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Les discriminations frappant les étrangers sont-elles licites ?

par Danièle Lochak

Danièle Lochak est professeur à l'université de Paris X-Nanterre et présidente du Gisti.

Cet article est paru dans le n° de janvier 90 de Droit Social « Liberté, égalité, fraternité... et droit du travail ».


« Il faut parler sérieusement, sereinement, amicalement, fraternellement... du problème juif », écrivait Joseph Barthélémy, Garde des Sceaux du maréchal Pétain, en 1941 [*]. « Défions nous, alors, de la fraternité, lorsqu'elle n'est pas sous-tendue par l'égalité des droits. »

Bien que l'évolution de la législation aille plutôt dans le sens d'une assimilation progressive des étrangers aux nationaux, d'importantes discriminations n'en subsistent pas moins dans le droit français, notamment dans la sphère économique. Le droit oscille en effet entre un principe universaliste d'égalité, qui conduit à proscrire les discriminations, et un principe réaliste de souveraineté étatique, qui aboutit à multiplier les discriminations fondées sur la nationalité. Ces discriminations paraissent si naturelles qu'on omet en général de s'interroger sur leur légitimité. Et pourtant : est-il certain que la nationalité soit un critère acceptable, un critère légitime de distinction pour instituer des différences de traitement ? Par légitime, on entend non seulement : conforme à l'éthique universaliste et humaniste qui proclame que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », mais, plus prosaïquement et plus concrètement : conforme au droit international positif et aux principes généraux du droit interne français. La question mérite à tout le moins examen.

Au niveau des comportements discriminatoires, les choses sont relativement claires. Ainsi, un particulier ne peut refuser un bien, un service ou un emploi à un étranger uniquement parce qu'il est étranger sans s'exposer aux sanctions prévues par l'article 416 du Code pénal qui prohibe et réprime la discrimination sous toutes ses formes [1]. L'administration ne saurait, de son côté, refuser à un étranger le bénéfice d'un droit ou d'une prestation aussi longtemps qu'il n'existe aucun texte législatif ou réglementaire réservant ce droit ou cette prestation aux Français. L'article 187-1 du Code pénal punit en effet de peines de prison et d'amende « tout dépositaire de l'autorité publique ou citoyen chargé d'un ministère de service public » qui refuse sciemment à une personne, en raison de son origine, ou de son appartenance ou de sa non appartenance à une race ou une nation déterminée, le bénéfice d'un droit auquel elle pouvait prétendre. Les hypothèses où ce texte pourrait trouver à s'appliquer sont d'ailleurs plus nombreuses qu'on ne l'imagine : qu'il s'agisse du cas bien connu de l'accès au logement social, des offres d'emploi discriminatoires diffusées par l'ANPE, ou plus récemment des obstacles mis par certaines municipalités à l'accès des enfants étrangers dans les écoles [2].

Plus délicate en revanche est la question de savoir si — et jusqu'à quel point — le Parlement et le gouvernement peuvent insérer dans les lois et réglements des dispositions qui aboutissent à traiter différemment étrangers et nationaux. La question de la licéité des dispositions législatives ou réglementaires discriminatoires se pose bien sûr au regard des engagements internationaux de la France, mais surtout au regard des principes de valeur constitutionnelle ou des principes généraux du droit.

Force et faiblesses
de la protection internationale

Au regard du droit international, une discrimination fondée sur la nationalité n'est pas nécessairement illégitime ; elle ne le devient que si elle aboutit à priver l'étranger du « minimum de traitement civilisé » que l'Etat est tenu de lui accorder, ou si elle est prohibée par une disposition précise d'une convention internationale.

