Article extrait du Plein droit n° 92, mars 2012
« Les bureaux de l’immigration (2) »

CPAM : le soupçon érigé en pratique

L’examen des conditions de régularité et de résidence débute en 1975 pour les interruptions volontaires de grossesse (IVG). En 1978 c’est le tour de l’assurance personnelle. Dans les années 1980, les caisses d’assurance maladie se mettent à contrôler la régularité du séjour des épouses de travailleurs avant de leur accorder le statut d’ayant droit [1] alors même que cela est illégal. En 1993, la loi Pasqua légalise et institutionnalise ces pratiques : désormais l’affiliation à l’assurance maladie n’est plus subordonnée seulement au travail mais aussi et surtout à la régularité du séjour. Les travailleurs en situation irrégulière, bien que salariés, ne peuvent donc plus y être affiliés. Les personnes en situation irrégulière dépendent dès lors uniquement de l’aide médicale départementale et ce sous conditions de ressources (dont le plafond diffère selon les départements), au même titre que les étrangers en situation régulière ou les Français précaires. Cette aide ne prend pas la forme d’une couverture maladie mais plutôt de bons de soins permettant la prise en charge financière d’une opération ou l’accès à des médicaments.

En 1999 est créée la couverture maladie universelle (CMU) [2]. Le seul fait de résider de manière régulière en France permet, désormais, d’être affilié à l’Assurance maladie. Cette loi, qui se voulait universelle (visant à ce que toute personne résidant en France puisse accéder aux soins), laisse finalement les personnes en situation irrégulière à la porte du système. Elles continueront à dépendre de l’aide médicale alors réformée pour éviter l’inégalité de traitement sur le territoire et devient l’aide médicale d’État (AME). Elle est désormais gérée par les caisses primaires d’assurance maladie sous délégation du préfet. Les conditions d’attribution deviennent nationales et font l’objet de débats au Parlement. Un nouveau public se rend alors dans les caisses primaires : un public plus pauvre, constitué d’un nombre important de personnes de nationalité étrangère et, pour certaines, en situation irrégulière tandis que du fait de l’informatisation, du remplacement des adresses physiques par une boîte postale et du développement de plateformes téléphoniques, le public « salarié » déserte de plus en plus les accueils.

Avec ces évolutions législatives, le travail des agents d’accueil a évolué : ils ne vérifient plus désormais seulement les contrats de travail et le nombre d’heures travaillées mais aussi la régularité du séjour et sa durée pour les personnes affiliées au titre de la résidence (CMU et AME). D’un calcul de droits, ils passent à la vérification des entrées et sorties du territoire des résidents étrangers, et le passeport devient une pièce capitale dans l’examen du dossier.

Au départ, aucune condition de durée de séjour ne s’applique à l’AME, tandis que pour bénéficier de la CMU, les étrangers en situation régulière doivent prouver qu’ils résident en France depuis plus de trois mois. Les étrangers en situation régulière ne justifiant pas de cette « stabilité de résidence » peuvent alors bénéficier de l’AME les trois premiers mois de leur séjour. Cependant en décembre 2003 [3], le Parlement décide d’ajouter une condition de stabilité à l’octroi de l’AME. L’idée est alors de limiter le risque de « tourisme médical » : l’AME est présentée par la majorité des parlementaires comme une prestation généreuse, unique en Europe, et les demandeurs de l’AME sont soupçonnés de venir en France pour pouvoir en bénéficier et être soignés gratuitement. Ce fantasme du « tourisme médical » prend plusieurs visages : celui du bénéficiaire qui prêterait son attestation de l’AME à ses « compatriotes » pour qu’ils en bénéficient alors qu’ils ne remplissent pas les conditions de stabilité ou de ressources, celui du trafiquant de médicamentssoit un bénéficiaire qui se ferait prescrire un grand nombre de médicaments qu’il ramènerait ensuite par valises entières pour les revendre au pays, ou encore celui de la personne qui viendrait en France uniquement pour bénéficier de soins de confort tels que la chirurgie esthétique ou les cures. Dans tous les cas, le demandeur est vu comme voulant à tout prix bénéficier de cette prestation sans être pour autant « vraiment » malade. Cet argument du « tourisme médical » revient de manière récurrente dans les débats depuis la création de l’AME et a permis de justifier le durcissement de l’accès à l’AME. Plusieurs mesures ont ainsi été prises pour éviter ces supposées « dérives ». Après la condition de résidence, en 2010 est mis en place un titre d’admission avec photographie pour prévenir les trafics et l’AME devient payante [4].

