Plein Droit
n° 51, novembre 2001
« Entre ailleurs et ici,
quels droits pour les femmes
et les enfants étrangers ? »
Emmanuelle Andrez, juriste,
DEA de droit privé
et Alexis Spire, sociologue, Université
de Nantes
Tout individu a un statut personnel qui régit
sa vie privée. Dès qu'il séjourne dans un état
autre que celui dont il a la nationalité, se pose la question
de la loi française ou étrangère
qui doit s'appliquer. Le droit international privé a permis l'élaboration
de règles respectueuses des droits fondamentaux de l'individu
tout en tenant compte de son appartenance à une civilisation
autre qu'occidentale. La législation française sur l'entrée
et le séjour fait malheureusement de plus en plus souvent obstruction
à sa mise en uvre.
Le principe de la territorialité des lois suppose que toute
personne présente sur le territoire d'un État se soumette
à sa législation, mais le développement des migrations
nécessite de doter chaque personne qui émigre d'un statut
stable tout au long de son existence. Dans les pays où l'immigration
est perçue comme constitutive de la nation (États-Unis),
c'est toujours la loi de la résidence qui a été
appliquée aux étrangers, dans l'objectif de favoriser
leur intégration sociale. La France, quant à elle, n'a
pas fait sienne cette conception, et considère que toute personne
étrangère est soumise, pour son statut personnel, à
la loi du pays dont elle possède la nationalité [1].
Le « statut personnel » englobe toutes les questions
de droit qui concernent directement la personne : l'état
civil (le nom), la capacité (les mesures de protection des incapables),
l'union libre, le mariage (sa formation, ses effets, sa dissolution),
la filiation par le sang et adoptive (leur établissement et leurs
effets), le régime matrimonial et les successions. Toute personne
a donc un statut personnel, mais qui n'est révélé
que si un « élément d'extranéité »
intervient : lorsqu'un mariage est contracté entre deux
conjoints de nationalité différente, lorsqu'un couple
émigre et met au monde un enfant à l'étranger...
Chaque fois que la résidence habituelle d'une ou des personnes
concernées se situe dans un État autre que celui dont
elle a la nationalité, le juge français doit, pour toute
question relevant du statut personnel, raisonner en termes de droit
international privé, c'est-à-dire mettre en uvre
la règle indiquant la loi, française ou étrangère,
qui doit s'appliquer.
Aujourd'hui, les questions relevant du statut personnel concernent
des millions d'étrangers résidant en France et, le cas
échéant, leurs conjoints français et leurs enfants.
Lorsqu'il s'agit d'étrangers issus de pays ayant des systèmes
juridiques proches du droit de la famille français, l'application
d'une loi étrangère ne suscite que des résistances
ponctuelles ; en revanche, s'agissant des ressortissants des pays
de droit arabo-musulman, surgit une tension entre application de la
loi étrangère et respect des principes fondamentaux du
droit français. Cette tension ne renvoie pas seulement à
une question de technique juridique mais pose le problème de
l'acceptation des différences.
Lorsqu'il repose sur le droit musulman, le statut personnel comporte
une part d'ambivalence dans la mesure où certaines institutions,
telles la polygamie et la répudiation, s'apparentent à
des formes de sujétion et sont attentatoires à la dignité
des femmes. Pour autant, les solutions juridiques posées par
le droit international privé permettent justement de ne retenir
que les dispositions compatibles avec le respect des droits fondamentaux
de l'individu, sans toutefois renier son appartenance à une civilisation
autre qu'occidentale.
Mais, force est de constater que, de plus en plus souvent, les lois
et règlements relatifs à l'entrée et au séjour
des étrangers constituent, en pratique, une entrave à
l'exercice des droits auxquels peuvent légalement prétendre
les étrangers au regard du droit international privé français.
Facteur de protection pour les émigrants partis à la
conquête de territoires lointains, le « statut personnel »
est devenu parallèlement une question fortement marquée
par le droit colonial. L'exclusion des peuples colonisés
de la citoyenneté française se traduisait par le maintien
du statut personnel confessionnel auquel ils étaient soumis.
