Article extrait du Plein droit n° 64, avril 2005
« Étrangers devant l’école »
Violer les droits de l’homme en Europe... en toute impunité
Au cours de la première semaine d’octobre 2004, plus de 1 000 personnes ont débarqué à bord d’embarcations précaires sur la côte de l’île de Lampedusa, au sud de la Sicile, venant grossir le nombre de candidats à l’immigration et de demandeurs d’asile déjà détenus dans le « centre de premier accueil » ouvert par les autorités italiennes sur cette île. Le 1er octobre, le gouvernement italien ordonnait le renvoi de 90 d’entre elles par avion spécial à destination de la Libye ; le lendemain, trois nouveaux vols convoyaient près de 300 candidats à l’immigration et à l’asile vers Tripoli ; le 3 octobre, ce sont deux avions spéciaux affrétés par la compagnie Alitalia et deux appareils militaires qui transportaient près de 400 personnes loin des côtes italiennes ; enfin, quatre jours plus tard, quatre avions militaires renvoyaient les derniers « indésirables », que des témoins ont vu embarquer les mains liées. Au total, ce sont plus d’un millier d’étrangers qui ont été expulsés depuis l’Italie vers la Libye, en l’espace de quatre jours. Ces renvois semblent avoir été effectués sous couvert d’une « entente » récemment conclue entre les deux pays en matière de lutte contre l’immigration, dont la mention ne figure toutefois pas dans la liste des accords de réadmission des étrangers en situation irrégulière passés entre l’Italie et des pays tiers.
De nombreux éléments laissent penser que ces expulsions se sont déroulées en violation du droit international. Durant le séjour de la majorité de ces personnes à l’intérieur du « centre de premier accueil » de Lampedusa, les représentants du HCR se sont vu refuser pendant plusieurs jours l’accès au site où étaient parqués des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce n’est qu’une fois la plupart d’entre eux en route pour la Libye que le responsable du centre a bien voulu accéder à leur demande. De son côté, un conseiller régional présent sur place depuis le début de l’opération n’a pu visiter le centre qu’alors que de nombreuses expulsions avaient déjà eu lieu et a été jeté violemment à terre par les forces de sécurité lorsqu’il a tenté de pénétrer dans l’aéroport. De même, ce n’est qu’après la fin des opérations que deux sénatrices italiennes et des membres d’une association sicilienne ont pu obtenir l’accès au centre, presque désert, de Lampedusa. Outre les conditions matérielles déplorables dans lesquelles elles ont trouvé les étrangers maintenus qu’elles ont rencontrés, elles ont pu constater qu’aucune information, qu’il s’agisse des raisons du maintien en rétention ou des procédures de demandes d’asile, n’était communiquée aux intéressés. Ces derniers, parqués dans des conditions d’hygiène et de dignité lamentables, étaient privés de tout contact avec le monde extérieur, ne serait-ce que par téléphone. Les mineurs qui se trouvaient parmi eux ne bénéficiaient d’aucun traitement spécifique, et plusieurs d’entre eux avaient été « classés » comme majeurs à la suite de vérifications d’âge sommaires, voire inexistantes. Les visiteuses ont également pu obtenir des témoignages concordants indiquant que ni le maintien ni le renvoi des « indésirables » ne prenaient en considération les situations individuelles des personnes, privant les intéressés du droit à une défense convenable, que ce soit par l’accès à un avocat et à un interprète, ou par la possibilité d’un recours effectif contre les décisions de renvoi.
Associations qui ont déposé la plainte
ANAFÉ Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, France •
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Traitements inhumains et dégradants
Les témoignages recueillis auprès des rares personnes qui ont pu accéder au centre pendant et juste après les opérations de refoulement laissent penser que les conditions dans lesquelles y ont été internés les étrangers relèvent de la définition des « traitements inhumains et dégradants » prohibés par la Charte européenne des droits fondamentaux et par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). La surpopulation (plus de 1 000 personnes dans un centre prévu pour en accueillir moins de 200), les conditions d’hygiène défaillantes, une infrastructure inadaptée aux nécessités minimales de la vie quotidienne (les personnes étant obligées de dormir par terre, sans toit, sans drap ni couverture), l’usage de méthodes coercitives pour contraindre à embarquer dans les avions (« menottes » en matière plastique), auxquelles s’ajoutent l’impossibilité de communiquer avec le monde extérieur (problème de langue, absence de cabine téléphonique), l’insécurité juridique du fait de l’absence d’informations sur le sort immédiat des personnes détenues, la peur du refoulement, etc., sont autant d’éléments qui ressortent clairement des rapports effectués par les visiteurs du centre de Lampedusa.
