Article extrait du Plein droit n° 21, juillet 1993
« Les étrangers sous surveillance policière »

« Être vigilant sur les droits qu’on donne aux policiers »

Jean-Pierre Bordier

Secrétaire général-adjoint de la FASP (Fédération autonome des syndicats de police)

L’article 1 du projet de loi relatif aux contrôles et vérifications d’identité présenté actuellement par le gouvernement, stipule que « l’identité de toute personne, quel que soit son comportement, peut également être contrôlée (...) pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la sécurité des personnes et des biens » (art. 78-2 du code de procédure pénale). En douze ans, de 1981 à 1993, la législation relative aux contrôles d’identité aura été modifiée à quatre reprises.

Face à ces revirements législatifs, comment réagissent les fonctionnaires de police ? Quelle influence ces modifications réglementaires ont-elles sur leur pratique ? Nous avons interrogé sur ce sujet Jean-Pierre Bordier, secrétaire général-adjoint de la FASP (Fédération autonome des syndicats de police). Son inquiétude était déjà grande sur les droits supplémentaires qui étaient donnés à la police.

Pour Jean-Pierre Bordier, la loi Pasqua de septembre 1986 a abouti à la situation actuelle où « en droit, tous les fonctionnaires de police ont la possibilité de contrôler l’identité ».

« Est-ce que le fait de permettre à la police administrative de contrôler sans une raison objective est un gage d’efficacité pour lutter contre la petite et moyenne délinquance ? La question a été posée. Ce n’est pas d’une efficacité extrême. Je ne crois pas que l’on soit beaucoup plus efficace avec ce type de loi, mais on a rassuré, et c’est vrai qu’il y avait des organismes et même des syndicats policiers qui revendiquaient ces pouvoirs. La réponse policière rassure. En revanche, cela pose un problème de fond, la remise en cause du droit d’aller et venir dans un pays ».

« Le cadre législatif actuel a donné un pouvoir supplémentaire à la police administrative. L’exercice de ce pouvoir n’a pas débouché sur des excès, ou, tout au moins, les pratiques de police tendant à un contrôle systématique de certaines populations ne sont pas pires qu’auparavant. Je ne pense pas qu’il y ait davantage de contrôles aujourd’hui même si la loi le permet. En définitive, les choses se régulent. Il est sûr qu’il y a des endroits où l’on continue à contrôler sur des critères plus ou moins subjectifs, le métro par exemple. Et là, le gardien de la paix a ses critères, suscités d’ailleurs par des choix politiques des pouvoirs publics en matière de lutte contre l’immigration clandestine. Cela nous renvoie à ce que l’on appelle le délit de sale gueule, et c’est vrai que cela pose des problèmes de fond. Les différentes législations qui se sont succédé n’ont pas empêché l’existence de ces discriminations.

Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que si un gouvernement décide un jour, pour une raison ou une autre, d’accentuer le contrôle d’une population, cette règle donne à la police administrative la capacité de procéder à ces contrôles. Il faut toujours être très vigilant sur les droits supplémentaires qu’on peut donner à des policiers chargés d’assurer la sécurité des personnes et des biens ».

La “bâtonnite” et la statistique

Il est difficile d’aborder la question des contrôles d’identité, des discriminations dans leur exécution, sans soulever la question du racisme dans la police, question à l’ordre du jour d’un rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme (voir « Un rapport accusateur : Racisme et police en France » dans ce même numéro).

À propos de ce rapport qu’il estime « réducteur », Jean-Pierre Bordier précise que « le racisme dans la police existe comme ailleurs. On ne réglera pas ce problème en montrant du doigt toute une profession. Les policiers eux-mêmes sont à l’origine de la défense d’un certain nombre de concepts sur la profession ».

« Dans les périodes de crise, lorsqu’il faut des résultats au niveau des chiffres de l’immigration clandestine, si un policier ne vient pas avec ses quatre immigrés en situation irrégulière, on va lui dire qu’il n’a rien fait. Dans une administration hiérarchisée comme la police, c’est aussi pour les chefs de service un critère d’accélération de carrière, il faut que le patron ait des résultats. C’est vrai que la « bâtonnite » et la statistique, ça fonctionne bien, parce que pour répondre à la demande de sécurité, il faut des réponses policières ».