Que disent, alors les conventions multilatérales signées et ratifiées par la France ? Les seules qui affirment l'existence d'un principe de non discrimination de portée générale sont la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme de 1950, d'une part, et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté en 1966 sous l'égide de l'ONU, d'autre part, qui obligent les Etats signataires à reconnaître les droits et libertés qu'ils consacrent à tout individu, étranger ou national, qu'il soit ou non ressortissant de l'un des Etats signataires [3]. Les Etats ne peuvent donc en principe établir de discriminations dans le domaine des droits fondamentaux, mais à deux réserves près qui sont loin d'être insignifiantes. La réserve des droits politiques, d'abord : non seulement la reconnaissance des droits politiques au sens strict est réservée aux citoyens, mais la Convention européenne n'interdit pas aux Etats « d'imposer des restrictions à l'activité politique des étrangers » [4]. La réserve du droit au séjour, ensuite : aucune de ces conventions ne remet en cause la prérogative souveraine qu'a chaque Etat de refuser à un étranger l'accès de son territoire et de l'en expulser — ce qui rend évidemment précaire l'exercice des droits qui lui sont reconnus...

Lorsqu'on passe au domaine des droits économiques et sociaux, la portée du principe de non discrimination s'affaiblit encore. Sans doute parce que leur caractère de « droits inaliénables et sacrés » s'impose avec moins d'évidence ; mais surtout parce que les Etats sont soucieux de protéger l'activité économique de leurs nationaux contre la concurrence étrangère, et parce que les droits sociaux, contrairement aux libertés traditionnelles, coûtent de l'argent à l'Etat. Ainsi, non seulement le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966 ne dit pas aussi explicitement que son jumeau relatif aux droits civils et politiques que ses dispositions sont applicables aux étrangers, mais en y adhérant, le gouvernement français a précisé que les clauses concernant le droit au travail, à la sécurité sociale, à un niveau de vie suffisant, et à l'éducation, devaient être interprétées comme ne faisant pas obtacle « à des dispositions réglementant l'accès des étrangers au travail ou fixant des conditions de résidence pour l'attribution de certaines prestations sociales », ce qui en limite évidemment sérieusement la portée. Et si la Convention n° 97 sur les travailleurs migrants de 1949 conclue sous l'égide de l'OIT énonce bien un principe général de non-discrimination en matière de travail et de sécurité sociale, il est admis que ce principe n'interdit pas aux Etats de limiter l'accès des étrangers à l'emploi... Reste la Convention n° 118 sur l'égalité de traitement en matière de sécurité sociale, entrée en vigueur en France en 1975, qui interdit toute discrimination dans ce domaine, mais qui n'est pas toujours scrupuleusement appliquée, notamment lorsqu'elle dispose qu'« en ce qui concerne le bénéfice des prestations, l'égalité de traitement est assurée sans condition de résidence ». [5]

Restent finalement les conventions bilatérales souvent plus avantageuses passées avec tel ou tel Etat, qui peuvent prévoir que, dans un domaine déterminé, par exemple pour l'accès à une profession normalement réservée aux Français, les ressortissants de cet Etat jouiront de l'égalité de traitement avec les nationaux. Reste aussi et surtout le Traité de Rome qui, en proclamant les principes de libre circulation des travailleurs et de liberté d'établissement et en prohibant toute discrimination fondée sur la nationalité en matière économique et sociale, a rapproché sur beaucoup de points la situation des ressortissants communautaires de celle des nationaux. Mais par définition ces conventions ne concernent que certaines catégories d'étrangers et elles apparaissent plus comme des exceptions aux discriminations fondées sur la nationalité éventuellement inscrites dans la législation interne que comme une interdiction du principe même de ces discriminations.

Français et étrangers
sont-ils égaux en droit ?

On est donc renvoyé au droit interne et à la question de la légitimité des discriminations au regard du principe d'égalité. En effet, le Conseil d'Etat a toujours considéré le principe d'égalité comme un principe général du droit s'imposant au gouvernement et à l'administration, et le Conseil constitutionnel, de son côté, voit dans ce même principe d'égalité, proclamé tant par la Déclaration de 1789 que par le préambule de la Constitution de 1946, un principe de valeur constitutionnelle s'imposant au législateur. Reste à savoir, bien sûr, jusqu'à quel point les étrangers peuvent réclamer le même traitement que les nationaux sur la base de ce principe d'égalité : car le principe d'égalité n'oblige pas à traiter tout le monde de la même façon, à appliquer les mêmes règles à tous, il interdit seulement d'établir des discriminations arbitraires, non justifiées par exemple par une différence de situation [6].

