Édito extrait du Plein droit n° 41-42, avril 1999
« ... inégaux en dignité et en droits »

... inégaux en dignité et en droits

ÉDITO

Ne nous a-t-on pas assez répété, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » ? Ne nous a-t-on pas assez dit et répété depuis vingt-cinq ans que l’objectif des pouvoirs publics était d’assurer l’intégration des immigrés installés régulièrement en France, et que la condition pour y parvenir était de maîtriser les flux migratoires ?

Toutes ces proclamations d’intention ne sauraient masquer le bilan assez piteux que l’on peut dresser aujourd’hui. Non seulement l’égalité des droits n’est toujours pas réalisée entre étrangers et nationaux, mais les autres formes de discrimination sont loin d’avoir disparu.

On ne saurait, certes, sans mauvaise foi, minimiser le chemin parcouru depuis cinquante ans sur le terrain juridique : dans l’entreprise, dans les écoles, les lycées, les universités, les étrangers se sont vu peu à peu reconnaître le droit de siéger, au même titre que les Français, dans les instances représentatives comme salariés, comme élèves ou étudiants, comme parents d’élèves. Les restrictions à la liberté d’association ont été levées en 1981. Mais les publications étrangères restent toujours placées sous le contrôle du ministre de l’Intérieur ; mais les étrangers restent exclus des conseils de prud’hommes ; mais des millions d’emplois publics ou privés leur restent interdits. Sans même parler du droit de vote…

Et il a fallu attendre 1998 pour que, enfin, le législateur se décide à faire disparaître une discrimination dont le Conseil constitutionnel, dès 1990, avait proclamé l’inconstitutionnalité : celle qui réservait aux Français les prestations sociales non contributives.

A côté de cela, les discriminations indirectes, sournoises ou avouées, qui touchent les personnes en raison de leur origine, réelle ou supposée, même lorsqu’elles sont françaises, ont plutôt tendance à se renforcer. Des enquêtes de chercheurs sont venus mettre en lumière de façon incontestable les mécanismes par lesquels la xénophobie et le racisme entravent l’accès à l’emploi. Les syndicats ont pris le problème au sérieux. Au point qu’on a fini par s’en émouvoir dans les sphères gouvernementales. Il y a eu le rapport du Haut Conseil à l’intégration en octobre 1998(1), puis l’annonce par Martine Aubry de la création d’un « observatoire des discriminations », enfin la mission confiée à Jean-Michel Belorgey qui vient de déposer son rapport préconisant notamment la création d’une autorité administrative indépendante(2).

Soit. Mais l’efficacité des remèdes proposés n’est manifestement pas à la mesure du problème. Parce qu’il est vain d’espérer soigner les symptômes sans s’interroger sur les racines du mal.

Faut-il, en effet, véritablement s’étonner de la multiplication des manifestations de la xénophobie et du racisme dans un contexte où toute la politique d’immigration est fondée sur le postulat qu’il y a trop d’immigrés en France ? Faut-il s’étonner que les employeurs ou les logeurs préfèrent les Français aux étrangers lorsque l’Etat et les grandes entreprises publiques recrutent eux-mêmes officiellement sur la base de la préférence nationale ? Faut-il s’étonner de ce que les discriminations sont jugées naturelles par beaucoup lorsque chaque jour la preuve nous est apportée, à tous les niveaux de l’administration et de l’Etat, que les étrangers et les Français ne sont pas égaux en droits ? lorsque chaque jour est réaffirmée la distance infranchissable qui sépare les nationaux des non nationaux ? lorsque les droits qui ne sont pas refusés aux étrangers par les textes sont privés de contenu réel par le jeu des lois sur le séjour ? lorsque les droits qui ne leur sont pas refusés en tant qu’étrangers leur sont refusés parce qu’ils n’ont pas de titre de séjour, ou plus simplement encore parce qu’il n’ont pas le bon titre de séjour, celui qui donne accès aux droits : droit à la sécurité sociale, droit au RMI, et bientôt, droit à la couverture médicale prétendûment universelle ?