Ainsi, dès les premiers temps de la colonisation de l'Algérie,
en 1830, les indigènes algériens n'ont pas été
soumis au code civil et ont conservé leur statut personnel confessionnel
musulman. Ce dualisme juridique s'est ensuite maintenu, même si
le législateur français n'a cessé de le restreindre,
d'une part en étendant progressivement le champ d'application
du code civil au détriment du droit musulman, d'autre part en
tentant de rapprocher les règles du statut personnel de droit
musulman de celles du code civil [2].
Sous le régime colonial, il y avait donc bien dualisme juridique
mais selon une hiérarchie défavorable au statut personnel.
Le colonisé avait certes la possibilité d'accéder
à la citoyenneté française, mais il devait au préalable
renoncer à son statut personnel musulman [3] avant de s'engager dans une procédure de naturalisation
très rarement couronnée de succès.
Sous la Quatrième République, la question de l'application
du statut personnel musulman en France métropolitaine a commencé
à se poser avec plus d'acuité : en intégrant
les ressortissants des territoires d'outre-mer dans une Union fondée
sur « l'égalité des droits et des devoirs »,
la Constitution de 1946 permettait à des colonisés, considérés
désormais comme des citoyens français, de conserver leur
statut personnel d'origine coutumière ou confessionnelle [4].
» En définitive, si le
droit international privé
est vecteur de droits, la législation
sur l'entrée et le séjour y fait cependant
de plus en plus fréquemment obstruction.
Quand les colonies ont accédé à l'indépendance,
le statut personnel de droit musulman a continué à s'appliquer
en France pour un nombre croissant d'étrangers issus de pays
anciennement colonisés et n'ayant pas opté pour la nationalité
française.
Au dualisme code civil/statut personnel de droit local confessionnel
s'est ainsi substituée la dichotomie code civil/loi étrangère,
fondée non plus exclusivement sur la citoyenneté, comme
sous le régime colonial, mais aussi sur le critère de
la résidence habituelle. Cette substitution s'est accompagnée
d'un émiettement du statut personnel en une pluralité
de questions de droits (mariage, divorce, filiation...).
De plus en plus souvent, les lois sur l'entrée et le séjour
des étrangers et le droit international privé entrent
en collision. N'ayant ni les mêmes structures, ni les mêmes
objectifs, ni les mêmes auteurs, ces deux branches du droit se
différencient à plus d'un titre ; mais, en pratique,
c'est toujours la mise en uvre des lois sur l'entrée et
le séjour qui l'emporte.
La législation concernant l'entrée et le séjour
des étrangers se compose de lois, de décrets et de circulaires,
tandis que la matière du droit international privé, essentiellement
jurisprudentielle (arrêts de la première chambre civile
de la Cour de cassation), contient également un certain nombre
de conventions internationales ratifiées par la France, la plupart
élaborées sous l'égide de la Conférence
de droit international privé de La Haye. Quelques dispositions
législatives ponctuelles viennent compléter l'ensemble.
La difficulté de la matière tient justement au fait qu'elle
se compose de règles de sources diverses mais non codifiées,
ce qui rend ardues leur connaissance et surtout leur conciliation.
La réglementation du droit d'entrée et de séjour
des étrangers est une prérogative régalienne, liée
à la souveraineté nationale ; elle prend la forme
de lois de police qui sont régies par le principe de territorialité
et dont l'édiction est réservée aux gouvernants,
le cas échéant par négociation avec leurs homologues
étrangers.
À l'opposé, les règles qui forment le droit commun
du droit international privé français, sont essentiellement
de formulation bilatérale, en ce sens qu'elles peuvent conduire
indifféremment à l'application d'une loi étrangère
ou de la loi française : elles ne varient pas en fonction
du résultat souhaité, mais en fonction du « facteur
de rattachement » le plus approprié dans l'absolu.
Par exemple, pour juger de la validité d'un mariage entre un(e)
Français(e) et un(e) étranger(e), on applique la loi nationale
de chaque époux pour vérifier que les conditions de fond
de validité du mariage sont remplies, sans tenir compte a
priori du résultat auquel la loi compétente aboutit.
Le « facteur de rattachement » est établi
par les auteurs des textes applicables (convention internationale, loi
ou règle jurisprudentielle) et il varie selon que doit prévaloir
un souci de permanence, de stabilité ou de certitude (nationalité)
ou bien un souci d'effectivité et de proximité (résidence
habituelle) [cf. encadré].