Le fait d'être étranger peut, dans certains domaines, justifier l'application d'un régime différent de celui auquel sont soumis les nationaux , alors que dans d'autres domaines la prise en compte d'un critère de nationalité apparaîtra comme une discrimination illicite. Ainsi, ni l'existence d'une législation spécifique sur l'entrée et le séjour des étrangers, ni la condition de nationalité mise à l'exercice du droit de vote ne posent de problème de constitutionnalité, car il existe indéniablement dans ces domaines — au regard des conceptions aujourd'hui dominantes — une différence de situation entre étrangers et nationaux.

A l'inverse, une loi qui restreindrait sans motif légitime l'exercice d'une liberté fondamentale, telle que la liberté d'aller et venir, le droit à la sûreté ou le droit à l'intimité, serait certainement inconstitutionnelle. A moins — et c'est là toute l'ambiguïté de la condition d'étranger, et aussi toute l'ambiguïté de la jurisprudence — que ces restrictions ne trouvent une justification dans la situation particulière de l'étranger, qui, contrairement au national, n'a jamais un droit absolu d'entrer et de demeurer sur le territoire français. Ainsi, le Conseil constitutionnel a affirmé à plusieurs reprises que les étrangers avaient droit au même titre que les Français au respect de la liberté individuelle ; il n'en a pas moins accepté le principe de la rétention administrative, destinée à garantir le départ effectif des étrangers sous le coup d'une mesure d'éloignement du territoire, dès lors qu'elle était placée sous le contrôle du juge judiciaire [7]. De même, le Conseil d'Etat, dans un arrêt devenu célèbre — l'arrêt GISTI du 8 avril 1978 — a déduit du préambule de 1946, aux termes duquel « la nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement », l'existence d'un principe général du droit applicable à tous, étrangers comme nationaux : le droit à une vie familiale normale ; mais cela ne l'a pas empêché de juger compatible avec ce principe le fait d'entourer son exercice d'un certain nombre de conditions et d'interdire la régularisation sur place des familles [8].

Mais même en admettant que la condition d'étranger puisse parfois justifier l'application d'un régime spécifique, moins favorable (évidemment !) que celui dont bénéficient les Français, elle ne saurait justifier l'ensemble des discriminations qui subsistent aujourd'hui encore dans les textes, notamment en matière économique et sociale, et dont la légalité, la constitutionnalité, même, s'agissant de textes législatifs, peut être contestée avec quelque vraisemblance.

Certitudes et interrogations

Dans l'accès aux prestations sociales, par exemple, l'assimilation des étrangers aux nationaux est largement réalisée ; mais le bien-fondé des quelques discriminations qui subsistent n'en est pas moins contestable, tant au regard des conventions internationales signées par la France et qui prévoient l'égalité de traitement dans ce domaine qu'au regard des principes de valeur constitutionnelle. Certaines prestations dites « non contributives », c'est-à-dire financées par l'impôt et non par les cotisations (l'ancienne allocation aux vieux travailleurs salariés, l'allocation supplémentaire du Fonds national de solidarité, l'allocation aux adultes handicapés, notamment), ne sont versées aux étrangers que s'ils peuvent se réclamer d'un accord international. Allocations fondées sur l'idée de solidarité, dit-on parfois pour justifier cette exclusion ; mais, outre que c'est là une conception singulièrement étroite de la solidarité sociale, limitée aux seuls nationaux, on voit mal au nom de quelle logique les étrangers devraient en être écartés, puisqu'ils sont astreints, au même titre que les nationaux, au paiement de l'impôt.