Jean-Pierre Bordier reconnaît que la formation des fonctionnaires de police prend en compte le racisme, que des actions de sensibilisation sont mises en place, mais il estime que ce n’est pas suffisant. « Il faut largement ouvrir les écoles de police aux associations et même - cela avait paru de la provocation à l’époque - faire parler d’anciens délinquants au sein de la police. Il faut aussi faire parler des représentants des communautés. Cela a été tenté à Paris et a intéressé les policiers mais cela n’a pas été poursuivi.

On trouve à Paris beaucoup de policiers issus de la province qui connaissent mal tous ces problèmes et qui n’y sont pas préparés. Il y a obligatoirement une coupure et une incompréhension totale du milieu où ils travaillent. Tout cela devrait être appréhendé dans le cadre général de la formation initiale et être accentué en fonction des besoins et des réalités du site dans la formation continue ».

Jean-Pierre Bordier estime qu’en matière de formation, une attention particulière doit être également portée à la déontologie.

« La FASP est à l’origine du Code de déontologie de la police qui date de 1986. Ce code est constitué de l’ensemble des règles de droit et institutionnelles qui prévalent dans notre démocratie. Un autre domaine important n’est malheureusement pas abordé dans les écoles, celui de la psychologie ».

La « bonne conscience » du ministre

La mise en place d’un Conseil supérieur de l’activité policière a été annoncée en mai 1992, pour veiller à la déontologie des actions conduites en matière de sécurité publique. Le décret portant création de ce Conseil supérieur a été publié au Journal officiel du 17 février 1993 [1].

La FASP a soutenu la création d’une telle structure dès 1981. « On disait à l’époque que l’institution policière devrait être transparente, et pour cela, il fallait qu’elle soit mieux contrôlée, que la population soit en mesure de comprendre ce qui est fait, et qu’à chaque fois qu’il y a des dysfonctionnements et des problèmes, la population ait une réponse.

Des propositions ont été faites en ce sens, avec une idée de base : mettre en place un conseil qui soit complètement indépendant de l’exécutif dans sa composition et son fonctionnement. Le conseil aurait été ainsi composé de représentants des institutions de l’État, comme la Cour des comptes, le Conseil d’État, et très largement ouvert à la société civile, à des avocats, des juristes, etc. Un rapport annuel aurait été diffusé, précisant l’essentiel de l’activité de la police, et la façon dont les pouvoirs publics ont usé de la police ».

« Cette demande n’a pas été suivie d’effets concrets, ni les autres projets élaborés depuis. Nous considérons que le texte publié est une “provocation”, et que le conseil mis en place est dangereux à plus d’un titre. D’une part, il est rattaché au ministère de l’Intérieur et de la sécurité publique, ce qui ne laisse présager rien de bon sur son autonomie d’investigation.

D’autre part, sa composition ne répond pas non plus totalement au critère d’indépendance ; peu de place est laissée à des représentants de la société civile : sur dix-sept membres, on compte deux avocats, un conseiller d’État, un conseiller de la Cour de cassation et trois personnalités reconnues pour leur action en faveur des droits de l’homme et des libertés publiques.

Quant à la saisine de l’organisme, nous souhaitions qu’elle puisse se faire de manière très large, qu’elle soit ouverte aux policiers eux-mêmes, à chaque citoyen. Or, le texte prévoit que le conseil peut être saisi par le ministre de l’Intérieur, le Garde des Sceaux, un parlementaire, un syndicat de fonctionnaires de la police nationale ou par une association déclarée depuis au moins cinq ans et dont l’objet est en relation avec l’activité de la police ou les droits des personnes.

La création de ce conseil ne réglera pas au fond le problème de la transparence et d’un meilleur contrôle de l’institution, mais il permettra à un ministre d’avoir bonne conscience (…). S’il y a un problème quelque part, le conseil sera saisi et on restera toujours dans l’ambiguïté, sans aller au fond. Cette institution apparaît comme un instrument du ministre de l’Intérieur. Pour notre part, nous sommes toujours demandeurs d’une structure qui permette un meilleur contrôle de l’activité policière, qui soit étendue aux institutions qui touchent à la sécurité et qui soit plus ouverte pour permettre à la population de comprendre le fonctionnement des institutions policières ».

