Article extrait du Plein droit n° 11, juin 1990
« Travail au noir ? Travail clandestin ? Travail illégal ? »
Étrangère et femme une double discrimination
Il peut sembler étonnant que seule l’apparition d’un contexte aussi dramatique ait pu permettre que soient enfin dits et reconnus les nombreux problèmes spécifiques qui sont attachés à la condition de la femme étrangère. Car celle-ci a été la grande absente du débat sur l’immigration, alors même qu’il est couramment admis que son rôle est essentiel dans une intégration. Cette absence est également reflétée par le faible nombre de travaux qui lui sont consacrés [1].
La raison en est l’existence d’un malaise autour de la condition des femmes immigrées qu’on ne saurait mieux expliquer qu’en citant l’intervention de C. Belkhodja, lors du colloque sur "Droits de l’Homme, Droits des peuples du Maghreb" (mars 1989) à Paris : « Il arrive couramment que des militants des droits de l’homme ou de prétendants tels, se retranchent derrière les spécificités culturelles maghrébines et musulmanes pour refuser de traiter le problème des droits des femmes ».
L’origine du malaise et du silence fait autour des femmes immigrées pourrait bien être là, dans ce traditionnel débat que l’on a mené jusqu’ici de manière informelle, portant sur le respect des « traditions », des différences culturelles, sans jamais définir la réalité de leurs conséquences pour toute une partie de la population étrangère. Les mêmes hésitations coupables se retrouvent dans les décisions judiciaires qui s’appliquent aux femmes étrangères. Force est de constater, en effet, que les tribunaux appliquent rarement les lois en considération du droit des femmes et du principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Si les tribunaux du fond se montrent bienveillants et attentifs à la situation des femmes, les juridictions suprêmes, elles, ont construit, à partir des années 80, une jurisprudence inégalitaire aux dépens des femmes d’origine musulmane — une sorte de ghetto de droit dont l’originalité ne saurait masquer les effets discriminatoires.
Des chiffres
Selon le recensement de 1982, 42,8 % de la population étrangère sont des femmes. Ce chiffre devra évidemment être revu en fonction des nouvelles données issues du recensement en cours. D. sera intéressant de vérifier si les prédictions faites au sujet de l’activité des femmes étrangères sont exactes.
Depuis 1975, c’est-à-dire depuis la mise en place de politiques de stabilisation des flux migratoires, la féminisation des populations étrangères s’est considérablement accélérée, notamment à travers la procédure de regroupement familial.
Cette féminisation de l’immigration s’accompagne de phénomènes parfois inattendus. Claude Valentin-Marie souligne « la part non négligeable prise par les femmes seules avec enfants, qui représente près de 4 % des femmes étrangères. Particularité intéressante, à l’encontre des stéréotypes établis, cette situation est plus fréquente chez les Maghrébines que chez les Européennes. La proportion de femmes algériennes dans ce cas (5,4 %) est même très légèrement supérieure à celle des Françaises (5,2 %) » [2].
La démarche qui consiste à rechercher l’ensemble des lois et règlements qui sont applicables aux femmes étrangères est d’autant plus urgente qu’elles subissent une double discrimination : en tant qu’étrangères, elles sont soumises à un ensemble de textes qui se révèlent dans la pratique d’application plus restrictive à leur égard ; en tant que femmes, elles dépendent d’un statut personnel discriminatoire que les tribunaux français ont peu à peu reconnu.
Un statut exclusivement familial
Outre qu’il a permis de dévoiler la situation faite aux femmes immigrées en France, on peut espérer que le durcissement intégriste obligera, dans ce contexte, les tribunaux français, voire le législateur, à prendre des positions qui soient plus conformes, non seulement à l’ordre public français, mais encore aux grands traités internationaux qui proclament l’égalité entre hommes et femmes, et s’imposent aux juges français en vertu de l’article 55 de la Constitution.
Aucune disposition spécifique n’est appliquée aux femmes étrangères. C’est par conséquent l’ensemble des textes composant la réglementation sur les étrangers (ordonnance de 1945, conventions bilatérales…) qui règle leurs conditions d’entrée et de séjour en France. Néanmoins, on peut constater que, dans la pratique, l’application qui leur en est faite rend difficile la possibilité pour les femmes étrangères d’obtenir un statut indépendant.
