Plein Droit n° 41-42,
avril 1999
« Inégaux en
dignité et en droits »
Antoine Math et Alexis Spire
Antoine Math est économiste
Alexis Spire est agrégé en sciences
sociales
Si la politique de l'intégration a longtemps
focalisé l'attention des pouvoirs publics, il semble que, depuis
peu, des voix s'élèvent pour davantage souligner le rôle
des formes de ségrégation et de discrimination, notamment
sur le marché du travail [1].
Ces préoccupations portent sur des discriminations illégales
dont sont victimes des individus du fait de leur apparence physique
ou de leur nom, et face auxquelles il est difficile de faire appliquer
le droit. Ceci ne doit toutefois pas masquer les effets des discriminations
légales beaucoup plus rarement abordées dans le débat
public mais qui n'en demeurent pas moins massives. Fondées sur
le critère juridique de la nationalité, elles consistent
à réserver l'accès de certaines professions aux
Français (ou aux Européens).
Sans reprendre toute la genèse sociale et historique des discriminations
à l'égard des étrangers rappelons que la décision
de leur interdire certaines professions a souvent été
prise lors de crises économiques : adoptées dans
l'urgence et de manière provisoire, ces mesures se sont pour
la plupart maintenues au fil du temps. Elles ont également pu
être motivées par un certain clientélisme politique
visant à protéger les nationaux d'une main-d'uvre
concurrente.
C'est la raison pour laquelle ce sont plutôt dans les secteurs
privilégiés du marché du travail, c'est-à-dire
les professions où les statuts sont le plus stables et les rémunérations
les plus élevées, que ces interdictions pèsent
le plus. Sans reprendre de façon exhaustive l'état des
lieux déjà établi par d'autres [2], il nous paraît utile d'évaluer l'ampleur
de ces interdictions ainsi que les conséquences sur la structure
et la dynamique de l'emploi des étrangers.
L'interdiction, pour les étrangers, d'accéder aux emplois
de la fonction publique participe de ces évidences rarement discutées.
La justification avancée renvoie souvent à la logique
de la souveraineté nationale : il serait normal que les
autorités refusent de confier à un étranger des
fonctions relevant de l'autorité étatique, telles que
la police, l'armée, la justice, les impôts ou la douane.
Pourtant, ces fonctions regroupent une faible part des effectifs (moins
de 750 000 personnes) et l'argument tombe pour la très grande
majorité des emplois de la fonction publique qui ne relèvent
d'aucune prérogative particulière.
L'évolution de la législation européenne en la
matière en est une parfaite illustration. Dès 1980, la
Cour de justice des communautés européennes a estimé
que le seul fait qu'un emploi relève de la fonction publique
ne suffisait pas à en interdire l'accès aux ressortissants
de la Communauté européenne, dès lors que cet emploi
ne comportait pas une participation, directe ou indirecte, à
l'exercice de la puissance publique. Le législateur français
en a pris acte en modifiant le statut de la fonction publique par la
loi du 26 juillet 1991. Des décrets ultérieurs ont
ouvert à ces ressortissants l'accès aux différents
corps de l'éducation nationale, de la fonction publique hospitalière,
ainsi qu'à plusieurs cadres d'emplois de la fonction publique
territoriale (professeur d'enseignement artistique, puéricultrice,
éducateur de jeunes enfants, etc.). D'autres décrets pourraient
suivre. Des entreprises publiques sous statut (Banque de France, SNCF,
RATP), ont également pris des mesures similaires. Cette évolution
remet en cause la tradition bien établie d'exclusion des étrangers
de la fonction publique et, en définitive, son caractère
« légitime » et « naturel »
pour l'ensemble des étrangers.
Le législateur a même prévu d'ouvrir des postes
de titulaire à tous les étrangers, dans les mêmes
conditions que pour les Français, dans les corps de l'enseignement
supérieur et de la recherche. Cette brèche concerne de
très faibles effectifs mais atteste que l'exclusion des étrangers
de la fonction publique n'a rien d'inéluctable et qu'elle ne
résulte d'aucun impératif constitutionnel catégorique.
Si l'accès aux postes de fonctionnaire est refusé aux
étrangers, on accepte cependant parfois de les recruter pour
accomplir les mêmes tâches mais comme auxiliaires ou contractuels,
et dans des emplois moins payés et plus précaires. Ils
servent de bouche-trous, à l'instar des étudiants étrangers
recrutés comme maîtres-auxiliaires dans les disciplines
et les régions déficitaires, ou des médecins étrangers
dans les services des hôpitaux désertés par les
médecins français. Les emplois précaires aidés
sont également accessibles sans condition de nationalité.
Si la fermeture aux étrangers de la plupart des autres emplois
de non titulaire est la règle, sa légalité est
douteuse [3].