Les gouvernements successifs nous ont leurré – et se sont leurrés eux-mêmes –pendant toutes ces années en martelant que seule la fermeture des frontières permettrait l’intégration des étrangers résidant en France. Cela fait vingt-cinq ans que les frontières sont fermées, et l’égalité des droits, qui conditionne l’intégration si elle ne la garantit pas, n’est toujours pas assurée ; cela fait vingt-cinq ans que les frontières sont fermées, et la xénophobie et le racisme n’ont pas reculé d’un pouce.

Bien sûr, la liberté de circulation n’est pas une condition suffisante pour supprimer les discriminations, faire disparaître le racisme et rétablir l’égalité. Il ne faut pas avoir la mémoire courte et se représenter rétrospectivement l’époque où les étrangers entraient librement en France –en fait, sinon en droit –comme un âge d’or : les travailleurs immigrés étaient surexploités, leurs conditions de logement étaient pires qu’aujourd’hui, ils étaient étroitement surveillés par la police. Tout simplement parce que la liberté qui leur était octroyée de traverser les frontières était une liberté tronquée, une fausse liberté : la liberté de venir offrir sa force de travail, et celle-là seule, aussi longtemps qu’on en avait besoin.

Et ceci vient nous rappeler que la liberté et l’égalité sont indissociables, que l’une ne va pas sans l’autre. Pour faire reculer les discriminations –toutes les discriminations, qu’elles résultent de la loi ou des comportements –il faut tenir les deux bouts de la chaîne. Il faut proclamer l’égalité ; mais en sachant qu’il n’y aura pas d’égalité possible aussi longtemps que la libre circulation restera un privilège réservé à quelques uns, aussi longtemps que subsistera, de façon aussi nette et brutale, la fracture entre ceux qui ont un droit inhérent et inconditionnel à vivre dans un pays et ceux dont la situation reste marquée d’une inéluctable précarité.

Ernest



Ernest Siegfried nous a quittés le 28 mars. Il avait 79 ans.

Religieux mariste, prêtre ouvrier, il a été postier, pendant de nombreuses années, à Bonneuil, en région parisienne. Il a participé activement au syndicat CGT des PTT et, dans le même temps, est devenu conseiller municipal. En 1980, ayant pris sa retraite, il est entré au Gisti où, plusieurs fois par semaine, il venait participer aux activités de l’association. Discret et efficace, il nous aidait dans des tâches matérielles parfois rebutantes mais néanmoins indispensables, permettant ainsi au Gisti de tenir le coup dans les moments difficiles. Attentif et amical, il était disponible à chacun d’entre nous et accueillant pour tous ceux qui s’adressaient à nous. Solidaire de toutes les luttes menées par les immigrés, il était de toutes les manifestations parisiennes. Connaissant tous les dossiers des immigrés qui s’adressent au Gisti, il était révolté par les pratiques de l’administration et les conséquences humaines qu’elles provoquent, et en a été un inlassable interprète auprès de tous ceux qu’il a rencontrés.

Pendant toute cette période, sa vie a été partagée entre le Gisti et le soutien aux luttes de l’immigration, et la mise en place d’une équipe pour l’accompagnement social des mourants à l’hôpital Paul Brousse.

En 1996, ayant de graves problèmes de santé, il a quitté la région parisienne pour une maison de retraite à la Seyne-sur-mer. Il n’a cessé, cependant, de nous envoyer toutes les semaines les articles sur l’immigration qu’il découpait soigneusement dans la presse quotidienne.

C’est un grand ami qui nous a quittés.


Notes

(1) Lutte contre les discriminations : faire respecter le principe d’égalité, La Documentation française.

(2) Voir Le Monde du 7 avril 1999.



Article extrait du n°41-42

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Dernier ajout : jeudi 20 mars 2014, 20:09
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