De fait, les femmes ont rarement bénéficié de la possibilité d’émigrer directement. Elles sont généralement définies par un statut exclusivement familial : épouse, sœur ou fille, renvoyant à leur statut personnel. Dans ces conditions, les femmes se retrouvent en situation de dépendance, notamment par rapport à leur mari et au droit au séjour de celui-ci. Il est important de penser à l’autonomie d’un statut, surtout dans le contexte actuel de montée intégriste qui risque de générer une augmentation des migrations de femmes seules.
La Convention franco-algérienne du 27 décembre 1968 comporte une disposition pouvant s’avérer extrêmement dommageable pour les femmes. En effet, elle stipule que l’absence du territoire français de plus de six mois entraîne la perte des droits au séjour. Bien que sa circulaire d’application préconise « la bienveillance » pour opposer ce délai aux catégories d’étrangers bénéficiaires de plein droit du certificat de résidence de dix ans, les préfectures ont tendance à l’appliquer strictement.
Par ailleurs, la jurisprudence a confirmé la portée de cette péremption « couperet » : dans un arrêt du 25 mai 1988, « Ziani », le Conseil d’État précise « qu’à la supposer établie, la circonstance que l’absence de M. Ziani du territoire français soit involontaire ne saurait le soustraire à l’application de ces dispositions ». Les conséquences de cette décision du Conseil d’État peuvent être dramatiques pour les jeunes filles retenues contre leur gré dans le pays d’origine par leurs parents ou leurs frères, pour les épouses répudiées dont toute la famille est en France, etc. La variété des situations est grande et les cas malheureusement de plus en plus fréquents. Le problème se pose avec d’autant plus d’acuité que l’âge de la majorité fixé à dix-huit ans en France l’est à vingt et un ans dans les pays d’origine.
Le drame des retours forcés ou ratés
Toutes les associations de femmes immigrées sont unanimes pour indiquer que le nombre de femmes retenues contre leur gré dans les pays d’origine devient préoccupant. Or, en cas de retour, sauf si la femme est aussi de nationalité française, il lui sera impossible de séjourner régulièrement en France même si elle y a passé presque toute sa vie. Elle se verra en effet opposer un statut de « nouvelle migrante ».
Pour les femmes mariées, on peut citer l’arrêt du Conseil d’État « Mme Benferlou » du 22 novembre 1989, illustrant parfaitement la situation dépendante des femmes et ce, à un double titre : d’une part, il évoque la situation des épouses qui ont suivi leur conjoint dans le cadre d’un retour au pays d’origine et y sont restées, parfois contre leur gré ; en particulier lorsqu’il y a des enfants qui ne peuvent quitter le territoire sans le consentement du père, un retour en France implique souvent pour la femme l’abandon des enfants au père, démarche douloureuse s’il en est. D’autre part, l’arrêt évoque le sort des mères algériennes d’enfants français qui n’entrent pas dans les catégories de plein droit.
Dans un arrêt du 11 juillet 1980, dit « arrêt Montcho », pris en assemblée, le Conseil d’État statuant dans le cadre d’une demande de sursis à exécution, reconnaissait implicitement le droit au séjour d’une seconde épouse d’un mari polygame. Implicitement, puisque le Conseil d’État ne statuait pas au fond. Néanmoins, c’est bien dans le sens de cette reconnaissance que l’arrêt a été appliqué, puisqu’un de ses effets a été notamment d’autoriser le regroupement familial dans les cas de polygamie, et de régulariser la situation de la pluralité d’épouses dans certains cas.
Polygamie et tribunaux
La seconde épouse de M. Montcho avait rejoint son mari et sa première épouse, et cohabitait avec celle-ci depuis quatre ans. Le préfet de l’Essonne avait refusé de régulariser la situation de la seconde épouse qui avait eu, comme d’ailleurs la première, quatre enfants du mari commun, et avait ordonné son expulsion en se fondant sur l’ordre public français.
Le Conseil d’État, en annulant la décision, reconnaissait ainsi les mariages polygamiques dans la plénitude de leurs effets, et notamment dans l’un de ceux qui posaient les problèmes les plus sérieux aux juges : celui de la cohabitation des différentes épouses sous le même toit.