Ainsi, le droit international privé s'applique à choisir
des « facteurs de rattachement » pertinents tandis
que les lois sur l'entrée et le séjour fluctuent selon
des impératifs économiques et politiques. Par ailleurs,
la diversité des acteurs et des institutions contribue aux effets
d'interférence entre les deux matières : le juge
administratif est généralement compétent pour connaître
des questions de séjour, tandis que le juge judiciaire est compétent
en matière de droit des personnes et de la famille [5].
De ce fait, l'accès à certains droits dont la reconnaissance
est organisée par le droit international privé devient
particulièrement difficile lorsqu'il nécessite, au préalable,
la délivrance d'un titre de séjour : ces procédures,
qui requièrent l'intervention de deux ordres de juridiction différents,
sont nécessairement complexes, longues et coûteuses, voire
vouées à l'échec.
Le droit des étrangers et le droit international privé
emploient parfois des termes similaires mais ceux-ci recouvrent des
notions fort différentes. C'est le cas de l'expression « ordre
public » qui renvoie en l'occurrence à deux acceptions
distinctes et dont les effets sont contradictoires. En matière
de police administrative des étrangers, il s'agit d'une notion
dont l'utilisation est essentiellement d'ordre répressif :
elle consiste à priver d'accès au territoire et de droit
au séjour l'étranger qui « constitue une menace
à l'ordre public ».
En droit international privé en revanche, l'exception d'ordre
public international est déclenchée pour faire échec
à l'application d'une loi étrangère lorsque celle-ci
contient des dispositions incompatibles avec les principes fondamentaux
du droit interne français. « L'exception d'ordre public »
est notamment invoquée pour empêcher l'application de certaines
règles contenues dans les législations des pays musulmans.
Le droit arabo-musulman interdit par exemple, hors mariage, l'établissement
de la filiation à l'égard du père, lorsqu'il est
connu. Pour permettre qu'un enfant qui réside habituellement
en France ou qui est de nationalité française par sa mère,
puisse voir établie sa filiation à l'égard de son
père naturel ressortissant d'un pays du Maghreb, « l'exception
d'ordre public » fait obstacle au droit arabo-musulman normalement
applicable et lui substitue la loi française, permettant ainsi
l'établissement de la paternité [6].
En matière de polygamie, l'exception d'ordre public n'est intervenue
jusqu'à présent qu'à titre marginal pour empêcher
qu'une femme de nationalité française ne se voie appliquer
en sa défaveur les règles de l'institution de l'union
polygame. À première vue discriminatoire, cet aspect « sélectif »
du déclenchement de l'exception d'ordre public s'explique, en
réalité, par le fait que la non-reconnaissance de l'union
polygame démunirait les épouses étrangères
puisque, parmi elles, une seule épouse pourrait prétendre,
en matière successorale, à l'intégralité
de la part dévolue au conjoint survivant ainsi qu'au droit à
la pension de réversion.
En droit international privé français, la polygamie est
reconnue pour préserver l'égalité entre les épouses :
l'application de la loi de la résidence habituelle (en France)
du dernier domicile du défunt (polygame) a pour conséquence
la division de la part dévolue au conjoint survivant en autant
de parts qu'il y a d'épouses. Mais, depuis 1993, les lois sur
l'entrée et le séjour ont un effet d'obstruction sur l'exercice
de ces droits.
En situation coloniale, la polygamie était largement tolérée
puisqu'elle appartenait à part entière au statut personnel
des colonisés. Après l'indépendance de ces pays,
la question s'est posée différemment dans la mesure où
cette pratique concernait des ressortissants étrangers résidant
en France. Néanmoins, la polygamie continue aujourd'hui à
être tolérée pour les ressortissants français
de Mayotte ou de Wallis et Futuna car elle appartient à leur
statut personnel.
Jusqu'à une période récente, il existait une relative
cohérence dans le traitement de la polygamie en France puisqu'en
matière de séjour des étrangers, les magistrats
faisaient preuve d'une certaine tolérance. Ainsi, par une décision
Montcho du 11 juillet 1980, le Conseil d'État avait
reconnu le droit, pour les étrangers polygames, de vivre en France
avec leurs épouses. Plus précisément, il avait
approuvé la décision d'un tribunal administratif ordonnant
le sursis à exécution d'une décision préfectorale
qui refusait à une seconde épouse le droit de s'établir
en France auprès de son mari.
