Article extrait du Plein droit n° 86, octobre 2010
« Santé des étrangers : l’autre double peine »

Délivrance de visas : un rapport accablant

Sarah Belaïsch

Cimade - Coordinatrice du rapport sur les visas
Loin des observateurs de la société civile, la délivrance des visas est devenue un élément clé dans la politique d’immigration : le sort des membres de famille rejoignants, des étudiants, des familles de réfugiés, se décide désormais tout autant dans le pays de départ que dans les préfectures. Face aux innombrables plaintes d’étrangers venant raconter les attentes, les refus, les démarches insensées qui n’aboutissent jamais, la Cimade a décidé de lancer en 2009 une campagne d’observation des conditions de délivrance des visas. Dans son ensemble, le constat est aussi affligeant qu’inquiétant.

L’enquête menée par la Cimade s’est concentrée sur six pays – Algérie, Sénégal, Mali, Turquie, Ukraine et Maroc – afin de mieux cerner les effets de cette externalisation rampante de la gestion de l’immigration qu’est devenue la délivrance des visas. Le tableau dressé est sombre : la façon dont la France traite ceux qui souhaitent s’y rendre est indigne.

Si les conditions d’accueil se sont globalement améliorées, on voit encore devant certains consulats des files d’attente démesurées, comme à Bamako, au Mali, où le dossier des demandeurs est examiné à même le trottoir car la plupart des requérants ne sont pas autorisés à entrer à l’intérieur du consulat. Selon la nationalité du requérant, son statut ou les pratiques de tel ou tel consulat qui effectue des vérifications plus ou moins poussées, l’instruction des demandes de visa peut être très lente et nombre de visas sont délivrés après la date prévue du voyage. Surtout, il est très difficile pour les demandeurs d’accéder à une information fiable sur la procédure ou la liste des pièces à fournir, et même d’approcher les agents consulaires, ce qui entraîne un fort sentiment d’incompréhension : « ce qui est dur c’est qu’on a un sentiment d’impuissance, un sentiment d’abus de pouvoir, on n’a aucun interlocuteur  » ; « l’esprit humain a besoin de comprendre, de s’accrocher à quelque chose mais là on ne te dit rien, pas d’indication, pas d’explication » (témoignage recueilli au Mali) ; « on ne nous donne aucune information lors du dépôt. S’il manque des informations pourquoi ne pas le dire tout de suite ? On nous laisse déposer le dossier pour ensuite refuser le visa parce qu’il manque telle ou telle pièce » (témoignage recueilli en Algérie) ; « cette absence totale de transparence c’est un choc pour un pays qui se dit démocratique » (témoignage recueilli en Algérie).

En matière de visa, le pouvoir d’appréciation de l’administration est immense. Les critères de refus n’étant pas fixés par la législation, la marge de manœuvre des consulats est très importante et un visa peut être refusé pour des motifs extrêmement divers, parmi lesquels sont fréquemment opposées les raisons d’ordre public ou le risque de détournement du visa de court séjour dans le dessein de s’installer en France. Or les demandeurs de visa sont très peu protégés contre les décisions arbitraires des consulats qui ne sont pas toujours tenus légalement de motiver leur refus. Dans la majorité des cas, les décisions de rejet prennent la forme de refus oraux parfois accompagnés d’un coup de tampon sur le passeport mentionnant « visa refusé  », ou encore de réponses écrites laconiques ou enfin d’absence de réponse signifiant un refus implicite. Contester la décision de refus est extrêmement difficile pour les intéressés. Sans information sur les raisons ayant motivé le refus, il leur est impossible de présenter des arguments visant à démontrer l’erreur éventuellement commise par le consulat, d’autant que l’absence de réponse écrite implique le plus souvent une absence d’information sur les voies et délais de recours. Depuis le 5 avril 2010, le code communautaire des visas rassemble en un seul document toutes les dispositions juridiques régissant les décisions en la matière. Parmi les mesures attendues, celles qui visent à accroître la transparence et la sécurité juridique des demandeurs imposent aux États membres de motiver tous les refus de visa de court séjour et d’indiquer les voies et délais de recours. Ces deux dispositions entreront en vigueur le 5 avril 2011. Le formulaire-type de motivation du refus proposé prévoit des cases à cocher, fixant ainsi les situations dans lesquelles un refus peut être opposé et écartant théoriquement les motifs de rejet fantaisistes. Mais dans les faits, il y a fort à craindre que les consulats fassent preuve d’imagination pour faire entrer dans les cases des refus fondés sur des motifs autres que ceux limitativement fixés par le texte.