On a pu à bon droit souligner que cette solution allait bien au-delà des positions des tribunaux judiciaires, quant à la reconnaissance des effets des unions polygamiques, tribunaux qui se sont empressés de rattraper leur retard dans ce domaine.
Une telle décision, fortement controversée, et dénoncée par les associations de femmes immigrées, doit être analysée dans toutes ses conséquences.
La conséquence la plus évidente, qui a été tirée immédiatement dans le milieu immigré… masculin, a été incontestablement la certitude qu’enfin la France reconnaissait la polygamie pour les musulmans sur son territoire, opinion partagée par une partie des juristes qui invitaient d’ailleurs les tribunaux judiciaires à suivre l’exemple magistral du Conseil d’État.
Le problème de la polygamie est difficile à aborder. Quelle solution adopter en effet qui soit équitable ? Car la polygamie existant dans les faits — même si toutes les enquêtes effectuées, notamment en pays maghrébin, soulignent combien elle est mal acceptée par les femmes — il est bien évident qu’elle produit des effets. Comment choisir laquelle des épouses d’un mari polygame aura des droits, et laquelle non, surtout lorsque chacune a des enfants du mari commun ?
Dans le contexte des problèmes liés au séjour des femmes étrangères, qui était celui de l’arrêt Montcho, il faudrait peut-être, pour donner quelques éléments objectifs de réflexion, se demander ce que signifie dans les faits la « cohabitation paisible » visée par le Conseil d’État, lorsque l’on connaît les conditions de logement actuelles des familles immigrées, notamment en région parisienne.
La jurisprudence Montcho a permis de régulariser la situation des deuxièmes épouses en dehors même du regroupement familial, ce qui a eu pour conséquence de donner incontestablement à la polygamie un statut plus favorable qu’à la monogamie… Quel paradoxe ! Et ce n’est pas le seul, ni le moindre.
Des épouses « clandestines »
Néanmoins, la plupart des situations polygamiques ont pour corollaire la clandestinité des autres épouses venues en dehors de l’impossible regroupement familial — la condition de logement pouvant être difficilement remplie.
On ne peut pas non plus passer sous silence une situation trop fréquente pour qu’elle ne procède pas d’une intention délibérée : le refus de l’époux de régulariser la situation de la deuxième épouse, la précarité liée à la clandestinité ayant des effets incontestables sur le maintien de celle-ci dans ses foyers.
Il faut toutefois être prudent et ne pas exagérer l’importance de la polygamie. Une statistique de l’INED publiée en 1988 a en effet démontré que la polygamie était un phénomène relativement marginal dans les pays du Maghreb. Elle est par contre plus répandue en Afrique noire où l’islamisation récente recouvre des coutumes pratiquées depuis toujours. On entend dire avec ironie que, bien souvent, le salaire et les allocations de la première épouse permettaient par la suite au mari d’aller chercher une autre femme…
Quelle sera la conséquence de la montée intégriste sur une éventuelle croissance de la polygamie ? Les partis intégristes sont unanimes pour préconiser l’application de la Shari’ à dans tous ses effets, dont la polygamie. On sait que les répudiations se multiplient actuellement en Algérie. Or, avec beaucoup de justesse, l’acte de répudiation a été analysé comme une véritable « polygamie dans le temps ».
Les conflits de lois en droit international privé sont d’une complexité extrême. Il ne saurait être question de les envisager tous ; on tentera de faire le point sur celui de la polygamie et de la répudiation. Comme nous le verrons, les tribunaux français ont, depuis les années 1980, choisi de reconnaître des situations qui, au regard du droit des femmes, sont incontestablement discriminatoires.
Le statut personnel des étrangers est régi en principe par leur loi nationale : c’est une conséquence de l’article 3 du code civil qui reconnaît la compétence de la loi française pour ses ressortissants en ce qui concerne l’état et la capacité des personnes, et ce même quand ils résident à l’étranger, ce qui implique une réciprocité.
Statut personnel et ordre public
Ainsi, une Convention franco-marocaine, entrée en vigueur le 13 mai 1983, et relative au statut personnel pose le principe de la compétence de la loi marocaine (art. 1er).