Au début des années 1990, la mise en uvre d'une
politique d'intégration a été l'occasion de stigmatiser
la polygamie comme signe d'une mauvaise intégration. Divers rapports
d'experts [7] ont été
sollicités pour imposer l'idée que l'éradication
de la polygamie chez les populations immigrées était une
condition impérative de leur intégration à la société
française. L'adoption de la loi Pasqua, en 1993, a ensuite été
l'occasion de traduire cette stigmatisation de la polygamie dans plusieurs
dispositions de l'ordonnance de 1945 [8] :
le regroupement familial polygamique est interdit, le titre de séjour
délivré à un second conjoint ainsi qu'à
l'époux polygame doivent être retirés et, enfin,
les étrangers ainsi que leurs épouses vivant en état
de polygamie ne peuvent plus avoir accès à la carte de
résident, même s'ils remplissent les conditions pour l'obtenir
de plein droit.
Sur le plan des principes, il est indiscutable que la polygamie doit
être combattue comme pratique attentatoire à la dignité
des femmes et contraire à l'égalité des sexes.
Mais, au lieu de protéger les femmes en situation de polygamie,
le législateur a choisi de les pénaliser en fragilisant
leurs conditions de séjour, au risque de renforcer leur dépendance
vis-à-vis de leur mari.
Depuis 1993, le système juridique français en matière
de traitement de la polygamie est traversé par une incohérence
flagrante entre, d'une part, la reconnaissance, par le droit international
privé, de la validité des unions polygames, et, d'autre
part, la réglementation sur l'entrée et le séjour
qui a fait de la polygamie un motif de retrait ou de non renouvellement
du titre de séjour.
Dans la pratique, c'est toujours la seconde prérogative qui
prévaut, et les épouses du polygame sont dans l'incapacité
de revendiquer judiciairement les droits que leur confère pourtant
la mise en uvre du droit international privé : contribution
aux charges du mariage, droit au divorce, division de la part de l'épouse
en autant de parts que d'épouses lors de la liquidation du régime
matrimonial et, en cas de décès du mari polygame, division
en parts égales de la part du conjoint survivant et de la pension
de réversion.
On constate, en définitive, que le droit international privé
est vecteur de droits mais que la législation sur l'entrée
et le séjour y fait de plus en plus fréquemment obstruction.
Concrètement, l'enfant algérien ou marocain qui se voit
refuser un visa ne peut pas être adopté en France. De même,
l'épouse répudiée, qui est, de ce fait, privée
de droit au séjour, est de surcroît mise dans l'impossibilité
matérielle d'introduire une action en justice pour s'opposer
à la reconnaissance de la répudiation.
Pour les praticiens du droit des étrangers, le droit international
privé n'en constitue pas moins une ressource dans la mesure où
il garantit un ensemble de droits aux étrangers tout en écartant
certaines dispositions de leur statut personnel lorsque celles-ci sont
contraires aux droits fondamentaux.
Notes
[1] Cf. l'article 3
alinéa 3 du Code civil.
[2] Cf. Louis Augustin
Barrière, Le statut personnel des Musulmans d'Algérie
de 1834 à 1862, Édition universitaire de Dijon, 1993.
[3] Certaines exceptions
à ce principe étaient tolérées : dans
les établissements de l'Inde et au Sénégal, les
indigènes jouissaient de certains droits politiques sans pour
autant devoir renoncer à leur statut personnel.
[4] Encore aujourd'hui,
on retrouve cette forme de dualisme juridique : en Nouvelle-Calédonie
par exemple, en 1989, 74 845 des 78 000 Canaques étaient
sous le régime du statut civil de droit local.
[5] Sous réserve
de la compétence du juge administratif en matière d'agrément
à l'adoption délivré par l'aide sociale à
l'enfance.
[6] Cassation civile 1ère,
10 février 1993, Latouze.
[7] Rapport du Haut Conseil
à l'Intégration sur les conditions juridiques et culturelles
de l'intégration, mars 1992, Rapport du ministère
des affaires sociales et de l'intégration sur l'immigration en
France des ressortissants des pays d'Afrique noire, juin 1992.
[8] D. Lochak, « Polygamie
et loi Pasqua : nouvelles retombées », Plein
Droit, n° 24, avril-juin 1994.
Dernière mise à jour :
16-11-2001 22:29
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