Voir l'encadré
Lorsqu'on fait la somme des effectifs de la fonction publique (d'État,
territoriale et hospitalière) [4], la portée de cette exclusion est énorme :
5,6 millions d'emplois. Même si une petite partie de ces
emplois n'est pas fermée aux étrangers les
postes de maître-auxiliaire et de médecin salarié
(respectivement de l'ordre de 30 000 et 40 000), les
emplois précaires aidés (250 000) [5] et les postes de fonctionnaire titulaire dans l'enseignement
supérieur et la recherche (de l'ordre de 80 000) ,
5,2 millions de postes restent quand même soumis à
une condition de nationalité.
Ce principe d'exclusion a été étendu à
de nombreuses entreprises du secteur public et nationalisé alors
qu'il se justifie encore moins que dans la fonction publique. On peut
en effet douter de la constitutionnalité des textes législatifs
ou réglementaires qui prévoient de telles discriminations.
D'une part, le personnel des entreprises publiques n'a pas la qualité
d'agent public et moins encore de fonctionnaire. D'autre part, ces dispositions
apparaissent difficilement compatibles avec celles du code pénal
qui répriment les refus d'embauche fondés sur la nationalité
du candidat lorsqu'il s'agit d'organismes dont le personnel relève
du droit commun du travail et des conventions collectives. Certaines
de ces entreprises publiques ont d'ailleurs modifié leur statut
en supprimant toute condition de nationalité et démontré
ainsi que cette situation n'avait rien d'irréversible. Ce fut
le cas du statut des mineurs, également applicable aux entreprises
de production d'hydrocarbures (Elf-Aquitaine), et du statut du personnel
de la SEITA de 1985.
Il est particulièrement difficile d'estimer tous les effectifs
concernés car les contours des entreprises publiques à
statut sont flous. Le personnel de certaines entreprises publiques n'est
pas soumis à un statut particulier et on peut penser que le droit
commun du travail et des conventions collectives s'y applique. Par ailleurs,
les privatisations ont fortement diminué les effectifs concernés.
Les entreprises publiques employaient près de 850 000 emplois
fin 1996.
Par analogie avec la fonction publique, les organismes de sécurité
sociale, qui recrutent la quasi totalité de leur personnel selon
le droit commun du travail, n'acceptent les étrangers que dans
les postes subalternes, n'impliquant pas de participation directe au
service public de la protection sociale : ils obéissent
aux instructions de leur ministre de tutelle contenues dans deux lettres
des 19 octobre 1979 et 16 octobre 1980, mais ils se mettent
en infraction avec les dispositions du code pénal qui répriment
toute discrimination à l'embauche et sur lesquelles de simples
lettres ministérielles ne peuvent prévaloir.
D'après les témoignages recueillis, cette discrimination
s'appliquerait de manière généralisée dans
la sécurité sociale en raison d'une longue pratique qui
a généré une croyance souvent sincère en
la légalité d'une condition de nationalité à
l'embauche dans ce secteur. Lorsque le sujet est évoqué,
il est fréquent d'entendre que la discrimination aurait été
supprimée pour les ressortissants communautaires, conformément
au changement de statut intervenu en 1991 dans la fonction publique.
Pourtant aucun texte légal ne permet à la sécurité
sociale de favoriser ces derniers par rapport aux autres étrangers.
Dans le cas des organismes de sécurité sociale, l'argument
selon lequel ces emplois relèvent de l'exécution d'un
service public apparaît d'autant plus paradoxal que les étrangers
sont désormais admis à siéger dans les conseils
d'administration des caisses sur un pied d'égalité avec
les nationaux. Par ailleurs, les salariés des Assedic qui sont
chargés du service de l'assurance chômage et qui accomplissent
des tâches similaires à celles des personnels de sécurité
sociale, ne sont soumis à aucune discrimination sur la base de
la nationalité.
Les effectifs des caisses de sécurité sociale du régime
général et des régimes agricoles s'élèvent
à environ 200 000 personnes, auxquels il faudrait ajouter
le personnel employé dans les autres régimes de sécurité
sociale.
Du côté des professions libérales, la fermeture
ne se limite pas à la condition de nationalité française
imposée depuis longtemps ; la législation y ajoute
en effet la nécessité, le plus souvent, de posséder
un diplôme français. Ce verrouillage explique que les étrangers
représentent seulement 1 % des quelque 310 000 personnes
exerçant une profession libérale en France. Ils n'y sont
accueillis qu'au compte-gouttes, sur la base de conventions bilatérales
ou en vertu d'une décision discrétionnaire de l'autorité
publique.