S’il n’y a pas de chiffres disponibles sur les recours adressés aux consulats et au ministère de l’immigration, ceux qui concernent la commission des recours contre les refus de visa ou le Conseil d’État sont éloquents : en 2008, seuls 0,4 % des rejets étaient soumis à l’examen du Conseil d’État et 1,4 % à la commission des recours. Pourtant, la saisine du Conseil d’État permet la délivrance du visa dans deux tiers des cas : soit parce que le Conseil annule la décision de refus (17 % de taux d’annulation en 2008), soit parce que le ministère décide de délivrer le visa avant l’audience (45 % des cas) pour éviter une condamnation par le Conseil d’État : celle-ci pourrait en effet modifier la jurisprudence dans un sens favorable aux demandeurs et elle représente un coût important en remboursement des frais de justice engagés et en dédommagement du préjudice subi. Reste que la saisine du Conseil d’État devient pour certains un passage obligé pour l’obtention du visa... auquel ils ont pourtant droit, comme le démontre l’attitude du ministère qui préfère le délivrer de lui-même avant l’audience. Dès lors, quel sens revêtent ces procédures longues, complexes et coûteuses au lieu de faire droit à la demande au niveau du consulat ou dès le stade du recours hiérarchique quand le ministère est saisi ? Au regard du défaut d’information qui règne dans les consulats, il semble que l’administration compte sur le fait que très peu de demandeurs exerceront un recours contentieux.

Plutôt que de chercher à tarir la source de ces affaires soumises inutilement au Conseil d’État, le ministère a préféré introduire une étape supplémentaire. Ainsi, depuis le 1er avril 2010, après la saisine de la commission des recours contre les refus de visa, les recours contentieux doivent s’exercer devant le tribunal administratif de Nantes. Il est donc probable qu’un nombre conséquent de requérants se perde dans les méandres procéduraux avant même d’atteindre le Conseil d’État, surtout si l’information relative aux voies et délais de recours ne s’améliore pas. En définitive, les effets positifs que devrait engendrer l’entrée en vigueur du code des visas de l’Union européenne pourraient bien être en partie gommés par la réforme relative aux compétences et au fonctionnement de la justice administrative qui s’est opérée parallèlement.

La demande de visas représente, pour les postulants, un investissement onéreux et une manne financière pour les pouvoirs publics. Les textes communautaires prévoient que le montant des visas de long séjour est fixé librement par les États membres, qui peuvent aussi décider de le délivrer gratuitement. La France l’a fixé à 99 €, à l’exception des enfants adoptés par des ressortissants français pour lesquels le tarif est de 15 €. Les visas de court séjour Schengen coûtent actuellement 60 €. Fixé auparavant à 35 €, le tarif a été augmenté par une décision adoptée au niveau européen [1] entrée en vigueur le 1er janvier 2007. À ces montants s’ajoutent ceux liés à la souscription d’une assurance couvrant les frais médicaux évalués entre 25 et 50 € par mois. De plus, parmi les justificatifs pouvant constituer une garantie de rapatriement, le billet d’avion aller-retour peut être demandé. En cas de refus de visa, son remboursement par la compagnie aérienne n’est pas toujours possible et s’il l’est, c’est souvent avec des pénalités. Dans le cadre d’un séjour touristique, une réservation d’hôtel, souvent payante, est aussi requise. Et pour les personnes effectuant une visite familiale ou privée, une attestation d’accueil doit être fournie, qui implique le paiement d’une taxe versée à l’OFII. Depuis le 1er janvier 2003, le paiement des frais de dossiers s’effectue lors du dépôt de la demande. La somme est donc versée, que le visa soit accordé ou pas, et elle n’est pas remboursée en cas de rejet de la demande. Ce qui donne à de nombreux demandeurs de visa le sentiment d’être indûment taxés : « Le visa pour la France, c’est comme acheter un ticket de loto. C’est payant mais on ne gagne pas à tous les coups. Mais est-ce que la France a vraiment besoin des 6000 dinars d’un pauvre malheureux ?  » (témoignage recueilli en Algérie) ; « On a l’impression que c’est un business  »  ; (témoignage recueilli en Algérie) ; « Ils nous pillent, car ils savent qu’ils ne vont pas délivrer le visa et ils encaissent l’argent sans le rembourser. Ils se font de l’argent sur le dos des pauvres  » (témoignage recueilli au Mali). Du reste, la baisse de 20 % de la demande de visa qu’a connue la France entre 2002 et 2004 s’explique essentiellement par la mise en place de cette mesure de paiement préalable de la taxe.