Soupçon de fraude

Cette vision du demandeur de l’AME fraudeur se répand dans l’opinion publique mais également auprès des agents de l’assurance maladie, confortés par les clichés évoqués dans les débats parlementaires et dans les médias sur les bénéficiaires des prestations sociales, mais aussi par les réformes législatives et les instructions qu’ils reçoivent. Ils sont informés des nouveautés à mettre en place par des notes d’instruction qui justifient le bien fondé des réformes du fait des risques encourus. La Caisse nationale a ainsi limité la possibilité d’obtenir un duplicata de l’attestation de l’AME (dépourvue de photographie avant 2010) à deux exemplaires pour éviter les trafics : les demandeurs se les prêteraient entre eux, voire les revendraient. Les bénéficiaires de la CMU peuvent, par contre, imprimer autant d’attestations de droits qu’ils le souhaitent à la borne automatique, alors que ces documents ne comportent pas non plus de photographie.

De forts soupçons pèsent ainsi sur les populations en situation précaire que sont les demandeurs de l’AME ou de la CMU. Les bénéficiaires de la CMU sont présentés par les agents d’accueil de l’assurance maladie comme de « faux pauvres » (ils seraient en fait riches mais cacheraient leurs ressources pour bénéficier des prestations : on peut citer par exemple le leitmotiv du bénéficiaire de la CMU qui possède une Mercedes) ou des « fainéants » (ils seraient réellement pauvres mais par choix car ils aimeraient vivre et profiter du système). Les demandeurs de l’AME sont, quant à eux, plutôt soupçonnés de ne pas remplir la condition de stabilité de résidence de trois mois et de venir en France uniquement pour se faire soigner. On peut penser que c’est parce que les ressources des demandeurs de l’AME ne sont pas déclarées, et donc non contrôlables, que les agents d’accueil ne se focalisent pas dessus. Certains agents tiennent parfois des propos opposant les demandeurs méritants (ceux qui déclarent leurs vraies ressources et n’obtiennent donc pas l’AME) aux non méritants (ceux qui trichent et obtiennent alors l’AME), et peuvent faire des réflexions sur ce point aux personnes accueillies. N’ayant aucun moyen de vérifier les ressources, ils ne vont toutefois pas plus loin. Par contre, en matière de condition de stabilité, un vrai système de contrôle se met en place.

Dans certaines caisses [5], les agents d’accueil n’instruisent pas les demandes d’AME. Ils doivent renseigner le demandeur, lui délivrer un formulaire et vérifier que son dossier est complet. Ce sont les agents du service AME qui instruisent les dossiers. Du fait de cette séparation des tâches, les agents d’accueil ne sont pas toujours au fait des dernières mesures concernant le traitement des demandes d’AME, ni même de la nature des justificatifs permettant de prouver la stabilité en France. En effet, bien qu’il y ait des instructions écrites concernant la liste des justificatifs acceptés, elles peuvent évoluer. Les agents du service AME sont informés oralement, lors de réunions, de ces nouveautés, mais les notes d’instruction n’étant pas toujours actualisées, les agents d’accueil ne sont pas mis au courant. Du fait d’une communication très faible entre ces deux services et d’un temps de réception imposés [6], les agents d’accueil s’appuient finalement plus sur la compréhension et le souvenir qu’ils ont des notes que sur les instructions elles-mêmes. Ce qui peut les amener à interpréter abusivement les textes et à réclamer des pièces non nécessaires à l’instruction des dossiers.

