Article extrait du Plein droit n° 44, décembre 1999
« Asile(s) degré zéro »
Nul n’est censé connaître la loi
Jean-Pierre Alaux
Permanent au Gisti
Vous êtes, mettons, Algérien (vous pourriez être Mongol, Français ou apatride). Vous arrivez en France entre le 23 décembre 1993 et le 11 mai 1998(1), date de l’entrée en vigueur de la modification par le gouvernement Jospin de la vieille ordonnance du 2 novembre 1945 qui définit les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. Compte tenu de ce que vous venez de vivre en Algérie, vous expliquez à une préfecture que vous devez bénéficier d’une protection temporaire, qui ne vous condamne pas à une rupture complète(2) avec votre pays d’origine. Vous avez au moins 90 % de chances de recevoir tôt ou tard un refus de la préfecture saisie de votre demande qui invoque : « la procédure exceptionnelle d’asile territorial mise en place par le ministère de l’intérieur »(3). Si votre préfecture est gentille, elle vous fait patienter en levant un coin du voile de la procédure inconnue : « Pour ce qui concerne spécifiquement les ressortissants algériens, vous écrit-elle, conformément aux instructions du ministère de l’intérieur […] du 22/12/1993, les autorités préfectorales ne sont autorisées à délivrer l’autorisation en question qu’après réception de l’accord préalable de cette administration [le ministère de l’intérieur] »(4).
Acte I : vous demandez le télégramme au ministre
Vous souhaitez contester le refus. Ou bien simplement vous êtes curieux. Bref, vous voulez connaître cette procédure exceptionnelle d’asile territorial et ces instructions du ministère de l’intérieur du 22 décembre 1993 qu’on vous oppose ou auxquelles on vous dit que vous êtes soumis. Donc vous demandez communication de ces textes. A la préfecture d’abord. Elle vous répond qu’elle n’a pas le droit, que c’est secret. Vous rétorquez un « comme c’est bizarre » qui montre que vous avez une culture cinématographique. Vous insistez en citant l’adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » qui montre que vous avez à la fois une culture juridique et une culture démocratique. Ça n’impressionne nullement la préfecture. Secret, c’est secret.
Alors vous allez à la source. Vous écrivez au ministre de l’intérieur, par exemple le 27 février 1995(5) . En substance, vous lui dites (en recommandé, parce que vous êtes prudent) : « De quoi s’agit-il, Monsieur le ministre ? Merci de bien vouloir me donner le texte ». Quelques mois plus tard, vous constatez que le ministre ne vous a pas répondu. Et, comme décidément vous êtes avisé sur le plan du droit, vous savez qu’un silence administratif d’un mois (en d’autres domaines, c’est quatre) équivaut à un refus explicite.
Acte II : vous demandez le texte à la CADA
Que faire ? Vous savez ou vous apprenez qu’il vous est loisible de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA)(6)
en vertu de la loi du 17 juillet 1978 (voir p.39). Vous le faites, par exemple le 25 avril 1995(7). Très vite, le 3 mai, la CADA accuse réception de votre requête. Le 6 juillet, elle l’examine. Le 13, elle vous avise qu’elle « a émis un avis défavorable à la communication du télégramme du 22 décembre 1993 relatif aux Algériens menacés [il existe donc bien un texte de cette nature-là : voilà une confirmation intéressante], en application de l’alinéa 4 de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, qui pose le principe de la protection de la sécurité publique ».
La lecture de cette réponse vous laisse pensif. Vous vous imaginez soudain plus important que vous ne le croyiez jusque-là. Sécurité publique ? En demandant protection à la France, tout seul, vous mettez en jeu une réglementation dont la divulgation placerait la France en situation de danger ? Vous allez vous regarder dans une glace. Vous n’y comprenez rien du tout.
Acte III : vous demandez le texte au TA
Alors, comme vous êtes têtu et étonné qu’il puisse, en démocratie, exister des textes opposables à tout un chacun et néanmoins secrets, vous saisissez, le 13 décembre 1995, le tribunal administratif de Paris (parce que le ministère de l’intérieur y habite) d’une requête contre une décision implicite de ce ministre (il ne vous a pas répondu) rejetant votre demande de communication du télégramme du 22 décembre 1993 relatif aux Algériens menacés. Dans un mémoire, vous prouvez que la non-communication du texte vous fait grief, ce qui vous donne davantage de chances de convaincre les juges, même si ce n’est pas juridiquement indispensable. Rien de plus facile, puisque vous avez la preuve qu’on vous l’oppose. Le TA vous donne le joli numéro de dossier 9516947/4. Vous vous sentez soulagé.