Du côté de l’État français, les frais versés par les demandeurs seraient bien supérieurs au coût réel de l’instruction des dossiers. Le rapport sénatorial de M.A. Gouteyron [2], au nom de la commission des finances, prévoyait notamment qu’en 2007, l’instruction des demandes de visas serait entièrement autofinancée, et même largement excédentaire, sur la base d’une recette de 114 M€ pour un coût analytique complet de 85 M€, soit un bénéfice de 29 M€. Depuis que le service des visas est passé sous tutelle du ministère de l’immigration, alors qu’auparavant il était sous celle du ministère des affaires étrangères, de nombreuses évolutions ont modifié les procédures de délivrance. Le visa est un véritable outil de gestion des flux migratoires, marqué par une logique sécuritaire. La biométrie et le stockage des données des demandeurs dans des fichiers communs à tous les pays de l’Union européenne menacent sérieusement les libertés individuelles. D’autant plus que de nombreux consulats pensent recourir à des prestataires extérieurs pour recueillir ces données sensibles [3]. L’introduction des visas biométriques fait suite à une décision du Conseil européen du 8 juin 2004 ayant pour but de favoriser le contrôle et la lutte contre l’immigration illégale et la fraude à l’identité. Elle s’impose aujourd’hui à l’ensemble des États Schengen. En France, son déploiement a débuté en 2005 et doit en principe être généralisé d’ici le 1er janvier 2012. En 2007, la CNIL avait pourtant déjà émis des réserves sur le recours accru à la biométrie en rappelant les risques liés à cette technologie, dont « l’utilisation doit rester exceptionnelle  ». Elle considérait que ces dispositifs « ne sont justifiés que s’ils sont fondés sur un fort impératif de sécurité  » et qu’ils doivent être limités « au contrôle de l’accès d’un nombre limité de personnes à une zone bien déterminée, représentant ou contenant un enjeu majeur […] tel que la protection de l’intégrité physique des personnes  ». Au niveau européen, le fichier VIS (Système d’Information sur les Visas) est appelé à devenir la plus importante base de données biométriques au monde : cinq ans après sa mise en route, les données personnelles d’environ 100 millions d’individus y seront stockées. Au-delà de la biométrie, se pose la question du fichage des demandeurs de visa. La multiplicité, la diversité et le décloisonnement géographique des fichiers créés ces dernières années sont alarmants. Et malgré les avertissements et les réserves des autorités administratives indépendantes concernant les atteintes aux libertés individuelles qui peuvent découler de cette logique sécuritaire, le développement du fichage ne semble pas prêt de s’arrêter.