Sont ainsi concernées les professions de santé à
numerus clausus (médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes,
pharmaciens, vétérinaires, etc.) ainsi que les architectes,
les géomètres-experts et les experts-comptables. Ces discriminations
ne relèvent pourtant d'aucun impératif, comme le prouve
la suppression, par la loi du 25 juillet 1985, de la condition
de nationalité pour l'exercice de la profession de masseur kinésithérapeute.
Les professions judiciaires sont également concernées.
Doivent ainsi posséder la nationalité française,
les notaires, les huissiers et commissaires-priseurs, les administrateurs
judiciaires et mandataires liquidateurs, et les avocats. Pour ces derniers,
la rigueur de cette condition est toutefois atténuée par
l'existence d'accords de réciprocité assez nombreux permettant
aux étrangers ressortissants des anciens territoires d'outre-mer
d'exercer en France.
De très nombreuses professions indépendantes sont interdites
aux étrangers. Ces derniers ne peuvent se livrer à la
fabrication et au commerce des armes et munitions, diriger un établissement
privé d'enseignement technique, être directeurs ou gérants
d'une agence privée de recherche, exercer à titre individuel
ou comme dirigeants d'entreprise des activités privées
de surveillance, de gardiennage ou de transports de fonds, être
directeurs d'une publication périodique, d'un service de communication
audiovisuelle, d'une société coopérative de messagerie
de presse, siéger dans le comité de rédaction d'une
entreprise éditant des publications destinées à
la jeunesse, se voir accorder une concession de service public ou d'énergie
hydraulique ou exercer certains métiers indépendants de
la bourse ou du commerce (agents de change, courtiers de marchandises
assermentés, remisiers et gérants de portefeuille). Nous
n'avons pu estimer le nombre d'emplois de ce catalogue, probablement
non exhaustif.
En outre, les étrangers ne peuvent, sauf disposition plus favorable
d'une convention internationale, gérer un débit de boisson
ou un débit de tabac, établissements dans lesquels exercent
environ 40 000 non salariés. Ils ne peuvent non plus exploiter
une des 600 entreprises de jeux de hasard et d'argent ni diriger une
des 6 900 entreprises ayant des activités de spectacle.
Ils sont exclus des professions indépendantes du secteur des
transports routiers, fluviaux ou aériens qui emploient environ
68 000 non salariés. Ils sont aussi exclus des métiers
indépendants du secteur des assurances (courtiers, agents généraux,
etc..), qui regroupe 76 000 non salariés.
L'ensemble de ces professions (hors professions libérales) interdites
aux étrangers représente au minimum 200 000 emplois.
Dans le secteur privé, les étrangers ne peuvent être
salariés dans des salles de jeu, ni être pilotes, même
dans une compagnie privée.
Enfin, il faut également mentionner les quelque 200 000
emplois (salariés ou non) exercés par des travailleurs
frontaliers résidant en France, emplois fermés de façon
discriminatoire aux ressortissants des États tiers à l'Union
européenne en raison des lacunes du droit communautaire [6].
Au terme de ce tour d'horizon, on peut considérer que le nombre
d'emplois exercés par des résidents et soumis à
une condition de nationalité oscille entre 6,5 et 7,2 millions
soit 29 à 33 % de l'ensemble des emplois [7].
Au-delà de la première conséquence de ces interdictions
qui est, bien entendu, la forte sous-représentation des étrangers
dans les secteurs d'activité concernés, ces discriminations
légales ont surtout un impact sur la dynamique de l'emploi des
étrangers. En matière d'insertion professionnelle, en
effet, la fonction publique a toujours constitué un débouché
majeur pour les jeunes à leur sortie du système scolaire :
en 1995, environ 550 000 personnes y sont entrées, soit
un nouveau recruté sur cinq ; elle a accueilli près
d'un diplômé sur deux, titulaire d'au moins une licence
ou d'un diplôme équivalent.
En outre, dans un marché du travail où l'emploi a plutôt
stagné dans les années 1990, c'est l'un des secteurs où
l'emploi a continué de croître fortement (12 % environ
de 1986 à 1994). La fonction publique est en conséquence
un moyen important pour les jeunes de valoriser leur formation. Ne pas
donner cette possibilité aux jeunes étrangers diminue
considérablement leurs chances d'insertion professionnelle et
le rendement qu'ils peuvent objectivement espérer d'un investissement
éducatif. Ces inégalités ont ainsi un impact sur
l'accès au marché du travail de ces jeunes et probablement
sur leur parcours de formation. Elles sont directement constitutives
d'autres inégalités, en matière de formation, de
travail et de conditions de vie, autant d'aspects qui participent de
ce qu'on attend d'eux quand on parle de leur « intégration ».
Les discriminations légales ont un impact sur l'ensemble de
la structure des emplois des étrangers mais leurs effets vont
bien au-delà des seules professions concernées. Elles
touchent aussi par ricochet les professions qui leur sont autorisées,
comme le montre le cas des professions indépendantes du commerce
et de l'industrie (voir encadré).
