|
|
Plein Droit
n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici,
quels droits pour les femmes
et les enfants étrangers ? »
Jean-Pierre Alaux,
permanent au Gisti
Huit ans après l'institutionnalisation de
la répression de la polygamie par la « loi Pasqua »,
les pouvoirs publics constatent que ce sont les femmes qui payent la
facture. Pour conserver ou récupérer leur carte de séjour,
leurs époux les mettent à la porte. Comment en est-on
arrivé là ?
Voir aussi l'encadré « Arroseur
arrosé »
Heureuses soient les étrangères épouses de polygames !
Les pouvoirs publics se préoccupent d'elles. Ils s'intéressent
soudain au « logement des femmes décohabitant de
ménages polygames et engagées dans un processus d'autonomie ».
Si l'on débarquait de Vénus et qu'immédiatement
on tombait sur cette pièce de la littérature administrative,
on pourrait se dire : « Tiens, il doit y avoir, en
France, une vague d'étrangères qui en ont marre de partager
le toit conjugal avec plusieurs épouses et qui se tirent ».
On en conclurait que les immigrées issues de certaines sociétés
de tradition musulmane se libèrent de cet archaïsme inégalitaire,
que l'histoire va donc dans le bon sens.
Quand on débarque de Vénus, on se trompe presque toujours.
En réalité, aucune libération d'ampleur ne se fait
jour parmi les épouses de polygames. Que se passe-t-il donc ?
Eh bien voilà : « Depuis la loi n° 93-1072
du 24 août 1993 [c'est la loi Pasqua], raconte la circulaire,
le législateur a entendu proscrire très fermement l'existence
d'une polygamie effective sur le sol français en demandant aux
préfets de refuser la délivrance ou le renouvellement
des titres de séjour au ressortissant étranger polygame
et à ses conjoints autres que le premier ». [1]
De ce fait, il n'existe plus d'admission au séjour pour les
polygames et apparentées et, en ce qui concerne leurs semblables
légalement installés avant l'entrée en vigueur
de la loi Pasqua, « l'administration a compétence
liée [elle est obligée de] pour refuser le renouvellement
des cartes de résidents (...) » [2] sauf si « les intéressés s'engagent
dans un processus de rupture de leurs liens polygamiques ».
Tu parles d'une libération des femmes ! Elles sont évidemment
mises à la porte par leur seigneur et maître qui sauve
ainsi sa carte de séjour.
Bref, sous prétexte de lutter contre une tradition qui considère
effectivement les femmes comme les représentantes d'une sous-humanité,
la réglementation française ne trouve rien à redire
à leur éjection hors de leur domicile, alors qu'elles
maîtrisent le plus souvent pas ou peu la langue française,
qu'elles ont pour la plupart au mieux des revenus d'appoint faute de
pouvoir accéder à des emplois rémunérateurs,
qu'elles vivent évidemment le fameux « processus
de rupture » décidé par la France comme
un cauchemar. Les structures d'hébergement d'urgence sont saturées
par ces répudiées de la loi, accompagnées ou non,
selon les cas, de leurs enfants.
Pendant ce temps, leur cher conjoint lève son verre au renouvellement
ou à la récupération de sa carte de séjour.
Le cas échéant, il aura profité de la circonstance
pour se débarrasser de l'épouse qui lui plaît le
moins. Tout va ainsi pour le mieux dans le plus injuste des mondes pour
les femmes (voir l'encadré « Noirs
désirs machistes »).
Quand les pouvoirs publics voudront-ils se rendre compte que la lutte
contre la polygamie sous sa forme actuelle affecte presque exclusivement
des victimes de la polygamie qui, elles, ne sont pas polyandres, du
moins pas plus et sans doute plutôt moins
que la moyenne ?
Ces pouvoirs publics vous diront qu'ils ont le plus grand souci des
conjointes de polygames. La preuve ? Mais la dernière circulaire
en date sur le logement des « décohabitantes »
bien sûr ! Ils n'en dorment plus, les pouvoirs publics, de
voir des décohabitantes à la rue ! Alors, ils mettent
en place un dispositif qui leur permettra dans quelques
années faute de places pour l'instant de bénéficier
de l'accès au logement « des femmes en grande difficulté ».
C'est ce qu'on appelle placer un emplâtre sur une jambe de bois
ou soigner des symptômes sans se soucier d'engager une action
prophylactique. Qui a, en effet, contraint les conjointes de polygames
à figurer désormais parmi les femmes en grande difficulté ?
Les mêmes qui pleurent par circulaire sur leur sort.
Les mêmes encore qui, par la circulaire (une autre, celle-là
du ministère de l'intérieur) du 25 avril 2000, ont
soigneusement mis en uvre une règle du jeu qui pousse les
polygames à jeter dehors certaines de leurs épouses [3]. L'objectif, c'est encore d'être humain.
« Il s'agit là, s'apitoie le texte, de personnes
[les polygames et conjointes installés en France avant la
loi du 24 août 1993] qui peuvent se prévaloir d'une
ancienneté de séjour régulier en France d'au moins
dix années, et il ne fait aucun doute que le refus de leur accorder (...)
la possibilité de demeurer légalement en France porterait
une atteinte disproportionnée à leur droit au respect
de leur vie « privée », compte-tenu des liens
multiples établis de longue date en France ». On
va donc être gentil avec elles. Bien que la loi interdise, selon
le Conseil d'État, de leur renouveler leur carte de dix ans
et, depuis la réforme Chevènement, de leur délivrer
une carte « vie privée et familiale », on
leur donnera par pure charité une carte de séjour temporaire
(un an) mention « salarié » ou « visiteur »
selon leurs activités. Mais, ordonne la circulaire aux préfets,
« vous ferez savoir aux personnes concernées que
le renouvellement de ce titre salarié ne sera pas automatique.