Pourtant, sous certaines conditions, la loi étrangère peut être écartée au profit de la loi du domicile (pour le divorce, voir l’article 310 du code civil). En fait, les seules limites apportées réellement à l’application de la loi étrangère sont liées à la notion d’ordre public. Or, cette notion, dans le cadre des conflits de lois, n’est pas définie clairement ; elle l’est d’ailleurs d’autant moins que, depuis l’arrêt « Rivière » (1953) il existe une notion d’ordre public « atténué » Ainsi, pour reprendre la formule d’un arrêt de la Cour de cassation du 3 janvier 1980 : « La réaction à l’encontre de l’ordre public n’est pas la même suivant qu’il s’agit de mettre obstacle à l’acquisition d’un droit en France ou de laisser se produire en France les effets d’un droit acquis, sans fraude, à l’étranger et en conformité de la loi ayant compétence en droit international privé français… ».
Quand bien même certaines dispositions de la loi étrangère seraient incompatibles avec l’ordre public français — telles la polygamie et la répudiation, par exemple — elles peuvent produire certains effets « autorisés ». Par ailleurs, la notion de fraude à la loi française est très rarement utilisée ; les tribunaux ne tiennent en effet pas compte de la date de la situation juridique par rapport au séjour des étrangers sur le territoire français.
C’est l’application des codes de la famille algérien et marocain qui a suscité le plus grand nombre de conflits de lois devant les tribunaux. Le code tunisien, s’il laisse subsister le fameux devoir d’obéissance de la femme envers son époux, contient néanmoins des règles égalitaires.
La Shari’à
Les codes marocain et algérien font, en effet, directement référence à la loi musulmane, la Shari’à, et reprennent l’intégralité de ses dispositions. Toutefois, l’application de la Shari’à a été limitée par divers artifices de procédure : interdiction de la polygamie « si une injustice est à craindre envers les épouses » (art. 30 du code marocain), possibilité de « demander le divorce en cas d’absence de consentement » de la part des épouses précédentes (art. 8 du code algérien).
De telles limites sont ambiguës et sans portée réelle, comme l’ont dénoncé beaucoup d’associations de femmes. Il existe malheureusement peu de travaux en France sur ces divers codes et sur le droit musulman, ce qui est regrettable quand on sait que l’Islam est la deuxième religion de France.
Pour bien comprendre ce que représente la Shari’à, il faut marquer sa spécificité qu’on ne retrouve dans aucun autre système religieux : la Shari’à, qui se compose du Coran et de la Sounnah, « manière d’agir » du Prophète (les « hadith »), est un droit d’origine divine. Comme tel, il s’impose de manière absolue aux croyants, puisqu’il est inséparable de la loi. (On peut esquisser une comparaison avec une des rares règles d’origine divine dans la religion chrétienne, qui est l’indissolubilité du lien du mariage, et qui s’impose aux chrétiens en raison de son caractère sacré).
Cette situation exceptionnelle d’un droit qui n’est pas considéré comme une technique d’origine humaine, mais comme la parole de Dieu, peut expliquer le désarroi de nombreux musulmans face à des situations visiblement discriminatoires qui y sont contenues et, notamment, au statut inférieur de la femme [3]. Ces dispositions inégalitaires dont beaucoup d’associations demandent l’abrogation sont d’autant plus mal ressenties que, dans le domaine économique et commercial, les États musulmans ont été amenés à déroger à de nombreuses règles sacrées.
On pourrait penser que les tribunaux français auraient à cœur d’apporter une certaine contribution au débat s’engageant dans ces pays sur la légitimité de certaines institutions des plus contestables. Or, si pendant longtemps, le droit musulman a été frappé d’ostracisme par les juges, force est de constater qu’il est aujourd’hui traité avec une grande mansuétude par l’ordre juridique français qui « non content d’assujettir plus complètement les femmes musulmanes à leurs compatriotes en accueillant les répudiations unilatérales intervenues à l’étranger, […] va désormais jusqu’à décider qu’une Française peut valablement devenir, contre son gré, l’une des épouses d’un musulman polygame » [4].
Si les juges français ont choisi d’appliquer le droit musulman en écartant toute référence à l’ordre public français, du moins peut-on attendre de leur part une compétence technique dans ce domaine ; or, ainsi que l’a souligné Saïda Rahal-Si-dhoum [5], on assiste à la « mise en œuvre d’une forme édulcorée de la Shari’ à » par les tribunaux français et, notamment, à des erreurs d’interprétation. Les tribunaux français sont-ils d’ailleurs compétents pour connaître de la loi musulmane, alors qu’ils ne possèdent pas la qualité religieuse requise pour appliquer ce droit divin ?
