Article extrait du Plein droit n° 73, juillet 2007
« Le tri des étrangers »
Les « déplacés internes » en Serbie
Claire Rodier
Présidente du réseau Migreurop
L’éclatement de l’ex-Yougoslavie qui a suivi la chute du rideau de fer a poussé sur la route de l’exil, au cours de la décennie 1991-2001, plusieurs centaines de milliers de personnes qui se sont réfugiées en Serbie, en trois vagues principales : en 1991/92, à la suite des déclarations d’indépendance de la Croatie et de la Bosnie (200 000 personnes), en 1995 après l’opération « Tempête » lancée par l’armée croate (400 000 personnes) [1], et en 1999 après le retrait de l’armée serbe et l’intervention des forces de l’OTAN au Kosovo (200 000 personnes). Seules les deux premières vagues sont officiellement composées de « réfugiés », dans l’acception que confère à ce terme le droit international. Les autres sont des « déplacés » car ils ont la nationalité serbe.
Les réfugiés représentent en Serbie 7,5 % de la population en 2007, ce qui fait du pays le « champion d’Europe » dans ce domaine selon la commissaire serbe aux réfugiés [2]. Ces réfugiés, alors menacés parce qu’identifiés comme « ethniquement » serbes, ont principalement fui la Croatie et la Bosnie Herzégovine au moment de l’indépendance de ces deux États de l’ancienne République fédérale de Yougoslavie. Au sein de la catégorie des réfugiés, les autorités serbes distinguent celle d’« expulsés » : elle désigne la situation spécifique subie par les Serbes de la Krajina avec l’opération « Tempête » de 1995, qui a entraîné leur exode massif. Pour prendre la mesure complète des conséquences en Serbie des conflits qui ont accompagné l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, il faut en outre ajouter de l’ordre de deux à trois cent milliers de déplacés internes, qui ont la nationalité serbe. Ces « réfugiés de l’intérieur » sont surtout des non-Albanais qui ont été chassés du Kosovo – province restée serbe – en 1999 et 2000, majoritairement serbophones (80 %), parmi lesquels 12 % de Rroms [3].
Six ans après la fin des conflits, une proportion importante des « réfugiés » et des « expulsés » venus de Croatie et de Bosnie avait disparu des recensements officiels. Ceci s’explique de plusieurs façons. Un grand nombre d’entre eux ont fait le choix de l’installation définitive, puisque de l’ordre de 110 000 réfugiés auraient acquis la nationalité serbe [4]. D’autres sont à l’étranger : depuis 1993, on estime à 30 000 le nombre de réfugiés qui ont émigré depuis la Serbie dans des pays tiers, dont un certain nombre dans le cadre de la réinstallation (l’une des solutions durables mises en œuvre par le HCR pour les personnes placées sous son mandat). Enfin, une proportion non négligeable de réfugiés ont pu retourner chez eux, même si les chiffres divergent selon les sources : le HCR estime le nombre de personnes rentrées en Croatie à 80 000 quand le gouvernement croate annonce 120 000 retours [5]. Pour sa part, le commissariat serbe aux réfugiés donne le chiffre de 58 000, mais en se référant au nombre des seules personnes qui ont demandé à renoncer au statut de réfugié pour cause de retour au pays d’origine, démarche qui n’est sans doute pas effectuée par tous ceux qui rentrent.
En 2005, un processus régional associant la Serbie et Monténégro, la Bosnie Herzégovine et la Croatie à trois acteurs internationaux, l’Union européenne, l’OSCE et le HCR, a été lancé sous le nom d’« initiative 3x3 », au terme duquel les trois pays se sont engagés à lever tous les obstacles au rapatriement des réfugiés en vue d’un règlement définitif de la question à la fin 2006. En septembre 2006, l’objectif était loin d’être atteint, et les ONG s’inquiétaient du ralentissement du rythme des retours. Car les réfugiés qui n’ont pu rejoindre leur région d’origine plus de dix ans après l’avoir quittée sont ceux pour lesquels tant le retour qu’une intégration dans des conditions satisfaisantes semblent de plus en plus difficiles à envisager, notamment pour des raisons économiques. Leur situation se rapproche de celle des déplacés.
