Article extrait du Plein droit n° 77, juin 2008
« Les chiffres choisis de l’immigration »

Une bouche, deux bras

Alfred Dittgen

Professeur émérite université Paris-I
La politique gouvernementale actuelle vise à décourager l’immigration familiale au profit de l’immigration de travail. Or, plusieurs études menées à partir des statistiques migratoires tendent à montrer que les immigrants adultes de pays tiers, quel que soit leur motif d’entrée en France, sont des personnes d’âges actifs, c’est-à-dire des travailleurs potentiels.

« Mon horizon est de faire passer l’immigration professionnelle de 7 % à 50 % des personnes qui s’installent durablement en France  » (Nicolas Sarkozy dans une déclaration au Maroc, Le Monde du 30 novembre 2007).

Les statistiques migratoires et les pourcentages qu’on en tire font partie des chiffres les plus difficiles à interpréter et à comparer. Une première difficulté vient de la définition du migrant : celle-ci n’est pas forcément la même d’un pays à l’autre, voire dans le même pays selon la source statistique. Prenons la « statistique officielle » française, celle de l’Insee. Celle-ci n’inclut pas, et pour cause, les immigrations clandestines. Mais elle n’inclut plus non plus les Européens, plus précisément les ressortissants de l’Espace économique européen (EEE) et de la Suisse [1] qui, depuis la loi du 26 novembre 2003, sont dispensés de titre de séjour. De ce fait, les statistiques de cet institut ne portent que sur les « pays tiers ». Elle ne comprend pas non plus les étudiants provenant de ces pays, car la loi ne les considère pas comme des immigrants, alors que beaucoup sont installés pour plus d’un an, ce qui en fait des immigrants selon les recommandations statistiques internationales.

Le tableau 1 donne les immigrations ainsi définies en 2005 (dernière année de parution) selon le type de procédure, c’est-à-dire, selon le motif juridique qui a permis l’entrée sur le territoire. Ces chiffres additionnent ceux de l’Ofpra pour les réfugiés et ceux de l’Anaem pour les autres. On voit que la part des étrangers entrant sur le territoire au titre de travailleurs permanents n’est que de 7,5 %, ce qui semble confirmer le chiffre du propos du président.

L’Ined, de son côté, produit des statistiques migratoires en utilisant les mêmes sources que l’Insee, l’Anaem et l’Ofpra, mais aussi en exploitant le fichier des étrangers du ministère de l’intérieur créé en 1993, le fichier AGDREF (gestion informatisée des dossiers de ressortissants étrangers en France). Cela lui permet, en prenant en compte les durées de séjour, d’inclure parmi les immigrants les étudiants venus pour plus d’une année. Comme le montre le tableau 2, qui concerne la même année 2005, cela conduit logiquement à diminuer encore la part des immigrants admis pour motif professionnel, laquelle n’est plus que de 4,4 %.

Tableau 1

Répartition des flux d’immigration d’étrangers par type de procédure en France en 2005

Tableau 2

Répartition des flux d’immigration d’étrangers par motif d’admission en France en 2005

Cette situation n’a rien d’étonnant. Elle résulte de la « fermeture des frontières » opérée en 1974 et, plus précisément, des décisions prises cette année-là de ne plus admettre de nouveaux travailleurs, à l’exception de personnes très qualifiées et de citoyens de l’UE. Cette fermeture a incité les travailleurs étrangers ressortissants de pays tiers alors présents en France à s’y installer durablement et à faire venir leurs familles, puisque le regroupement familial et, d’une façon plus générale, l’immigration pour motifs familiaux, n’était pas touché par les mesures en question. Mais, contrairement à ce qu’on pouvait imaginer à cette époque, cette immigration familiale s’est poursuivie et perdure. La raison en est que les immigrés venus dans ce cadre en ont fait venir d’autres, lesquels ont agi de même, en particulier par le mariage avec des personnes de leurs pays d’origine.

Depuis la loi Reseda (loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers et au droit d’asile) du 11 mai 1998, cette immigration familiale comprend :

les personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial stricto sensu, c’est-à-dire les conjoints et les enfants mineurs des immigrés installés en France ;

  • les conjoints étrangers de Français qui bénéficient de plein droit de la carte de résident de dix ans, ainsi que les membres de famille de Français ;
  • les étrangers qui n’entrent pas dans ces deux catégories mais qui ont des liens personnels et familiaux avec la France c’est-à-dire, en grande partie, les conjoints de Français qui n’ont pas la durée de mariage requise pour bénéficier de plein droit de la carte de résident et auxquels on délivre une carte « vie privée et familiale » valable un an.