Un jour, le 24 octobre 1996, vous vous souvenez de votre démarche et vous vous dites : « Tiens, comme c’est bizarre : pas de nouvelles de ma requête ». Vous écrivez donc au greffe du TA. Vous lui téléphonez aussi dans la foulée. On vous répond oralement (on ne vous répondra rien par écrit) que le ministre de l’intérieur, auquel on a transmis votre mémoire, n’a pas réagi. Le TA affirme qu’il vient juste de le mettre en demeure de répondre sous quinzaine. Vous êtes de nouveau rassuré.
Actes IV et V : vous relancez le TA et saisissez le Conseil d’Etat
Un jour d’ennui ou de désœuvrement, le 15 avril 1997, votre affaire décidément en panne vous revient à l’esprit. « Nom d’un chien », vous dites-vous. Cette fois, c’est au président du TA que vous écrivez poliment que ça commence à bien faire, que ça fait même dix-sept mois que rien ne se passe. Vous n’obtenez aucune réponse et, le 13 juin 1997, de lassitude, vous frappez au sommet de la hiérarchie de la justice administrative. Vous écrivez au Conseil d’Etat, plus précisément à sa « mission d’inspection des juridictions administratives » (8). Vous lui expliquez la chronologie de l’affaire. Vous évoquez même une possible violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, parce que cet article garantit à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable.
Miracle, le 11 juillet 1997, il y a un pli du Conseil d’Etat dans votre boîte-aux-lettres. La présidente de la mission vous indique qu’elle est « en mesure de vous informer que le Tribunal devrait inscrire cette affaire à l’audience dans le courant du troisième trimestre 1997 ». Vous vous frottez les mains.
Acte VI : la sécurité publique au secours du ministre
Vous avez raison. Le 1er octobre 1997, le TA de Paris vous adresse copie du mémoire en réplique du ministre de l’intérieur, qui ne s’est pas pressé. Alors que vous aviez déposé votre requête le 13 décembre 1995, lui n’y a répondu que le 31 juillet 1997. Il explique au tribunal que « le législateur a souhaité que restent incommunicables les documents administratifs qui portent atteinte à la monnaie et au crédit public, à la sûreté de l’Etat et à la sécurité publique ». Le télégramme du 22 décembre 1993, argumente-t-il, « a pour seule finalité de permettre la mise en place d’un système de protection destiné à assurer la sécurité de certains ressortissants algériens susceptibles d’être menacés par des islamistes intégristes. Or, poursuit le ministre, fournir des indications sur cette procédure reviendrait à compromettre la sécurité de ces mêmes personnes […]. Les membres des mouvements intégristes acquièrent […], grâce à la connaissance des procédures mises en place en faveur des ressortissants algériens demandant la protection de la France, la possibilité de s’approprier des informations sur ces derniers, ce qui pourrait nuire à leur sécurité personnelle sur le territoire français, voire même en dehors de celui-ci ».
Vous vous dites que, si vous la comprenez bien, en toute logique, cette philosophie politique pourrait mener l’Etat à rendre la prochaine Constitution confidentielle, parce que s’y définissent des droits fondamentaux dont les islamistes, les terroristes et les bandits de grand chemin de tous poils pourraient tirer parti. Dans cette optique, tout le droit pourrait être classé « confidentiel défense » et la Marseillaise avec, de peur que le mot d’ordre « Qu’un sang impur abreuve nos sillons » ne donne des idées aux islamistes, si ce n’est déjà fait. Quant à vous, vous vous faites l’effet d’être un traître, une « cinquième colonne » à vous tout seul. Vous vous pincez.
Acte VII : vous réfutez l’argumentation du ministre
Vérification faite, dans votre boîte-aux-lettres déserte depuis longtemps, il y a, en ce jour décidément béni du 1er octobre 1997, une autre lettre, toujours du TA. Elle vous avise que votre requête sera jugée en audience publique le 13 octobre. Vous vous dites qu’elle est bien bonne. Rien pendant trente-quatre mois et, tout à coup, il vous faut en treize jours à la fois répondre au mémoire du ministre de l’intérieur – ce qui va vous demander réflexion, recueil de conseils et donc temps – et vous rendre à l’audience.