Ni espoir de retour, ni perspective d’intégration
Lors du retrait des forces serbes du Kosovo en 1999, de l’ordre de 220 000 personnes ont abandonné leur domicile soit pour quitter la province et s’installer principalement en Serbie (200 000) et au Monténégro, soit pour se rendre dans une région du Kosovo où elles couraient moins de risques. A la suite d’une vague de violences contre les minorités en mai 2004, 4 200 autres personnes prirent à leur tour le chemin de l’exil. Du fait de la diversité des itinéraires, la situation des déplacés n’est pas homogène, mais elle constitue, dans l’ensemble, un grave problème social pour la Serbie. A la différence des réfugiés qui sont protégés par le droit international (convention de Genève de 1951), les déplacés, qui ont la nationalité serbe, jouissent théoriquement des mêmes droits que les autres citoyens. En réalité, les conditions de vie des uns et des autres, pour ceux qui sont toujours en Serbie, restent très difficiles voire extrêmement précaires, sur le plan de l’habitat, des droits sociaux, de l’accès à l’emploi notamment. En 2002, le gouvernement serbe a adopté une Stratégie nationale pour la résolution des problèmes des réfugiés et des déplacés internes, dont les deux axes sont le retour et l’intégration, qualifiés de « solutions durables ». Si, comme on vient de le voir, la résorption progressive du nombre de réfugiés encore recensés dans le pays est envisageable malgré les difficultés, la situation des déplacés internes pourrait être qualifiée de durablement ancrée dans le précaire, puisqu’il ne semble y avoir dans leur cas ni espoir raisonnable de retour, ni perspective, à court terme en tout cas, d’intégration là où ils sont installés. Plusieurs facteurs contribuent à cette mise à l’écart, qui tiennent à un contexte historique et sociologique, mais aussi aux circonstances du départ des déplacés du Kosovo et aux conditions dans lesquelles ils ont été accueillis à leur arrivée. Enfin l’incertitude qui planait, début 2007, sur le statut de la province, ajoute à la complexité du problème.
Ayant fui une région qui, bien que les albanophones y soient largement majoritaires, reste pour des raisons historiques, pour beaucoup de Serbes, le berceau de la patrie, les déplacés représentent aux yeux de certains le symbole vivant de l’humiliation de 1999, lorsque les troupes serbes ont été contraintes au retrait du Kosovo. Les conditions de leur exil en témoignent : nombre d’entre eux qui auraient voulu rejoindre Belgrade ou le nord plus prospère de la Serbie, où le régime de Milosevic, soucieux de minimiser la défaite, ne voulait pas les voir s’installer, ont été contraints autoritairement à s’arrêter en chemin, notamment dans la région de Kraljevo, en Serbie centrale, qui connaît la plus importante concentration de déplacés. Par ailleurs, si les réfugiés de Croatie et de Bosnie avaient en général bénéficié de l’attitude accueillante et solidaire de la population serbe au début des années 90, c’est-à-dire à un moment où le pays était encore économiquement prospère, les Kosovars sont arrivés, presque dix ans plus tard, dans une Serbie rendue exsangue par les années de conflit et l’embargo économique. En terme de statut, on a déjà dit qu’étant juridiquement « déplacés », et non réfugiés, ils ne bénéficient pas de la protection que le droit international reconnaît à ces derniers, même si le HCR les intègre dans ses programmes [6].
Originaires de zones rurales d’une des régions les moins développées de la Serbie marquée par un mode de vie traditionnel (patriarcat, importance de la cellule familiale, taux de natalité élevé), les déplacés du Kosovo ont du mal à s’intégrer socialement dans certaines des régions où ils se sont installés. Ayant en outre un faible niveau de formation et d’éducation, ils sont parmi les plus mal lotis sur un marché de l’emploi globalement très fermé, d’où un taux de chômage extrêmement élevé. Victimes souvent de l’indifférence, parfois du rejet des populations locales, ils peinent d’autant plus à trouver des solutions durables d’intégration que les autorités, à des fins politiques mais aussi faute de moyens pour faire face aux besoins, entretiennent la fiction du retour des déplacés au Kosovo, qui semble pourtant de plus en plus improbable.