Le tableau 3 donne la répartition du chiffre de l’immigration familiale de la statistique Insee selon ces trois procédures et le tableau 4, la comparaison avec 1999, première année de mise en œuvre de la procédure « vie privée et familiale ». On voit que le regroupement familial est en diminution : il représente moins d’un quart en 2005. Cela est dû vraisemblablement au fait qu’il y a moins d’étrangers susceptibles d’en bénéficier qu’après les années qui ont suivi la fermeture des frontières, mais aussi peut-être aux conditions de plus en difficiles mises à ce regroupement. Ce qui est surtout frappant dans cette comparaison entre les deux années est la chute des entrées qui donnent droit à la carte de résident au profit des entrées au titre de la vie privée et familiale : ceci s’explique par l’allongement de la durée de mariage exigée pour bénéficier de la carte en question.

Tableau 3

Répartition des flux d’immigration d’étrangers pour motifs familiaux par type de ptocédure en France en 2005

Qu’en est-il ailleurs de la répartition de l’immigration selon le motif d’entrée ? Regardons ce qu’il en est aux États-Unis, pays cher à Nicolas Sarkozy, où l’immigration est certes encadrée – actuellement, elle est théoriquement limitée à 675 000 personnes par an – mais où l’immigration professionnelle qualifiée est admise et même encouragée, contrairement à ce qu’il en était en France jusqu’ici. Le tableau 5 donne la répartition des délivrances du statut de résident permanent selon le motif. Comme cette répartition varie sensiblement d’une année à l’autre, nous avons retenu la moyenne des trois dernières années connues. On voit que la proportion due à l’immigration professionnelle est plus forte qu’en France, mais on est très loin de la moitié souhaitée par le président : 16,8 %, environ un sixième. Et si on ne regarde que les délivrances de ce statut aux nouveaux entrants – les immigrants de ces années – cette part, 7,6 %, est pratiquement la même que celle donnée par les « statistiques officielles » françaises.

Tableau 4

Répartition en % des flux d’immigration d’étrangers pour motifs familiaux par type de procédure en France en 1999 et en 2005

Certes, on peut trouver facilement d’autres pays développés où l’immigration de travail est très majoritaire. C’est sûrement le cas en Irlande, en Espagne et en Italie. Ces pays, qui ont longtemps été des pays d’émigration, ont besoin maintenant de main-d’œuvre, du fait d’une économie très dynamique – grâce à l’Europe (Irlande) – ou parce qu’ils ont une démographie naturelle défaillante (Italie et Espagne). Mais, gageons qu’une fois que ces travailleurs étrangers y seront bien installés, ils tenteront, comme cela se passe en France ou aux États-Unis, de faire venir leurs familles et ce type de migration deviendra là aussi prépondérant.

En quoi le fait que l’immigration familiale, qualifiée par le gouvernement d’« immigration subie », dépasse très nettement l’immigration professionnelle, « immigration choisie », poserait-t-elle problème ? Parce que la première serait constituée de personnes à charge et la seconde seulement de personnes productives ? Il n’en est rien, car le faible pourcentage d’immigration profes- sionnelle ne reflète pas la proportion des immigrés qui vont occuper un emploi mais traduit simplement l’importance de ce type de procédure. En fait, les adultes qui rejoignent leurs familles vont pour la plupart entrer sur le marché du travail. Il en est de même de ceux admis au titre de réfugiés. Et les enfants des uns et des autres travailleront de même quand ils auront l’âge de le faire.

Cette entrée sur le marché du travail des immigrés qui viennent officiellement pour des motifs familiaux est d’autant plus importante que cette immigration est, contrairement à celle qui a suivi la fermeture des frontières, équilibrée sexuellement et le fait surtout de personnes d’âges actifs. En effet, d’après l’Ined, les immigrants de 2005 sont composés de 51 % d’hommes et 49 % de femmes, soit les proportions qu’on trouve dans la population française. Par ailleurs, ils comptent peu d’enfants : 8 % de moins de 18 ans, contre 24 % dans la population française ; et très peu de personnes âgées : 5 % de 60 ans et plus, contre 21 %.