L’externalisation du traitement des demandes de visa s’est largement développée dans certains pays où les consulats sont débordés. Elle consiste à confier à une entreprise privée une partie des tâches relevant des autorités consulaires. Si la décision d’attribuer ou non le visa relève toujours du consulat, un opérateur extérieur peut donc être chargé d’une partie plus ou moins importante de la procédure. Dans les consulats où l’externalisation est la plus poussée, par exemple à Istanbul, les demandeurs n’ont parfois jamais affaire à un agent du consulat mais seulement au personnel de l’entreprise privée. Une décision de refus de visa peut donc intervenir sans qu’aucun contact direct n’ait eu lieu avec l’administration française. Si les conditions d’accueil ont globalement été améliorées dans les pays où l’externalisation est mise en place, il faut souligner que cette amélioration a un coût non négligeable pour les demandeurs, qui s’ajoute au coût du visa. Le développement de l’externalisation diminuant de façon considérable la charge de travail des agents consulaires, il paraîtrait logique que le consulat utilise les sommes qui lui sont allouées pour le traitement des demandes de visas pour payer le prestataire extérieur. Or le choix a été tout autre, consistant à faire peser sur le demandeur les carences de l’administration, incapable d’organiser elle-même un accueil digne dans ses propres locaux et avec son propre personnel. Les demandeurs continuent donc de payer les consulats pour des tâches qu’ils n’assument plus et ils doivent en plus payer les opérateurs privés. Le surcoût à la charge du demandeur dépend alors du degré d’externalisation : à Kiev, la prise de rendez-vous pour le dépôt des dossiers est facturée 5 euros, tandis qu’à Alger, où l’externalisation de l’instruction des dossiers va plus loin, l’intervention de la société privée lui coûte 23 euros.

Le gouvernement souhaite également externaliser le relevé des empreintes biométriques. Un décret du 10 juin 2010 prévoit une expérimentation pour une période d’un an dans les consulats de France d’Alger, d’Istanbul et de Londres, qui traitent à eux trois 15 % de la demande mondiale de visa pour la France. À l’issue de cette phase d’expérimentation et au vu du bilan qui en sera fait, l’extension du dispositif aux autres pays sera envisagée. L’externalisation pose la question de la sécurisation des données personnelles, question hautement sensible, en particulier dans le domaine des migrations. La divulgation, volontaire ou non, de ces informations aux autorités locales pourrait avoir des conséquences graves pour les personnes qui ont le projet de quitter leur pays d’origine pour s’installer en France, notamment les demandeurs d’asile. De même, ces informations pourraient être utilisées par des réseaux de passeurs qui pourraient se servir de la liste des personnes ayant été confrontées à un refus de visa pour recruter des clients potentiels.

Au final, le constat est accablant pour les consulats et les conséquences de cet état de fait sont nombreuses. On pense d’abord aux droits fondamentaux qui sont bafoués. Outre les possibilités de visites privées et courtes, c’est le rapprochement familial qui est fortement visé : les membres de famille qui veulent rejoindre leurs proches pour s’établir et vivre avec eux sont parmi les principales victimes de ces pratiques. Au-delà, il faut prendre conscience des dégâts sur l’image de la France dans de nombreux pays, et principalement en Afrique où le « pays des droits de l’homme » prétendait apporter civilisation et progrès. La perception de l’écart grandissant entre les déclarations officielles vantant l’État de droit et la réalité, la prégnance de mesures discriminatoires et humiliantes ont des effets jusqu’ici. Les échanges, les liens personnels, culturels, familiaux sont tels qu’une partie importante de la société française se sent nécessairement tout autant visée et humiliée par ces pratiques. Il est difficile également de ne pas s’interroger sur les conséquences de cette politique sur le développement des filières d’immigration illégale. Quand la voie normale d’accès au territoire français est rendue inaccessible, quand il devient impossible de s’entretenir avec une administration pour comprendre les conditions et les raisons d’une décision, il est inévitable qu’une partie des « recalés » vienne à être tentée de recourir à des voies détournées.

Si la lutte contre « les réseaux de passeurs », hissée au rang de priorité par le ministère de l’immigration, commençait par une réflexion sur les conditions qui favorisent le recours à ces filières, il est probable que l’attitude des consulats ne serait pas exempte d’une part de responsabilité.




Notes

[1Décision du Conseil du 1er juin 2006 modifiant l’annexe 12 des instructions consulaires communes ainsi que l’annexe 14 a du manuel commun en ce qui concerne les droits à percevoir

[2« Trouver une issue au casse-tête des visas », Rapport d’information de M. Adrien Gouteyron, fait au nom de la commission des finances, n° 353 (2006-2007) - 27 juin 2007.

[3Voir Plein droit n° 85, juin 2010, « Biométrisation : les étrangers ciblés ».


Article extrait du n°86

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Dernier ajout : jeudi 25 avril 2019, 13:05
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