Des juges « compréhensifs »
La polygamie, comme la répudiation, ont été largement entendues par nos juges, tant dans leurs effets que dans leur validité. Le droit international privé a eu à traiter, non sans mal, des effets d’unions polygamiques (cf. l’arrêt Rivière cité plus haut). Toutefois, la liste des effets que peut valablement avoir en France une union polygamique s’est considérablement Allongée depuis — même si les juges français ne semblent pas aller jusqu’à imposer à la première épouse l’obligation de cohabitation qui pourtant découle du mariage polygamique.
Le véritable problème qui se pose dans le cadre de la polygamie est celui de sa validité aux yeux de la loi française. On mesure son étendue en se référant à un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 8 novembre 1983 concernant un étranger résidant en France, qui énonce en effet « qu’en particulier l’ordre public… ne met pas obstacle à l’efficacité en France du mariage polygamique contracté hors de France conformément à son statut personnel par un étranger par ailleurs déjà marié à une Française ». Ainsi, non seulement les tribunaux reconnaissent la pleine validité d’un mariage polygamique conclu antérieurement au séjour en France, mais également s’il a été conclu au cours de celui-ci, et qui plus est alors que la première épouse est française !
Ce problème se pose avec beaucoup d’acuité pour les jeunes femmes dites « de la deuxième génération » qui ont souvent la nationalité française et épousent un compatriote. Bien qu’elles soient françaises ; rien ne leur permet dans ces conditions de s’opposer à une deuxième union de leur époux ; elles n’ont alors que la possibilité de demander le divorce qui, s’il l’on se réfère à la jurisprudence, devrait en principe leur être accordé aux torts du mari. C’est une bien maigre consolation dans une situation souvent dramatique, alors qu’une telle union enfreint sans contestation possible l’ordre public français.
11 semble pourtant qu’une solution (à défaut d’une solution législative qui semble la plus appropriée) aurait pu être trouvée dans la notion de fraude à la loi ou à l’intensité de l’exception d’ordre public. Les tribunaux ne l’ont pas voulu. Il est bien évident cependant que l’époux qui veut contracter, alors qu’il vit en France, une union polygamique, sait parfaitement que celle-ci ne pourra être célébrée en France.
Il peut sembler que la notion de fraude à la loi française prend ici tout son sens car c’est bien pour éviter son application que l’époux est retourné dans son pays d’origine, en toute connaissance de cause.
Une telle évolution de la jurisprudence est très inquiétante au regard du droit des femmes. Il semble d’ailleurs qu’elle se fonde curieusement sur un contresens — à moins qu’il ne s’agisse plus vraisemblablement d’un essai de justification bien douteux… Il est d’usage en effet, de comparer l’union polygamique au concubinage, notamment adultérin, et d’indiquer que, dans le contexte actuel des mœurs occidentales, une telle situation n % rien de choquant. Il s’agit là d’un grave contresens. C’est oublier qu’il y a dans la polygamie un élément fortement discriminatoire et défavorable aux femmes, puisqu’elle est imposée et non choisie par celles-ci. Comparer ainsi une situation traditionnelle à l’évolution des mœurs modernes, fondée sur la liberté de choix des femmes (et des hommes) est donc une position inacceptable.
La répudiation reconnue
La répudiation est en fait purement et simplement reconnue.
Jusqu’en 1983, pourtant, les juges ne la reconnaissaient que lorsqu’elle équivalait à un divorce par consentement mutuel, c’est-à-dire lorsque la femme, mise au courant de la répudiation, l’acceptait. Or, l’essence de la répudiation est d’être un acte soumis à l’arbitraire total de l’époux, qu’il peut effectuer en l’absence de la femme. Ainsi définie, elle semble incompatible avec l’ordre public français. Pourtant, peu à peu, la Cour de cassation a reconnu sa validité, au motif du respect de l’égalité des droits entre époux. En effet, l’épouse a la possibilité théorique d’entamer une procédure pour obtenir une pension ou une indemnité. Avec l’arrêt du 3 novembre 1983, la Cour suprême franchit un pas de plus en acceptant la répudiation sans évoquer le principe d’égalité. Cette jurisprudence est conforme à la Convention franco-marocaine relative à la coopération judiciaire entre les deux pays et entrée en vigueur le 13 mai 1983.
