Édito extrait du Plein droit n° 14, juillet 1991
« Quel droit à la santé pour les immigrés ? »

Édito

ÉDITO

La « santé des migrants » évoque généralement d’une part les maladies dites « tropicales » ou « exotiques », d’autre part la « sinistrose » [1], qui permettent de désigner les immigrés comme « groupe à risque » (risque de contagion et d’abus de soins venant creuser le déficit de la sécurité sociale). Contre ces représentations largement véhiculées non seulement dans les médias mais dans des revues scientifiques et médicales, nous avons choisi d’opposer la réalité vécue par des étrangers venus ou nés en France. Dans le cadre des recherches que nous menons sur les inégalités sociales en France, face à la maladie et aux soins, dans des situations aussi diverses que les maladies professionnelles, la prescription de la contraception, ou la tuberculose, les étrangers sont le plus souvent du côté de ceux sur qui pèse le plus le poids de multiples formes d’atteintes à la santé et l’absence de choix dans les conditions de prise en charge de ces atteintes par le système de soins.

Parler de la santé suppose de définir ce qu’on entend par là. Pour nous, la santé n’est ni un « bien » qui se consomme, ni un « capital », ni l’absence (ou la somme) de risques ou de maladies. C’est un processus dynamique qui inscrit dans le corps, dans la personne, les empreintes du travail, des conditions de vie, des événements, des douleurs, du plaisir et de la souffrance, de tout ce dont est faite une histoire, individuelle dans sa singularité, mais aussi collective dans ce qui la relie à d’autres au sein de parcours communs.

Le déni de droit que vivent les immigrés en matière de santé s’est imposé à nous à travers leurs histoires et ce qu’elles révèlent des « lois » économiques qui régissent leur situation en France, ce qu’elles révèlent aussi de la non-application des droits sociaux dans des formes de discrimination qui le sont par inertie, omission, ignorance, mais aussi par xénophobie : tout ce qui constitue ce racisme institutionnel auquel quotidiennement sont en butte les étrangers en France.

Déni de droit à la santé... les conditions souvent infra-humaines dans lesquelles travaillent et vivent ceux qui assurent les tâches productives de base de notre économie. « Chair à charbon » a écrit F. Giudice dans Têtes de Turcs en France (La Découverte, 1989)...

Déni de droit à la santé et à l’emploi, ceux qui, licenciés lors de restructurations industrielles, ont une santé désormais trop abîmée pour retrouver un autre travail (sans qualification) et sont rejetés vers le chômage de longue durée ou l’application de ce qu’un sinistre paradoxe du langage juridique français appelle le « droit au retour » dans le pays d’origine...

Déni de droit à réparation... l’absence de reconnaissance des maladies professionnelles, non ou mal déclarées, non reconnues, mal indemnisées...

Déni de droit dans le système de soins... l’absence de communication possible qui « autorise » le séjour forcé au sanatorium ou la piqûre contraceptive...

Si tous les noms cités sont fictifs, les histoires contées dans ce dossier sont les témoignages de ceux que nous avons rencontrés. Nous étions redevables à leur égard de cette restitution. Un enfant d’immigrés est mort d’une crise d’asthme dans un commissariat après brutalité et refus de soins. Flash médiatique qui stigmatise une forme particulièrement odieuse de déni du droit à la santé, à la vie... Pour d’autres aussi, comme Gaetano dont l’histoire est racontée dans ce dossier, la mort est survenue au sortir de l’adolescence — 75% des victimes d’accidents du travail mortels survenant chez des intérimaires ont moins de 25 ans. Et l’intérim est souvent la seule forme d’emploi possible pour les jeunes immigrés de la deuxième génération. D’autres, hommes ou femmes d’origine étrangère, vivent la maladie, la souffrance, le vieillissement précoce, ce qu’aucun système d’indemnisation ne « réparera » jamais, qu’aucune statistique de santé publique ne comptabilisera....

Il s’agit pour nous également à travers ce dossier de mettre en débat notre réflexion, nos analyses, nos propositions. Merci à l’équipe de rédaction du GISTI de nous avoir donné la possibilité de les faire connaître aux lecteurs de la revue Plein Droit.


[1] Selon un psychiatre, cette maladie se traduit par des « états dépressifs, hystériques, hypocondriaques et revendicatifs que le sujet extériorise par le biais de malaises somatiques, à caractère invalidant, qu’il impute passionnément aux lésions organiques, réelles ou fantasmatiques, provoquées par un accident du travail, une maladie professionnelle ou tout autre événement vécu comme tel. (...) Si la sinistrose camoufle des désordres profonds et définitifs de la personnalité (troubles du caractère, paranoïa), le pronostic est très défavorable. C’est le cas des migrants totalement inadaptés à la vie dans le pays d’accueil, mais remarquablement « intégrés » aux rouages de la sécurité sociale dont ils savent bien tirer les ficelles. » (De Almeida Z., « Les sinistroses chez les immigrés », Revue de Médecine du Travail, tome III, n° 1, 1985). Une telle observation met en exergue ce qui relèverait d’une fragilité psychologique de migrants « inadaptés », en occultant ou minimisant les conséquences des conditions d’« accueil » qui leur sont réservées en France...



Article extrait du n°14

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Dernier ajout : jeudi 3 avril 2014, 21:04
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