Article extrait du Plein droit n° 78, octobre 2008
« Saisonniers en servage »
De la saison à l’univers concentrationnaire
Nicolas Duntze
Paysan – Confédération paysanne
Il n’y a pas si longtemps, dans la bouche de quinquas ou sexagénaires « aller faire une saison » à la campagne avait un sens. La saison, dans la conscience collective, était un moment, une période liée aux récoltes et parfois leur conditionnement dans des ateliers de première transformation. Bien souvent, ces périodes de récolte s’échelonnaient du printemps à l’automne. Les fermes qui embauchaient n’étaient pas des multinationales. Les travaux agricoles de fin d’automne et d’hiver faisaient appel à beaucoup moins de bras et nécessitaient une certaine « science » et un rapport de confiance entre le ou les salariés et leur patron. La période de la taille des vergers et vignes, par exemple, est longue et était considérée comme une tâche où devaient s’allier savoir-faire et conscience de la responsabilité dédiée, cette opération déterminant en grande partie les récoltes en quantité et qualité. Existait une hiérarchie sinon dans le niveau des rémunérations, au moins dans l’appréciation qualitative des travaux, qui se répercutait de façon insidieuse sur le statut des travailleurs, la cueillette se situant au bas de l’échelle.
Ces périodes rythmaient la vie de nombre de régions. Les écoles et lycées n’ouvraient leurs portes qu’au début ou mi octobre afin de laisser les vendanges se terminer, des dérogations étaient facilement obtenues pour les étudiants pour, au printemps, participer chez eux ou chez leurs voisins aux travaux des foins. Certaines cultures ou régions avaient leurs « habitudes » et leurs habitués. Combien de Polonais dans les champs de betteraves du Nord ou d’Andalous dans les vignobles du Sud ? Ces périodes étaient aussi l’occasion d’un brassage important interrégional. Des languedociens « montaient » faire les foins ou les moissons, des gens des monts du centre « descendaient » faire les vendanges.
Rien d’idyllique là-dedans. Peu de contrats, salaires minima, horaires de saison, flexibles (on finit la rangée, tant qu’on y voit on ramasse, il va pleuvoir faut en mettre un coup…), logements souvent simplissimes dans des corps de ferme parfois rustiques eux aussi. La météo avait parfois bon dos… Mais ces travaux parfois rudes ont rythmé aussi la construction et l’expression d’un patrimoine culturel riche.
Puis l’industrie a, en quelques petites décennies, mis au point des machines de récolte qui reléguèrent les saisons et leurs multitudes de saisonniers répartis sur tous les territoires français au rang de souvenirs. Restaient les légumes et les fruits, pour la consommation, dont les cultures et les récoltes sont pour l’heure difficilement mécanisables en totalité.
Puis sont arrivées sous le double effet des politiques commerciales et de l’industrialisation de l’agriculture des cerises à Noël, des fraises en février, des aubergines et autres courgettes en décembre. Dessaisonnées par rapport aux cycles végétatifs traditionnellement liés à notre territoire, aux lois de l’agronomie paysanne et aux habitudes de consommation. Les logiques qui ont prévalu à la mise en culture, au transport et à la commercialisation de ces masses considérables de produits sont celles de politiques délibérées dictées par la recherche d’un profit maximum dans un contexte de concurrence internationale sauvage organisée autour de la baisse des coûts de production. Cette abondance dessaisonnée a un prix. Celui de la destruction d’un nombre important de bassins de production historiques, traditionnels. Celui de l’éradication programmée de millions de petites fermes. Celui de la dérégulation du marché du travail et de l’érosion des droits des travailleurs.
Deux présupposés fondent ces orientations politiques : d’abord concentrer les bassins de production dans des zones choisies, ensuite organiser la « mobilité » d’une main-d’œuvre peu onéreuse et nécessairement docile. Toute cette activité économique est pilotée par quelques géants de l’agro-alimentaire qui se sont organisés pour peser sur les instances institutionnelles de régulation des échanges. Ce sont eux aujourd’hui qui font ouvrir ou fermer les vannes des financements publics en agriculture. Ce sont eux qui tiennent la plume des rédacteurs nationaux et européens, inventeurs de toute une panoplie d’outils permettant d’éroder les droits du travail, des travailleurs de la terre, en particulier saisonniers. Ce sont eux enfin qui ont réussi à faire graver dans le marbre de diverses conventions européennes et internationales les règles de la concurrence déloyale.