La Cour de cassation n’y faisait pas référence, ce qui traduit la volonté de la Cour de reconnaître la répudiation, quelle que soit par ailleurs la nationalité de la femme étrangère. Cette jurisprudence a été commentée de la façon suivante : « Il n’est pas sûr que cette égalité entre les femmes immigrées ne soit pas plutôt perçue comme la généralisation de leur inégalité à l’égard des hommes ».
Ici encore, il apparaît que la notion de fraude à la loi pourrait trouver à s’appliquer, de manière à limiter les effets discriminatoires de situations créées dans les pays d’origine et qui sont, le plus souvent, ignorées par l’épouse. Une répudiation faite en France est sans effet ; il suffit, pour contourner cette interdiction, que le mari, même s’il séjourne depuis longtemps en France, retourne au pays d’origine pour effectuer la répudiation selon une procédure très simple. Elle produira ses effets en France puisque le juge ne pourra que constater la dissolution du mariage [6].
Il existe malgré tout des jurisprudences « réconfortantes ». Ainsi, la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 6 juillet 1982, a retenu la notion de fraude à la loi dans le cadre d’une répudiation : « La procédure de répudiation diligentée par le mari devant les autorités marocaines traduit de sa part la volonté de frauder la loi française… ». B. est vrai qu’existait un jugement de contribution aux charges du mariage auquel le mari voulait visiblement échapper… De même, il a été jugé, par un arrêt de la Cour de cassation du 22 avril 1986, qu’une femme devenue française ne pouvait se voir opposer la répudiation.
On peut estimer à bon droit que l’extrême complexité des règles du droit international privé a permis au juge français, en se retranchant derrière elle, d’instituer un nouvel ordre juridique original. Ce dernier rend la situation des femmes étrangères d’origine musulmane particulièrement précaire, puisqu’elles ne peuvent recourir aux règles de droit français.
On a largement souligné les effets néfastes à long terme de la Convention franco-marocaine du 2 juillet 1981 sur une véritable intégration. Et on peut se demander si cette Convention ne joue pas la carte de l’intégrité du statut personnel aux dépens de l’intégration de la communauté maghrébine dans la société française.
L’extrême complexité des situations a permis au juge d’appliquer peu à peu aux femmes étrangères, voire aux femmes françaises d’époux étranger, un statut discriminatoire, alors que le juge tunisien déclare contraire à l’ordre public le droit marocain en ce qu’il interdit la réparation du préjudice subi par l’épouse en cas de répudiation (trib. de 1ère instance de Tunis, 19 avril 1977). Les pouvoirs publics doivent se saisir, sans tarder, de telles situations, notamment dans le cadre de la politique d’intégration qu’ils assurent vouloir mettre en œuvre. En auront-ils le courage ? En effet, il n’existe pas de solution simple, et l’on touche, à travers les femmes, à d’éventuels conflits de cultures qui peuvent être douloureux. Cela justifie-t-il pour autant l’actuelle situation faite aux femmes étrangères sur le territoire français ?
Notes
[1] On pourra cependant se reporter utilement à l’ensemble des travaux de Roxane Silbermann, dont les recherches traitent essentiellement de l’activité des femmes étrangères, et posent de manière très pointue le problème des discriminations qui les touchent.
[2] Hommes et migrations, n° 1127, décembre 1989
[3] Ghassan Ascha, « Du statut inférieur de la femme en Islam », L’Harmattan, 1989
[4] Y. Lequette, Rev. crit. de DIP, 1984, pp. 479-483
[5] Colloque sur les Droits des femmes au Maghreb, Paris, mars 1990
[6] Signalons qu’il existe différentes formes de répudiation, dont a pu dire qu’elle était une « polygamie dans le temps », et qui constitue une arme redoutable contre la femme. C’est le mode le plus courant de dissolution du mariage en Algérie et au Maroc. Lorsque la répudiation est simple, le mari peut revenir sur sa décision, celle-ci étant soumise à son seul bon vouloir…
Partager cette page ?