fortune, ne pouvant ni être « relocalisés » ni rejoindre le continent [10]. En Italie, des hotspots « flottants » sont improvisés au gré des ports d’arrivée des boat people, afin d’enregistrer, parfois même par la force, leurs empreintes digitales. L’UE y tient : c’est la condition nécessaire pour que ceux d’entre eux qui parviendraient à gagner d’autres pays européens y soient renvoyés, en application du règlement Dublin qui fait toujours du premier pays d’arrivée des migrants l’État responsable de leur demande d’asile, même s’il est dans l’incapacité manifeste de les accueillir.
Partout ou presque, l’argument de l’urgence que la « crise migratoire » aurait provoquée vient justifier l’adoption de mesures exceptionnelles, toutes attentatoires aux droits des migrants et des réfugiés : ainsi le rétablissement des contrôles aux frontières de l’espace Schengen, l’instauration de l’état d’urgence en Hongrie, la détention illégale en Italie, la maltraitance en Grèce, les déplacements autoritaires dans des centres inadaptés à l’accueil des demandeurs d’asile ou des mineurs en France. Qu’elle prenne la forme de la provocation raciste comme en Hongrie ou en Pologne, de la démission comme en Grèce ou de l’affichage humanitaire comme en France, la réponse des institutions et des gouvernements européens s’inscrit dans la continuité d’un déni : celui de la responsabilité qu’impliquent leurs engagements internationaux à l’égard des réfugiés. Elle est surtout la marque d’un mode de gouvernement fondé sur des logiques policières et non pas sur des capacités d’anticipation administrative et de mobilisations sociétales qui auraient permis à l’Europe de s’affirmer comme une véritable puissance démocratique. Faut-il pour autant y voir le symptôme d’une « crise » de l’Union européenne ? En matière d’asile et d’immigration, l’UE a toujours poursuivi des stratégies fondées sur l’érection de barrières, se dotant ainsi d’un « ennemi » politique bien utile pour masquer l’absence de tout projet politique conforme aux « valeurs » qu’elle prétend défendre.
Notes
[1] Le précédent maximum datait de 1992 avec près de 700.000 demandes dans une UE à 15 pays membres contre 28 aujourd’hui.
[2] Formé par la Hongrie, la Pologne, la République tchèque et la Slovaquie, ce groupe a pris une position commune, en septembre ?2015 contre la répartition des réfugiés par quotas au sein de l’UE proposée par le président de la Commission européenne.
[3] Luc Legoux reprend cette expression de l’époque afin de démontrer comment cette mise en scène de l’afflux fut mobilisée pour mettre en place des politiques restrictives au début des années 1990 (avec notamment l’interdiction de travailler pour les demandeurs d’asile) et alimenter une rhétorique des « faux réfugiés » permettant de justifier la diminution des taux d’accord. Luc Legoux, « La demande d’asile en France : le pic de 1989 et la théorie de la dissuasion », Revue européenne des migrations internationales, 1993, vol. 9, n° 2.
[4] Karine Meslin, « Accueil des boat people : une mobilisation politique atypique », Plein droit, n° 70, octobre 2006.
[5] « Nous y arriverons ! »
[6] Directive 2001/55/CE du 20 juillet 2001.
[7] Pour une analyse du contexte de l’adoption de cette directive, voir : Claire Rodier, « Révolutions arabes : des héros, mais de loin », Plein droit, n° 90, juillet 2011 .
[8] Si la révision du règlement « Dublin » est à l’ordre du jour, ce n’est nullement pour en corriger les effets mais pour en renforcer la logique.
[9] Voir la Note de Migreurop, « Des hotspots au cœur de l’archipel des camps », n° 4, octobre 2016
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