Dans votre réplique écrite, vous démontrez au TA que, loin de nuire à la sécurité des Algériens menacés – dont vous faites partie –, la publication du télégramme du 22 décembre 1993 constituerait au contraire une garantie supplémentaire pour eux. D’ailleurs, précisez-vous, la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié est publique, ce qui ne nuit à personne. Bref, le ministre de l’intérieur est, selon vous, de mauvaise foi.
Acte VIII : « avant dire-droit »
L’audience se tient, comme prévu, le 13 octobre 1997. Bien que la procédure administrative soit écrite, on vous y donne la parole. Vous en profitez, d’autant que le ministre de l’intérieur, lui, n’a pas daigné s’y faire représenter. Après délibéré, le TA prononce, le 30 décembre 1997, un « avant dire-droit », c’est-à-dire qu’il somme le ministre de lui communiquer, à titre confidentiel, le télégramme du 22 décembre 1993 pour que, avant de statuer sur votre requête, il puisse se faire une idée de son contenu. Le ministre a quinze jours pour s’exécuter.
Le ministre s’en moque. Comme vous sentez une victoire potentielle au bout de vos doigts, vous reprenez, dès le 22 janvier 1998, votre plume (il y a deux semaines que M. Chevènement aurait dû répondre aux juges). Vous invitez le ministre à se comporter comme tout bon citoyen. Le même jour, vous rappelez le jugement de son tribunal au président du TA de Paris et le poussez à obtenir son exécution.
Acte IX : le ministère au téléphone
Et là, surprise. Le 27 mars 1998, votre téléphone sonne. Vous décrochez. « Allô, ici Madame X, du service contentieux du ministère de l’intérieur. Je ne vous dérange pas ? ». « Non, je vous en prie. C’est à quel sujet ? ». « Ben, on me dit qu’il y a une requête de votre part contre nous devant le TA de Paris. Je n’arrive pas à mettre la main sur le dossier. Êtes-vous sûr d’avoir engagé une procédure ? ». Vous respirez un instant. Vous vous demandez si vous êtes éveillé. Vous répondez : « Mais votre administration a elle-même déposé un mémoire en réplique à mon propre mémoire… ». « Ah bon ? », vous dit la représentante du ministère. « Auriez-vous l’amabilité de m’en envoyer une copie ? ». Diverses questions métaphysiques vous traversent l’esprit. Puis vous vous dites pourquoi pas ? « Et bien, si vous voulez, je vous l’envoie ». « Merci infiniment. Vous me rendez un fier service ».
« J’ai l’honneur de vous informer que l’affaire enregistrée sous le numéro mentionné ci-dessus est inscrite au rôle de l’audience publique du 06/07/1998 qui se tiendra à 14:00 heures dans la 2ème salle, 7, rue de Jouy, 75181 Paris ». La phrase est inscrite dès les premières lignes d’une lettre en recommandé du TA, datée du 23 juin 1998.
Il y a quarante mois, deux mémoires de votre plume et dix relances de l’administration et de la justice que vous êtes sur le coup. Vous vous tamponnez le front. Vous éprouvez une certaine fierté. Vous vous dites qu’il faut vraiment se lever de bonne heure pour faire respecter la loi, même sous les cieux d’un paradis des droits de l’homme. Vous pensez aux moins aguerris et aux moins obstinés que vous. Vous en concluez que l’égalité…
Acte X : le jour « J » de l’audience
Le jour « J », vous assistez à l’audience. Pas le ministre, qui n’y envoie point son avocat. Les juges, apprenez-vous, n’ont jamais reçu le télégramme du 22 décembre 1993 qu’ils avaient exigé du ministre. Vous êtes invité à rappeler les raisons de votre requête. Le commissaire du gouvernement (indépendant du pouvoir en dépit de son titre) préconise la condamnation du ministre. Les juges prononcent un nouveau délibéré. Ils veulent réfléchir.
Ce n’est que le 19 janvier 1999 que vous recevez notification du jugement. « La décision implicite, résultant du silence gardé un mois sur la demande en date du 27 février 1995 [votre première lettre au ministre], par lequel le ministre de l’intérieur a refusé de communiquer […] le télégramme-circulaire du 22 décembre 1993 relatif aux Algériens menacés, est annulée ». Ça veut dire que le ministre n’a pas le droit de vous refuser communication du texte. Que vous avez gagné.