C’est une des raisons qui explique, notamment, qu’il n’existe pas de programme pour résorber la grande précarité de leurs conditions de logement. Or si celles-ci pouvaient convenir comme solution de première urgence, elles ne sont pas adaptées pour durer plusieurs années. Nombre des déplacés du Kosovo ont été accueillis à titre provisoire, en 1999, dans des systèmes d’hébergement collectifs (collective centres). Huit ans plus tard, entre 10 000 et 13 000 personnes s’y trouvent encore. Les formes d’habitat sont variables selon les centres, mais en général caractérisées par la précarité, voire l’insalubrité. L’un d’entre eux, visité en février 2007, consiste en un immense hangar abritant, tels des cellules juxtaposées, des préfabriqués de la taille d’un Algeco de chantier, un par unité familiale. Il n’y a pas d’eau courante dans le bâtiment et les toilettes se trouvent à l’extérieur, obligeant pour s’y rendre à traverser un terrain mal viabilisé. Aux côtés des collective centres mis en place par les autorités, existent de nombreux centres « non officiels » improvisés, dont la plupart sont nés en 1999 avec l’arrivée des déplacés du Kosovo. Seulement tolérés, ces centres non officiels sont en général très mal lotis en termes d’accès à l’eau courante et à l’électricité. De plus leurs occupants sont souvent menacés d’expulsion par les propriétaires en titre. Or, si un déplacé installé dans un collective centre officiel qui change de statut a droit à être relogé, tel n’est pas le cas de celui qui est hébergé dans un centre non officiel.
Le statut officiel de déplacé, matérialisé par une « carte de déplacé » délivrée par le Commissariat serbe aux réfugiés, qui ouvre droit à un certain nombre d’avantages (accès à l’hébergement collectif, aux droits sociaux, à diverses aides…), n’est conféré qu’à condition de pouvoir justifier de son identité, ce qui est particulièrement difficile pour les personnes venant du Kosovo. « Obtenir des documents et naviguer à travers la bureaucratie serbe est en soi un challenge pour les citoyens serbes dûment enregistrés. Pour les gens qui sont déjà en position fragile parce qu’ils ont été déplacés, ces obstacles peuvent devenir insurmontables » [7].
Aux problèmes de langue s’ajoute l’absence quasi-totale de coordination entre les différentes administrations concernées au Kosovo et en Serbie. En outre, il n’existe pas de reconnaissance mutuelle de documents entre l’administration serbe et la MINUK, mission des Nations unies pour le Kosovo. Il est parfois impossible de reconstituer une identité lorsque les registres d’état civil ont été purement et simplement détruits. Il en résulte que beaucoup de déplacés, qui auraient droit à une pension ou une retraite, ou qui seraient éligibles à l’assistance humanitaire légalement prévue pour les catégories les plus vulnérables de la population (familles monoparentales, handicapés, personnes dépourvues du minimum vital…) ne peuvent en recevoir les bénéfices faute de justifier des documents nécessaires.
Si, dans les premiers temps de l’exil, certains déplacés du Kosovo se sont vu autoritairement interdire l’accès à certaines régions de Serbie, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cependant les contraintes administratives qu’on vient d’évoquer aboutissent à entraver de fait la liberté de circulation des déplacés. Pour obtenir ou faire renouveler la carte de déplacé – dont on a compris le caractère indispensable –, il faut fournir des justificatifs tenant notamment au lieu de domicile. Exigence impossible pour les personnes qui n’ont pas d’adresse légale comme celles, nombreuses, qui habitent des centres collectifs non officiels. Et qui n’ont, de ce fait, aucune chance de prétendre à un programme de relogement, donc à quitter la ville ou la région où elles se trouvent.
La bureaucratie entraîne d’autres impasses : ainsi, certaines communes refusent d’enregistrer des nouveaux arrivants s’ils ne peuvent apporter la preuve qu’ils ne sont pas « désenregistrés » par la commune où ils résidaient auparavant. Or cette commune, pour fournir un tel document, peut à son tour exiger la preuve que la personne déplacée est bien domiciliée à sa nouvelle résidence…
Exclus parmi les marginalisés : les Rroms du Kosovo
Aux difficultés rencontrées par les déplacés du Kosovo en général, il convient d’appliquer un facteur multiplicateur pour rendre compte de la situation des Rroms. Sans rentrer dans le détail ici, on retiendra que tout ce qui a été décrit ici s’applique à eux, avec le caractère aggravant qu’impriment le racisme et la discrimination, ouverte ou déguisée, dont ils sont l’objet en Serbie comme ailleurs. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne les questions d’identité, puisqu’on estime que 30 à 35% des Rroms déplacés n’ont jamais été enregistrés. Or on sait que la preuve de l’identité, qui permet la délivrance de la carte de déplacé, est une des clefs de l’accès aux soins, aux droits sociaux, et à l’emploi légal notamment. Dépourvus de ces droits, les Rroms sont perçus comme des citoyens de seconde zone qui vivent de l’assistance, ce qui renforce le racisme de la population à leur égard, y compris naturellement de la part des autres déplacés. C’est encore plus flagrant dans le domaine du logement. Faute de détenir des cartes de déplacés, les Rroms n’ont le plus souvent pas eu accès aux collective centres et ont dû se contenter des campements de fortune dépourvus des infrastructures de base et en général très mal desservis ce qui, il est vrai, est souvent leur lot dans de nombreux pays. Certains de ces campements ont l’allure de véritables bidonvilles du tiers monde. La vie que sont obligés d’y mener les occupants constitue un handicap supplémentaire soit à cause de la distance à parcourir pour rejoindre les centres urbains, soit de toutes façons parce que leur extrême pauvreté les stigmatise et les expose encore plus à la discrimination.