Contrôle des passeports

Les demandeurs de l’AME étant soupçonnés de ne pas remplir la condition de stabilité, un contrôle accru de leur passeport est mis en place par les agents d’accueil. Le passeport est normalement utilisé dans les dossiers d’AME pour prouver l’identité de la personne ou la stabilité de sa résidence grâce au visa d’entrée en France (à condition qu’il date de plus de trois mois et de moins d’un an) mais d’autres justificatifs peuvent le remplacer. La présentation du passeport n’est donc qu’optionnelle. Les agents rencontrés l’ont cependant hissé au rang d’élément incontournable de la procédure. Ainsi, dans certaines caisses, le passeport est systématiquement demandé aux personnes qui souhaitent retirer un formulaire. Il permet aux agents de vérifier l’identité de la personne – les agents refusent de distribuer un dossier à une autre personne que le demandeur – ainsi que la stabilité de sa résidence (par le visa d’entrée) et de s’assurer que le futur demandeur est bien présent en France depuis plus de trois mois. L’objectif est d’éviter que des formulaires soient revendus à d’autres personnes ou que des demandes soient effectuées pour des personnes qui ne résident pas en France. Or ces pratiques ne reposent sur aucune instruction écrite. De plus, le dossier est téléchargeable librement en ligne. Les agents imposent donc des conditions supplémentaires aux personnes qui se déplacent, bloquant ainsi la délivrance des formulaires.

On observe les mêmes pratiques pour la délivrance du dossier de CMU, mais elles ne sont pas systématiques et se justifient par une « pré-évaluation » des ressources. En matière d’AME, on ne s’enquiert jamais des ressources dès l’accueil mais plutôt de l’identité et de la stabilité de la résidence. À l’inverse, les agents ne demandent aucun titre de séjour aux personnes souhaitant retirer un dossier de CMU mais seulement la carte Vitale pour s’assurer que leurs droits sont toujours à jour, et ils ne vérifient jamais la stabilité de leur résidence, condition pourtant sine qua non de l’accès à la CMU.

Une fois que la personne a retiré un dossier d’AME, ainsi que la liste des pièces justificatives, elle peut revenir et être reçue en « deuxième niveau » où un agent vérifie que son dossier est bien complet et peut être instruit. Le passeport est à nouveau demandé presque systématiquement alors que d’autres pièces peuvent servir à justifier de l’identité (extrait d’acte de naissance, carte d’identité du pays d’origine) ou de la stabilité de la résidence (déclaration d’impôts, ordonnances…). Des agents refusent même de traiter un dossier si l’original du passeport n’est pas présenté bien que certaines personnes, telles les déboutées du droit d’asile, n’en ont pas forcément. D’autres tiqueront si le passeport n’est plus valide. D’autres encore vont questionner les demandeurs sans passeport sur leurs conditions d’entrée en France alors même que ces éléments ne les concernent pas. Ces questions peuvent mettre mal à l’aise les demandeurs et les dissuader de se rendre dans des centres d’assurance maladie dont les pratiques peuvent alors être assimilées à celles de la préfecture.

Avoir l’original du passeport permet aux agents de compléter le dossier d’éléments qui ne sont pas obligatoires légalement (et dont l’attribution du droit ne dépend pas), notamment le dernier visa d’entrée en France. Cet élément n’est pas toujours fourni par le demandeur qui photocopie bien souvent seulement la première page de son passeport, celle qui lui permet de prouver son identité. La date d’entrée en France est à renseigner dans le dossier d’AME mais elle ne conditionne pas l’octroi de cette prestation. Il semblerait toutefois que ces informations soient communiquées à la Caisse nationale pour élaborer des statistiques. Le service AME insiste par conséquent auprès de ses accueils pour obtenir cet élément. La communication entre ces deux services n’est toutefois pas évidente : les agents d’accueil apprennent leurs erreurs lorsque les dossiers leur sont retournés par le service AME accompagnés d’un mot leur réclamant les éléments manquants sans explication. Pour éviter ces retours, les agents d’accueil vont alors avoir tendance à réclamer plus de documents que nécessaire comme un justificatif de la date d’entrée. Cela peut créer des situations assez saugrenues comme le cas de cet agent qui, en 2009, a renvoyé un demandeur, lui réclamant l’original de son passeport pour prouver qu’il était entré en France en 1997.