Un chercheur, Jean-François Léger, a, dans des travaux réalisés pour l’ex-Direction de la population et des migrations, estimé le nombre d’immigrés de pays tiers venus dans le cadre de l’immigration familiale ou comme réfugiés qui entrent la même année sur le marché du travail, et qui s’ajoutent donc à ceux venus officiellement pour ce motif, cela en appliquant à ces immigrés les taux d’activité de leur âge, de leur sexe et de leur nationalité. Pour l’année 2005 [2], il aboutit ainsi à 58 400 immigrés qui entrent sur le marché du travail, soit un pourcentage de 55 %. Ce pourcentage est de 73 % pour les hommes, soit pratiquement le taux d’activité des hommes en France cette année-là, 75 %. Pour les femmes, il est moindre, 40 % contre 65 %, mais loin d’être négligeable. La différence s’explique ici par le fait que les femmes en question viennent de pays où l’activité féminine au sens moderne du terme est moins répandue qu’en France.

Tableau 5

Répartition des délivrances du statut de résident permanent aux États-Unis en 2004-2006 selon le motif d’admission

Tableau 6

Répartition des motifs de l’immigration en provenance de pays tiers (majeurs et mineurs) en France et en Grande-Bretagne, 1999-2001 en %

2 Un autre chercheur, Xavier Thierry [3], en se basant sur les travaux de Jean-François Léger, a classé les immigrants arrivant en France selon le motif personnel principal de la migration et comparé les chiffres qu’il obtient avec ceux de la Grande-Bretagne obtenus directement par un sondage régulier auprès des arrivants dans les ports et aéroports, et ce pour la période 1999-2001. Le tableau 6 donne les résultats de cette comparaison pour ce qui concerne les immigrants des pays tiers.

On constate que les immigrants en France ne cherchent pas moins à travailler que ceux qui gagnent la Grande-Bretagne, alors qu’on pourrait avoir l’impression que les entrants dans ce pays sont tous des adultes en quête de travail. Cela est vrai aussi pour les immigrants en provenance de l’Europe : ceux qui s’installent en France le font à 50 % pour le travail, contre 45 % pour ceux qui s’installent en Grande-Bretagne.

On voit donc que les immigrants adultes, quel que soit le motif officiel de leur entrée, sont pour la plupart de futurs travailleurs. Ce qu’on pourrait résumer par l’adage que Mao-Tse-Toung utilisait à l’époque où la Chine avait une politique de natalité inverse de l’actuelle : « Une bouche en plus, c’est aussi deux bras en plus.  »

La politique actuelle du gouvernement vise manifestement à décourager au travers des lois récentes (lois du 26 novembre 2003 et du 24 juillet 2006), l’immigration pour motif familial et à favoriser celle pour motif professionnel. Or, comme on vient de le voir, une immigration familiale constituée principalement d’adultes des deux sexes est, de fait, une immigration de travail. Cette politique vise aussi à spécialiser cette immigration pour tenir compte des besoins de l’économie. Mais, contrairement à ce que dit le rapport Attali (janvier 2008), ce n’est pas tant d’étrangers qualifiés que la France a besoin que d’étrangers qui acceptent les tâches plus ingrates du bâtiment, de l’hôtellerie et de nombreux secteurs des services que les autochtones ne veulent pas occuper. La venue des travailleurs qualifiés ne pose d’ailleurs pas de problème, la loi ayant toujours prévu des exceptions à leur égard. Peut-être faut-il ouvrir largement la porte aux étrangers pour occuper les emplois non qualifiés des secteurs qui en ont besoin ? Il serait alors logique de ne pas chercher à expulser les illégaux qui y travaillent depuis de nombreuses années.




Notes

[1L’EEE comprend les pays de l’Union européenne, ainsi que l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège. Son aire varie donc au fur et à mesure que les nouveaux entrants dans l’UE sont soumis aux mêmes règles que les autres.

[2Jean-François Léger, Les entrées d’étrangers sur le marché de l’emploi français : estimation pour la période 2004-2006. Rapport à la DPM, Direction de la population et des migrations, ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement, mars 2006.

[3Xavier Thierry, « Évolution récente de l’immigration en France et éléments de comparaisons avec le Royaume-Uni », Population, 2004, n° 5, p. 725-764.


Article extrait du n°77

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Dernier ajout : jeudi 17 avril 2014, 14:59
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