Il va vous falloir maintenant obtenir l’exécution de cette décision. Comme, un mois après, vous n’avez toujours rien reçu, vous écrivez une nouvelle fois au ministre, le 18 février 1999. Alors que vous n’y croyez plus, que vous vous dites qu’il va peut-être falloir encore batailler, vous découvrez le télégramme dans votre boîte-aux-lettres le 4 juin 1999, accompagné d’un petit mot du ministère de l’intérieur : « Comme suite à votre lettre du 18 février 1999 […], je vous informe qu’il peut être donné satisfaction à votre requête ». Le « peut » vous semble valoir son pesant de cacahouètes. Dans une ultime posture d’institution qui se pense décidément au-dessus des lois, le ministère fait mine de vous accorder une grâce. Drôle de République !
Acte XI : méditations
Il vous reste à lire le télégramme tant attendu. Vous y cherchez la « bombe » ou le « scoop » qu’il ne doit pas manquer de contenir. Après lecture (voir encadré), vous ne savez pas pourquoi vous hurlez soudain de rire. Le fait d’avoir triomphé au terme de presque six ans de procédure ? Le fait que ce triomphe porte sur un texte maintenant caduc ? Le fait de vous être confronté à trois ministres de l’intérieur – Charles Pasqua, Jean-Louis Debré, Jean-Pierre Chevènement – qui, en dépit de leur appartenance politique différente, ont la même conception très régalienne de l’Etat ? L’insipidité du texte ? L’expérience de la difficulté à obtenir l’application du droit le plus élémentaire ? Vous vous dites qu’il faut y réfléchir, que tout ça pourrait donner lieu à un article pertinent dans Plein Droit, la revue du Gisti. Vous l’écrivez.
P.S. Pour approfondir les méditations sur ce sujet, se reporter à l’article intitulé « Ces circulaires qui ne tournent pas rond » paru dans le n° 28 de Plein Droit (Les nouvelles batailles de Poitiers – septembre 1995).
(1) Le 23 décembre 1993, Charles Pasqua envoie confidentiellement aux préfets le télégramme dont il va être question tout au long de l’article. Le 11 mai 1998, la « loi Chévènement », qui modifie l’ordonnance du 2 novembre 1945, institue une « asile territorial » qui s’applique à toutes les nationalités et remplace l’asile humanitaire et confidentiel du télégramme du 22 décembre 1993, réservé celui-là aux seuls Algériens. A noter que, dès le 11 mai 1998, les demandes des Algériens faites sous le régime du télégramme doivent être examinées sur la base de la nouvelle réglementation.
(2) Beaucoup d’étrangers – spécialement les Algériens – croient à tort que le statut de réfugié (fondé sur la Convention de Genève de 1951) coupe définitivement ses bénéficiaires de leur pays d’origine. Or, un réfugié peut à tout moment renoncer à son statut. En revanche, tant qu’il le conserve, il ne peut se rendre dans son pays ni entretenir le moindre contact avec les autorités de ce pays, y compris en France. Sauf pour des raisons particulièrement sérieuses (maladies graves ou décès d’un parent proche, par exemple). Dans ces circonstances, la préfecture qui a délivré le titre de séjour « réfugié » (à ne pas confondre avec la carte de réfugié délivrée, elle, par l’OFPRA) peut exceptionnellement donner un titre de voyage de courte durée.
(3) Citation d’un refus de la préfecture de police de Paris, septembre 1996.
(4) Citation d’un courrier de la préfecture du Val-de-Marne, avril 1995.
(5) En fait, l’aventure un peu kafkaïenne qui commence ce jour-là est celle que le Gisti a effectivement connue. Alerté dès la fin de 1993 (on est sous Pasqua) par plusieurs courriers de préfectures adressés à des Algériens, le Gisti demande le texte régissant la procédure signalée au ministre de l’intérieur. La suite sera si délectable qu’on va vous la narrer par le menu. Pour connaître les épisodes ultérieurs de ce feuilleton à suspense, sortez des notes et reprenez la lecture de l’article. Bon voyage !
(6) CADA, 64, rue de Varenne, 75700 Paris – Tel 01 42 75 80 70.
(7) Cette date correspond à celle de la même démarche du Gisti dans cette affaire. Toutes les dates en apparence arbitraires qui vont suivre chronomètrent aussi l’histoire réellement vécue par le Gisti.
(8) Place du Palais Royal, 75001 Paris.
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