D’après le HCR, 14 500 personnes seulement ont pu rentrer au Kosovo depuis 1999 sur les 200 000 déplacés, à un rythme décroissant au fil des années. A la suite d’actes de violence commis contre les minorités serbes du Kosovo en 2004, les retours ont diminué de 40 % entre 2003 et 2004. La plupart des déplacés qui sont rentrés chez eux l’ont fait dans des zones rurales sous contrôle serbe, créant des situations de ghettos mono-ethniques dont les habitants ne peuvent ou ne veulent pas s’éloigner. Bien qu’ayant à affronter les difficultés qu’on vient d’évoquer, la plupart éprouvent les plus grandes réticences à l’idée de retourner dans leur province d’origine. Les principaux obstacles évoqués par ceux qui en parlent sont l’insécurité, doublée de la mauvaise volonté des autorités policières et judiciaires à entreprendre et instruire des poursuites quand des exactions sont commises ; l’impunité des auteurs de crimes de guerre ; l’absence de liberté de circulation, plus ou moins marquée selon les municipalités ; la discrimination à l’égard des minorités notamment en matière d’accès à l’emploi, qu’il soit privé ou public ; les délais excessifs imposés pour l’alimentation en eau et en électricité des maisons reconstruites par les « retournés » ; l’inadéquation du système scolaire, avec en particulier les problèmes linguistiques lorsque l’enseignement est majoritairement albanophone ; les difficultés d’accès au système de protection sociale et au système de retraite. Qu’ils soient réels ou pour partie imaginaires, ces obstacles mettent les déplacés kosovars en Serbie, et en leur sein, de façon paroxystique, les Rroms qui ont fui le Kosovo, dans une situation qu’on peut rapprocher de celle de certains exilés d’Afrique subsaharienne pris comme dans une nasse au Maghreb, ne pouvant ni retourner chez eux ni continuer leur route vers l’Europe [8]. Une impasse que la probable indépendance du Kosovo n’est guère susceptible de débloquer.
Notes
[1] Opération menée par les forces armées croates, au cours de l’été 1995 pour récupérer la Krajina, région de Croatie dont les séparatistes serbes avaient pris le contrôle en 1991 et qu’ils avaient autoproclamée république autonome.
[2] Dragisa Dabetic, citée par Le Monde, 22 janvier 2007.
[3] Les statistiques officielles relatives aux Rroms sous-évaluent probablement la réalité en raison des difficultés d’enregistrement d’une population souvent dépourvue de documents d’identité. Selon des représentants du HCR il pourrait y avoir autour de 20 000 Rroms non enregistrés en Serbie.
[4] Une loi de mars 2005 facilite l’accès à la nationalité serbe pour les personnes nées ou qui se sont établies dans un territoire de l’ex-Yougoslavie et qui résident comme réfugiés en Serbie.
[5] Ce décalage s’explique par le fait que les efforts fournis par la Croatie pour faciliter le retour des réfugiés sur son sol sont un des facteurs pris en compte dans le processus d’adhésion du pays à l’Union européenne.
[6] Déjà engagé, à la demande du secrétaire général des Nations unies en 1991, auprès des personnes déplacées à la suite des premiers conflits en ex-Yougoslavie, le HCR, qui était la seule organisation internationale sur le terrain en 1999 après l’intervention de l’OTAN au Kosovo, a été mandaté par la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU pour créer les conditions du retour des déplacés du Kosovo mais aussi pour assister ceux qui se trouvent en Serbie, afin notamment qu’ils jouissent de la plénitude de leur droits en tant que citoyens du pays.
[7] Group 484, Human Rights report for 2005.
[8] Sur ce sujet v. les travaux du réseau Migreurop, www.migreurop.org
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