L’original du passeport permet aussi de contrôler les « allers-retours » des personnes. En effet l’AME est soumise à « une condition de résidence stable et ininterrompue de plus de trois mois  » mais le terme « ininterrompue  » n’est pas clairement défini. Tandis que les agents du service AME se contentent d’un document de plus de trois mois et de moins d’un an, les agents d’accueil cherchent en plus à prouver que la personne n’a pas quitté le territoire depuis (ne serait-ce qu’un jour). Certains photocopient alors l’ensemble des pages du passeport (qu’elles soient blanches ou remplies) pour prouver qu’il n’y figure aucun visa et que la personne n’a pas voyagé. Les demandeurs qui n’apportent pas l’original de leur passeport sont d’ailleurs soupçonnés de cacher des « allers-retours » au pays. Dans les accueils, on raconte que des personnes ont collé les pages de leur passeport pour qu’on ne s’aperçoive pas qu’elles ont voyagé.

Entre la date d’entrée en France à mentionner et la condition de résidence stable et ininterrompue à prouver, des agents s’emmêlent. Ainsi certains estiment que le visa d’entrée en France n’est pas un justificatif de stabilité car « rien ne prouve que la personne n’est pas repartie ensuite  » et réclament une autre preuve que les demandeurs n’ont pas forcément. D’autres agents leur expliquent, qu’à partir du moment où ils ont l’AME, ils s’engagent à rester en France. S’ils retournent chez eux, leur ambassade qui est en contact avec la caisse d’assurance maladie, la préviendra et ils ne pourront plus en bénéficier. Non autorisés légalement à vivre en France, on leur explique toutefois qu’ils sont tenus d’y rester.

Restrictions

Depuis la création de la CMU, le métier d’agent d’accueil a évolué : d’« hôtesse », qui gérait sa propre clientèle, les agents d’accueil sont devenus des « conseillers » recevant le tout-venant. Ils sont désormais soumis à des injonctions de productivité : les temps d’attente et de réception sont chronométrés et permettent de les évaluer. Tout cela leur donne l’impression d’être passé d’un rôle social de vrai conseiller à celui de simple « boîte aux lettres ». La politique migratoire ayant pénétré les politiques de santé, ces agents se retrouvent de plus à gérer des questions qui n’étaient pas les leurs. Leurs missions et pratiques professionnelles en sont ainsi modifiées. L’ensemble des agents développent alors des pratiques de contrôles accrus à l’égard des demandeurs de l’AME. Certains endossent le rôle de défenseurs du système social français estimant normal que l’accès à la protection maladie soit limité selon ces critères. D’autres, qui ne tiennent pas forcément ce discours, vérifient tout autant les justificatifs : ils souhaitent envoyer des dossiers complets au service AME (étant évalués là-dessus) et demandent le maximum de pièces. Leur pratique ne répond donc pas ici à une injonction de leur hiérarchie, mais est plutôt le fruit d’un manque de connaissance et de formation.

Or ce contrôle accru des conditions d’identité et de stabilité revient finalement à multiplier les difficultés des demandeurs : l’accès aux soins est au mieux retardé, au pire refusé à tort. Les agents réclamant bien plus de documents que nécessaire, de nombreux demandeurs doivent revenir plusieurs fois pour que leur dossier soit considéré comme complet. Pour ceux qui persistent dans leur démarche, car ils possèdent les documents réclamés, les conditions d’accueil sont telles qu’ils doivent parfois attendre plusieurs semaines avant d’être à nouveau reçus et ne voient leur droit à l’AME que très tardivement attribué. Pour les autres, ces pratiques équivalent à des refus d’AME sans notification – alors même que les agents d’accueil ne sont pas habilités à instruire ces dossiers. Les demandeurs n’ont alors aucun moyen de se retourner contre la caisse ou de voir aboutir leurs demandes qui, dans bien des cas, auraient été acceptées si elles avaient été traitées par le service AME.




Notes

[1Caroline Izambert, « 30 ans de régression dans l’accès aux soins », Plein droit, n°86, octobre 2010.

[2Loi n°99-641 du 27 juillet 1999.

[3Loi de finances rectificative pour 2003 n°2003- 1312.

[4Loi de finances pour 2011 du 29 décembre 2010.

[5Cet article s’appuie sur des données recueillies lors d’une enquête d’un mois et demi dans trois centres d’une Caisse primaire d’assurance maladie, dans le cadre d’un travail de thèse en cours.

[6Les agents d’accueil sont soumis à une demande de productivité : ils doivent recevoir les personnes en moins de trois minutes au guichet et en moins de trente minutes en deuxième niveau pour l’AME.


Article extrait du n°92

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 15:00
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