Premier présupposé : l’intensification des méthodes culturales, les techniques de culture hydroponiques (hors sol) et la concentration des bassins de production vont permettre de simplifier les approvisionnements tout en augmentant la production, de standardiser les produits, de gérer des calendriers libérés des « contraintes » naturelles et des aspirations économiques et sociales de millions de petits paysans. Première conséquence évidente : la constitution parfois artificielle (l’exemple de la zone d’Almeria en Andalousie en est l’illustration la plus terrible) de tels bassins entraîne inéluctablement et très rapidement la paupérisation de populations paysannes œuvrant sur des territoires européens divers, qui ne trouvent plus de débouchés rémunérateurs du fait des importations intra communautaires massives issues de ces bassins et des prix pratiqués. Il n’y a alors pas d’autre solution que de quitter sa région, son pays, pour aller vendre sa force de travail dans cet ailleurs, eldorado chimérique où la chimie est maître et la servitude promue. Se met alors en marche le processus de désertification du milieu agricole et rural « traditionnel ». Le premier objectif de cette mise en concurrence entre petits paysans et agro-alimentaire, l’éradication de l’agriculture paysanne et familiale, est alors en voie de réalisation.
Deuxième conséquence : l’industrialisation des processus de production et la standardisation des produits qui en découle sont basés sur des sélections de végétaux qui n’ont plus rien à voir avec les lois agronomiques naturelles et les sélections paysannes qui ont permis de nourrir les peuples du monde durant des millénaires. Le deuxième objectif de cette mise en concurrence est alors atteint : éradication des savoir-faire paysans, des systèmes agraires locaux. La réalisation de ces deux premiers objectifs est la condition nécessaire à la prise de pouvoir définitive par les multinationales de l’agro-alimentaire et de la distribution, de la gestion des productions « agricoles » et des échanges. L’enjeu financier est colossal, ceci explique la violence et la rapidité du processus.
Deuxième présupposé : organiser la gestion de la main-d’œuvre, sa mobilité, sa concentration, les concurrences internes, les politiques migratoires. Il ne pleut jamais sous les bâches plastiques et le soleil électrique ou fossile brille jour et nuit si nécessaire, générant un volume travail quotidien dont l’intensité est déterminée par les « réponses » du seul marché. Il a donc fallu mettre en place un arsenal de mesures légales et divers contrats visant à organiser la flexibilité du travail en révisant à la baisse les normes imposées par la législation et le code du travail. Ainsi sont nés les contrats saisonniers, suivis et « enrichis » par les contrats Anaem (contrats dits « d’origine » en Espagne [1]) qui permettent de s’approvisionner sur le marché international du travail en échappant aux « avantages » liés aux CDI et CDD. Cette mobilité est parfois très bien encadrée et un système efficace de rabatteurs, de bureaux de recrutement, de contrats avec des entreprises de transport est parfois mis en place tant par des entrepreneurs privés ou des coopératives que par des syndicats paysans (COAG, ASAJA en Espagne par exemple, Terra Fecundis….).
Aujourd’hui, la persistance de ces appellations – saisonnier, contrat saisonnier – dans l’agriculture intensive ou industrielle repose sur un énorme bluff, une perversion sémantique née de l’éradication de millions de fermes et dont l’acceptation par le corps social résulte du gommage de pans entiers de la mémoire collective. La saison ne représente plus dans le cas de ce forçage industriel des cultures, de période précise (la cueillette, la taille…). Elle n’est plus bordée par les contraintes climatiques et/ou pédologiques. Elle correspond simplement à la période, la plus longue possible, pendant laquelle un employeur espère profiter d’une force de travail docile, malléable et bon marché. La saison s’est annualisée, aboutissement du rêve totalitaire du productivisme et des capitaines d’industrie : la soumission des lois naturelles aux « règles » du marché. Elle reste l’alibi de l’érosion des droits des travailleurs dans le champ de l’agriculture.
Une fois acceptée l’idée que ce type d’agriculture se développe sur la négation des droits fondamentaux et des savoir-faire des paysans, que la négation du droit au revenu pour les paysans est le pendant symétrique de la contestation des droits des travailleurs saisonniers (dont nombre d’entre eux sont issus de ce milieu) et non sa cause, il reste du boulot… Dont celui d’arriver à construire des convergences concrètes, réunissant les compétences spécialisées et laissant de coté l’esprit boutiquier.
Notes
[1] Voir dans ce numéro, p. 34, Emmanuelle Hellio, « Des mains délicates pour des fraises amères ».
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