Les renvois massifs qui ont été effectués en l’espace de quelques jours sont eux aussi contraires à la CEDH et à la Charte des droits fondamentaux. La Cour européenne des droits de l’homme a en effet défini l’expulsion collective comme « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans le cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forme le groupe » [1]. Or, bien que les autorités italiennes aient à plusieurs reprises affirmé avoir procédé à un examen individuel de la situation de chaque personne, les circonstances de leur séjour au centre, telles qu’elles ont été rapportées par les témoins, et surtout l’extrême rapidité avec laquelle le renvoi d’un grand nombre d’entre elles a été organisé rendent cette thèse difficilement crédible. D’une part, le centre de Lampedusa, centre de « premier accueil » des personnes récemment débarquées sur l’île, n’est pas conçu ni équipé à cette fin. Les étrangers sont d’ailleurs informés, dès leur arrivée, que l’identification ne sera pas assurée sur place, mais dans les autres centres où ils seront transférés. D’autre part, on voit mal comment il aurait été possible, pour l’administration italienne, de procéder à l’examen individuel, raisonnable et objectif des dossiers et situations du millier d’étrangers retenus en seulement quelques jours voire quelques heures. Plusieurs associations italiennes, ainsi que des membres du Sénat italien ont d’ailleurs saisi officiellement le gouvernement, au moment des faits, pour connaître les modalités d’examen des situations individuelles des personnes expulsées et la liste de ces personnes, avec leur nationalité et leur état-civil complet. A la fin de l’année 2004, ils n’avaient pas obtenu de réponse.
Expulsions collectives
D’après les témoignages, il semble que la principale méthode d’identification se soit en réalité limitée à un « tri » hâtif des arrivants, effectué sur la base de leur origine supposée et des indications parfois données par deux personnes désignées comme des interprètes. De ce tri, il ressortirait que la plupart des personnes identifiées comme « d’origine sub-saharienne » auraient été transférées dans des centres d’accueil en Sicile, alors que les autres, majoritairement désignées comme « Égyptiens », auraient été maintenues à Lampedusa en attendant leur embarquement pour la Libye. Ces derniers ont par ailleurs été éloignés du territoire italien par groupes d’au moins une centaine de personnes par avion. Les ponts aériens entretenus avec la Libye pendant ces quelques jours ont donc bien permis l’expulsion de « groupes » d’étrangers.
Cette méthode extrêmement sommaire d’« identification » des étrangers arrivés à Lampedusa est incompatible avec le principe de non-refoulement contenu dans la Convention de Genève sur les réfugiés qui précise qu’« aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Ce principe signifie que les États sont tenus de procéder à un examen individuel, raisonnable et objectif des demandes d’asile. Or cet examen n’a manifestement pas pu être effectué. Il en résulte que des personnes pouvant légitimement réclamer la protection que l’Italie, en ratifiant la Convention de Genève, s’est engagée à leur assurer, ont pu être renvoyées sans que leur éventuelle demande ait été prise en considération. Le fait que les représentants du HCR dépêchés sur place n’aient pu avoir accès aux lieux qu’après le départ de la plupart des potentiels demandeurs d’asile constitue à cet égard un facteur aggravant.
A la mise en cause de ces méthodes de renvoi particulièrement expéditives s’ajoute le fait qu’en choisissant d’expulser collectivement des étrangers vers la Libye, pays qui n’est pas signataire de la Convention de Genève, l’Italie a passé outre l’ensemble des textes de défense des droits de l’homme qui interdisent d’éloigner une personne vers un pays où elle risquerait d’être soumise à la peine de mort, à la torture ou à d’autres traitements inhumains ou dégradants. En effet, la Libye a été à maintes reprises signalée comme s’étant rendue responsable de violations graves des droits de l’homme : rafles de migrants enfermés ensuite dans des camps de rétention militaires particulièrement inhumains, conditions carcérales insoutenables, un grand nombre de sévices y étant pratiqués et toute tentative d’évasion ou de rébellion s’y soldant par des exécutions sommaires. Dans un rapport publié en février 2004, Amnesty International dénonce un certain nombre d’agissements à l’encontre des migrants et demandeurs d’asile : détention arbitraire, procès inexistants ou inéquitables, assassinats, disparitions et tortures au sein des camps de rétention. De très nombreux récits faits par des Burkinabés, des Érythréens et des Nigérians font état de conditions inhumaines de détention. A la fin de l’année 2004, l’organisation internationale Human Rights Watch s’est vu refuser, par les autorités, l’accès au territoire libyen, pour une visite pourtant planifiée de longue date au cours de laquelle elle entendait notamment enquêter sur le traitement des migrants et des réfugiés dans ce pays. Selon HRW, « les demandeurs d’asile et les migrants qui vivent ou transitent en Libye, surtout ceux qui viennent d’Afrique sub-saharienne, ont à subir violences policières, détention arbitraire et conditions de détention déplorables. Les refoulements et expulsions vers des pays comme l’Erythrée et la Somalie, où les expulsés courent de sérieux risques, sont courants ». En renvoyant sans précautions particulières plusieurs centaines de personnes en Libye, l’Italie porte par conséquent la responsabilité de possibles violations graves des droits de l’homme.
Les Etats membres et l’Union européenne ont toujours proclamé leur attachement au respect des libertés et droits fondamentaux, et en particulier au droit d’asile. Ils sont d’alleurs tous signataires de la Convention de Genève et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, et la Charte des droits fondamentaux de l’UE est désormais intégrée dans le projet de traité constitutionnel. Or, aujourd’hui, bien que l’Union européenne ait affirmé, à plusieurs reprises, sa volonté de créer un espace de « sécurité et de justice » européen, on peut légitimement se demander de quelle sécurité et de quelle justice ont bénéficié les migrants et les demandeurs d’asile qui sont arrivés à Lampedusa au début du mois d’octobre 2004.