La portée des discriminations légales ne se mesure pas
seulement au nombre ou à la proportion d'emplois concernés
mais aussi à la légitimation qu'elles entraînent
des pratiques illégales de discrimination à l'égard
des étrangers, et plus généralement à l'égard
des personnes « soupçonnées » d'être
d'origine étrangère de par leur nom, leur accent ou leur
apparence physique.
À chaque fois, dans l'histoire, que les pouvoirs publics ont
tenté de protéger la main-d'uvre nationale sur le
marché du travail en introduisant des discriminations légales,
ils ont légitimé les pratiques discriminatoires. En durcissant
certaines représentations de l'étranger, « le
droit contraint la réalité à se plier à
ses catégories et impose imperceptiblement sa problématique
aux représentations collectives » [8]. Les discriminations instituées par l'État
constituent ainsi l'un des facteurs d'émergence et de diffusion
des discriminations illégales : elles les sous-tendent,
les soutiennent et leur servent de caution.
Dans ses observations de terrain, Philippe Bataille montre les effets
sur le secteur privé de la loi de 1991 qui ouvre certains statuts
de la fonction publique aux ressortissants européens. « Cette
ouverture introduisant une distinction entre les ressortissants de la
Communauté européenne et les [autres] étrangers
n'a pas manqué d'être reprise par le secteur privé,
qui a établi à son tour des critères de préférence
entre différentes catégories d'étrangers, critères
non justifiés sur le plan du droit ». Cette relation
entre la représentation qu'offre le droit et les pratiques est
parfois même formulée de manière explicite :
des chefs d'entreprise et des politiciens défendent l'idée
qu'en matière de préférence nationale, l'État
donne le « bon » exemple en interdisant l'accès
des étrangers aux emplois les plus stables [9].
À contrario, prohiber toute discrimination légale
fondée sur la nationalité aurait pour effet, non pas de
supprimer mais au moins de délégitimer toutes les pratiques
discriminatoires et de réaffirmer avec force le principe de l'égalité
de traitement. Loin de constituer une solution miracle, une telle mesure
présenterait surtout l'avantage de rendre cohérent le
dispositif de lutte contre les discriminations et de rendre un peu plus
crédible la volonté politique sur un tel sujet.
Notes
[1] La CFDT a commandité
une étude sur le racisme dans l'entreprise : Philippe Bataille
(1997), Le racisme au travail, La Découverte. De son côté,
suite à une campagne contre le racisme et les discriminations,
la CGT a mené, en collaboration avec les chercheurs de l'URMIS
(CNRS) et de l'ISERES (CGT), une étude sur « Racisme
et comportements professionnels aux Finances ». Voir aussi
le rapport du Haut conseil à l'intégration relatif aux
discriminations, octobre 1998 et le compte-rendu du Conseil des
ministres du 21 octobre 1998.
[2] Pour les analyses et
références juridiques exactes relatives à ces interdictions,
se reporter à l'article de D. Lochak,« Les discriminations
frappant les étrangers sont-elles licites ? »,
Droit Social, janvier 1990. De nombreux commentaires sont
directement empruntés à cette contribution.
[3] Cf Morri, J. (1998),« Surveillants étrangers :
une archaïque préférence nationale », Plein Droit n° 38, avril
1998, pp. 26-28.
[4] 3 080 000
salariés au 31/12/95 dans la fonction publique d'État
et 1 621 000 dans la fonction publique territoriale au 31/12/96
selon des sources administratives (publiées par l'INSEE) et 874 000
dans la fonction publique hospitalière selon le ministère
de la fonction publique.
[5] En 1995, environ 250 000
CES et CEC étaient employés dans les collectivités
locales et les établissement publics (ils sont théoriquement
interdits au sein des ministères).
[6] Cf. C. Cortez-Diaz et
C. Saas, « Vers un statut de résident permanent ? Le statut des immigrés
de longue durée dans l'Union européenne »,
Plein Droit n° 40, décembre
1998.
[7] On évalue l'ensemble
des emplois à 22,1 millions : d'après l'enquête
sur l'emploi de mars 1998, la population active occupée
regroupe 22,7 millions de personnes auxquelles sont retranchés
les appelés du service national et les stagiaires ou contrats
aidés (en tout, environ 600 000).
[8] D. Lochak, Étrangers :
de quel droit ?, Presses universitaires de France (1985), p. 41.
[9] Ainsi, l'ancien ministre
Nicolas Sarkozy déclarait, « cela me choque d'autant
moins que l'on discute tranquillement de la préférence
nationale [en matière de prestations sociales], qu'elle
existe dans la fonction publique. ». Cité par Le
Monde du 16 juin 1998.
Dernière mise à jour :
1-05-2001 16:10.
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