[Ils] ne seront pas renouvelés si, à la date du renouvellement,
perdure la situation de polygamie ».
Pour échapper à cette punition progressive qui les fait
passer par étapes d'une carte de dix ans à rien, il faut
« soit un acte juridique officiel attestant que leur régime
matrimonial a été modifié » (en gros,
le divorce), soit que « les intéressés produisent
tout justificatif de fait établissant l'existence de domiciles
distincts des différents membres de la famille ».
Plus légalistes que les époux polygames, tu meurs. « Tu
vois la porte, chérie ? C'est MM. Pasqua, Jospin, Chevènement,
Vaillant qui m'ont dit de te mettre dehors. J'y peux rien. Exécution !
T'inquiète : t'es une femme en grande difficulté.
Ils vont bientôt s'occuper de toi ».
Voilà une attitude humanitaire très particulière,
d'autant que la circulaire du ministre de l'intérieur relève
avec beaucoup de réalisme que « ces personnes seront
le plus souvent non-éloignables du territoire français
[parce qu'il existe parmi elles beaucoup d'] étrangers parents
d'enfants français ou (...) séjournant habituellement
en France depuis plus de 15 ans ». Par conséquent,
c'est en toute lucidité que les pouvoirs publics ont mis en marche
une nouvelle machine très performante à fabriquer des
sans-papiers.
Il n'y a que la première des épouses par la date de son
arrivée en France quelle que soit la place de son
mariage dans la chronologie des épousailles de son mari
qui tire son épingle du jeu dans ce chantage. Elle conserve sa
carte de dix ans.
Ils ont bonne mine, les pouvoirs publics, d'organiser aujourd'hui une
sorte de service ad hoc de la voirie qui ramasse sur les trottoirs
les femmes de polygames qui y ont été jetées en
raison de leur politique.
Que la polygamie piétine les droits des femmes et que, à
ce titre, il soit légitime de s'y opposer ne fait pas de doute.
Est-il pour autant acceptable que la répression qui tente d'en
limiter l'ampleur frappe en fin de compte uniquement des résidentes
de longue date ? Il faut se souvenir que l'« ouverture
de la chasse » à la polygamie est intervenue dans un
contexte d'« immigration zéro » où
tout était bon pour s'opposer aux étrangers.
« Hospes, hostis » (« Tout étranger
est un ennemi »), aurait pu dire alors Charles Pasqua. Pour
peu que la France ne soit réellement plus dans cet état
d'esprit, il lui faut d'urgence redéfinir son plan de bataille
contre la polygamie et admettre qu'il n'existe pas de solution satisfaisante
dans l'instant. Qu'elle n'accepte plus le regroupement familial de xièmes
co-épouses constitue sans doute la seule mesure tolérable,
à condition de s'interdire de refuser l'entrée et le séjour
à des migrantes autonomes sous prétexte qu'elles pourraient
être des conjointes de polygames, et à condition que cette
restriction ne touche pas les enfants.
D'autant que, à y bien réfléchir, on s'aperçoit
que, si la polygamie est loin d'être le régime matrimonial
le plus répandu en France (encore que..., mais c'est une autre
histoire), il existe des Français polygames en toute légalité
en vertu des règles du « statut personnel »
(lire l'article « Droit
des étrangers et statut personnel »), notamment
des ressortissants de Mayotte ou de Wallis-et-Futuna. La République
coloniale a, en effet, toujours accepté que ses citoyens des
territoires d'outre-mer ou les ressortissants d'anciennes « possessions »
devenues indépendantes qui ont décidé de rester
français puissent demeurer polygames. Pourquoi ce qui est tolérable
au bénéfice de nationaux ne le serait-il pas pour des
étrangers anciennement installés sur le territoire, alors
même que l'admission de nouveaux polygames resterait interdite ?
Outre qu'elle prendrait acte du caractère discriminatoire de
la politique actuelle, cette attitude aurait le mérite de mettre
fin à des « décohabitations » qui
s'apparentent à des traitements dégradants et inhumains.
-
« Polygamie et loi Pasqua : nouvelle retombées »
et « Le statut personnel : liberté ou sujétion ? »,
Plein droit n° 24,
avril-juin 1994.
-
« La polygamie : un alibi si commode »
in Légiférer pour mieux tuer des droits, document
d'analyse du projet de « loi Pasqua » (épuisé), juin 1993.
-
« Polygamie, ne pas se tromper de combat ! »,
Plein Droit n° 36-37,
décembre 1997.
-
« Polygamie :
mieux vaut tard... », Plein Droit n° 46, septembre 2000.
Notes
[1] Voir l'encadré
« Étapes d'une répression »
[2] C'est le Conseil d'État
qui, dans un arrêt du 18 juin 1997, a estimé que le
préfet « peut légalement refuser »
le renouvellement de la carte de résident. Il n'est pas pour
autant obligé de le faire. S'agissant de la délivrance
de cette carte, la loi impose en revanche au préfet de la refuser.
[3] Voir « Polygamie :
mieux vaut tard... », Plein Droit n° 46,
septembre 2000.
Dernière mise à jour :
16-11-2001 23:11
.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/51/polygamie.html
|