Les associations qui ont porté plainte contre l’Italie ont estimé que garder le silence sur ces événements contribuerait à banaliser, dans la pratique européenne de gestion des frontières, les infractions relevées, à savoir :
- la violation de la prohibition d’infliger des traitements inhumains et dégradants
- la violation de l’interdiction de la pratique des expulsions collectives
- la violation du principe de non-refoulement.
Elles ont par conséquent demandé à la Commission, au nom des engagements internationaux et européens pris par les États membres de l’Union européenne, de condamner l’Italie pour qu’à l’avenir aucun État membre de l’Union européenne ne puisse penser qu’il peut se défaire de ses engagements et obligations en matière d’immigration et d’asile, et pour que le refoulement et les expulsions massives soient définitivement écartés des politiques migratoires de l’Europe.
A cette interpellation, la réponse de la Commission, datée du 18 mars 2005, est tristement édifiante. Sans prendre position sur les faits, la Commission considère qu’aucun instrument législatif communautaire ne lui donne compétence pour intervenir sur la question du non refoulement ni, plus généralement, sur les droits fondamentaux auxquels la plainte fait référence. Tout au plus relève-t-elle que le problème des conditions de détention sera examiné dans le cadre du contrôle de conformité des dispositifs nationaux – et notamment celui de l’Italie – avec les dispositions de la directive européenne relative aux conditions d’accueil des demandeurs d’asile adoptée en 2003, dont le délai de transposition par les Etats membres arrivait à échéance le 6 février 2005. S’agissant du principe de non refoulement, elle explique qu’il est bien prévu par la future directive relative aux procédures d’asile, mais que celle-ci n’étant pas encore adoptée formellement, elle ne peut constituer une base légale pour une procédure d’infraction [2]. Quant aux droits fondamentaux, la Commission estime qu’elle n’a pas compétence générale lui permettant de déterminer si un Etat membre a respecté ses obligations internationales. Elle conclut que dans le cas des faits allégués à l’encontre de l’Italie, c’est au juge national d’en apprécier. Et que les éventuelles victimes de violations peuvent toujours saisir la Cour européenne des droits de l’homme, après épuisements des voies internes. Les expulsés de Lampedusa goûteront le conseil.
Coïncidence ? au moment même où la Commission rendait son verdict de Ponce Pilate, les autorités italiennes, à l’occasion d’un nouveau débarquement de migrants à Lampedusa à la mi-mars 2005, réitéraient la méthode du mois d’octobre : identification sommaire, tri au faciès, renvoi des désignés « Égyptiens » en Libye par avions spécialement affrétés. En toute impunité (voir ci-après la réaction des associations).
L’Italie expulse des boat-people, l’UE ferme les yeux Une nouvelle fois, les autorités italiennes ont procédé à des renvois massifs de migrants, parmi lesquels de potentiels réfugiés, arrivés par voie maritime sur l’île de Lampedusa. C’est la troisième fois en moins de six mois que l’Italie viole ouvertement des textes internationaux – principe de non refoulement, prohibition des expulsions collectives, interdiction de soumettre quiconque à des traitements inhumains et dégradants. De surcroît, ces renvois sont effectués vers un pays, la Libye, connu pour bafouer régulièrement les droits de l’homme. Ces exactions sont commises dans une totale impunité : l’Union européenne, qui devrait garantir le respect sur son territoire des droits fondamentaux, notamment le droit d’asile, est restée à chaque fois silencieuse. Interpellée sur les expulsions d’octobre par des ONG [3] et par des parlementaires européens, la Commission européenne a estimé contre toute évidence que le gouvernement italien n’avait violé aucune règle, mais surtout que cette question ne relevait pas de son domaine de compétence. Aux inquiétudes exprimées par le HCR et Amnesty International sur les nouvelles expulsions du mois de mars, la Commission répond à nouveau par son soutien aux autorités italiennes. Ce désintérêt de l’UE pour le sort réservé aux expulsés n’est pas circonstanciel : la politique européenne d’asile et d’immigration mise en œuvre depuis cinq ans, et les projets d’externalisation du contrôle des frontières proposés dans le programme de la Haye de novembre 2004 sont les principales sources d’inspiration du gouvernement italien qui ne fait qu’anticiper l’avenir. Repousser et enfermer les migrants et les exilés est en effet au cœur des projets communautaires. Pour les organisations signataires, il est grand temps que les instances communautaires mettent en place des mécanismes de contrôle et de sanction, afin qu’un Etat membre ne puisse impunément violer les principes fondamentaux qui engagent l’Union en matière de droits de l’homme.
(Communiqué du 25 mars 2005)
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Notes
[1] Arrêt Andric c/Suède n°45917/99, arrêt Conka c/Belgique n° 51564/99.
[2] La directive relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres a fait l’objet d’un accord politique des gouvernements des Etats membres au mois d’avril 2004, mais elle est encore en discussion au Parlement européen.
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