...Et aujourd’hui, on assiste à l’aboutissement d’une logique policière

« On apprend aujourd’hui que le nouveau ministre de l‘Intérieur, Charles Pasqua, a purement et simplement supprimé ce conseil. Pour notre part, nous n‘allons pas pleurer la disparition d‘une telle institution qui ne répondait pas à notre souhait de transparence.

Quant au projet de loi en cours de discussion sur les contrôles d’identité, il correspond plus à un effet d’annonce intervenant dans un contexte politicien qu’à une volonté de légiférer dans le cadre de la lutte contre la criminalité et la petite délinquance. Finalement, après douze ans, on arrive au bout d’une logique, dont le point de départ était la loi “Sécurité et liberté” de 1981, suivie par les lois Defferre en 1983 et Pasqua en 1986. Désormais, les contrôles systématiques seront possibles sans restriction. Ce projet de loi ne fait que régulariser une situation de fait. Sauf que, jusqu’à présent un “mini-contrôle” était encore possible grâce à la jurisprudence de la Cour de cassation [2]. Il ne le sera plus désormais. Ce texte se situe dans une logique policière, sans réflexion sur la place du policier dans la cité. »

Un peu d’histoire...



Avant la loi « Sécurité et liberté » du 2 février 1981, aucun texte ne vise expressément les contrôles d’identité. La jurisprudence limite les contrôles préventifs en exigeant des circonstances particulières.

Début 1981, les contrôles d’identité sont « légalisés ». La loi Sécurité et liberté les autorise « pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes et des biens ». Cette formule revient en fait à autoriser les contrôles à tout moment et en tout lieu public. Le Conseil constitutionnel, saisi à l’époque, jugera l’atteinte à la liberté d’aller et venir non excessive, la personne interpellée pouvant justifier de son identité par tous moyens.

En 1983, l’intention du législateur est claire : il s’agit de « restreindre le domaine des interventions policières à ce qui est strictement nécessaire à la réalisation des objectifs poursuivis ». La loi du 10 juin, dite loi Badinter, autorise les contrôles d’identité préventifs « dans les lieux déterminés où la sûreté des personnes et des biens se trouve immédiatement menacée ». La jurisprudence a donné une interprétation restrictive de ces textes [3]. La légalité du contrôle d’identité préventif est soumise à une double condition de lieu et d’espace : il faut une menace immédiate dans un lieu déterminé. Si le métro constitue bien un lieu déterminé, la sécurité des personnes et des biens n’y est pas, en revanche, immédiatement menacée, quelles que soient l’heure et les circonstances.

S’agissant du contrôle du séjour des étrangers, les agents de l’autorité peuvent requérir directement la présentation des documents de séjour, sans contrôle d’identité préalable, en se fondant sur le décret de 1946, seulement si « des éléments objectifs déduits de circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé sont de nature à faire paraître sa qualité d’étranger » [4].

La loi Pasqua du 3 septembre 1986 revient mot pour mot à la définition de la loi Sécurité et liberté. Elle précise que « la personne de nationalité étrangère dont l’identité est contrôlée (…) doit être en mesure de présenter les pièces ou documents sous le couvert desquels elle est autorisée à séjourner en France ».

Sur la distinction entre contrôle d’identité et contrôle du séjour des étrangers, la circulaire d’application de la loi de septembre 1986 précise que « l’irrégularité de la situation d’étrangers ne peut, en soi, constituer une atteinte à l’ordre public » justifiant un contrôle d’identité.

Dans un arrêt du 10 novembre 1992, la chambre criminelle de la Cour de cassation précise que l’exercice d’un contrôle d’identité préventif est subordonné à la prévention d’une atteinte à l’ordre public qui soit directement rattachable au comportement de la personne dont l’identité est contrôlée [5]. Le contrôle ne peut être justifié par le seul motif que deux individus s’expriment en langue étrangère aux abords d’un lieu propice aux vols à la roulotte.




Notes

[2Ibid.

[3Cour de cass., 4 octobre 1984, Kandé

[4Cour de cass., 25 avril 1985, Vuckovic

[5Cour de cass., 10 novembre 1992, Bassilika. Cf. « La dérive des contrôles d’identité »


Article extrait du n°21

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Dernier ajout : mardi 3 novembre 2015, 12:40
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