De telles discriminations sont-elles constitutionnelles, et le législateur pourrait-il, comme certains l'ont préconisé, en introduire de nouvelles ? Le Conseil constitutionnel n'a jamais eu à se prononcer directement sur cette question. Dans une décision rendue le 23 janvier 1987, il n'a pas considéré comme inconstitutionnelle la loi qui ouvrait la possibilité de subordonner à une durée minimale de résidence sur le territoire français le bénéfice de certaines prestations sociales, se bornant à indiquer que la mise en oeuvre de cette loi par le pouvoir réglementaire ne devrait pas aboutir à dénaturer le principe posé par le Préambule de la constitution de 1946 selon lequel « la nation garantit à tous (...) la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » [9]. Mais si le législateur visait, par cette loi, à exclure du bénéfice des allocations en question une partie des étrangers résidant en France, le nombre de Français susceptibles d'être concernés par cette restriction étant à l'évidence minime, la loi n'instaurait pas formellement de différence de traitement entre étrangers et nationaux, ce qui a permis au Conseil constitutionnel de ne pas prendre directement position sur ce point.

Lorsque les maires, en revanche, ont voulu réserver aux Français le bénéfice de certaines prestations spécialement créées au niveau communal, leurs décisions ont été à chaque fois censurées par le juge comme instituant des discriminations illégales. Tel était le cas d'une prestation d'aide sociale que le bureau d'aide sociale de Châtillon avait subordonnée sans raison valable à une condition de nationalité, ou encore, dans une affaire qui a fait plus de bruit, de l'exclusion des familles étrangères du bénéfice d'une allocation de congé parental d'éducation créée par la Ville de Paris en faveur des familles de trois enfants [10]. Dans cette dernière affaire, le Conseil d'Etat, dans un arrêt pour une fois très vigoureusement motivé, a confirmé la décision rendue en première instance par le tribunal administratif de Paris après avoir rappelé qu'il n'existait pas, au regard des charges occasionnées par l'éducation des enfants, une différence de situation tenant à la nationalité des parents, a rejeté les arguments de la Ville de Paris en faisant valoir « qu'eu égard à l'objet de l'allocation de congé parental d'éducation, qui est d'encourager le développement démographique de la population parisienne et de permettre à cette fin aux parents de se consacrer plus aisément au soin de leurs jeunes enfants, les préoccupations invoquées par la ville et relatives à la préservation de l'équilibre démographique de la cité et au désir de remédier à l'insuffisance de familles nombreuses françaises ne peuvent être regardées comme des nécessités d'intérêt général en rapport avec l'objet de l'allocation » et justifiant une différence de traitement entre résidents parisiens en fonction de leur nationalité. Par sa généralité, la motivation de l'arrêt semble bien mettre par avance hors-la-loi toute disposition émanant non seulement d'une autorité locale mais du pouvoir réglementaire en général, qui tendrait à instituer des différences de traitement fondées sur la nationalité en matière de prestations sociales [11].

Des évidences aux paradoxes

Mais les discriminations les plus massives aujourd'hui, quoique largement méconnues, concernent l'emploi. Un nombre considérable de professions restent en effet fermées aux étrangers. Il y a d'abord tous les emplois de fonctionnaires : l'accès à la fonction publique est considéré, on le sait, comme un droit civique, un attribut de la citoyenneté ; trois millions et demi d'emplois de fonctionnaires de l'Etat, des collectivités territoriales et des hôpitaux sont ainsi réservés aux nationaux. L'énormité du chiffre conduit à s'interroger sur le bien-fondé d'une telle exclusion et des arguments généralement invoqués pour la justifier. Car si l'on peut comprendre, dans le cadre de l'Etat-nation, le refus de confier à un étranger des fonctions qui l'associent à l'exercice de l'autorité étatique (police, armée, justice, impôts...), cette explication ne vaut plus à partir du moment où la majorité des fonctionnaires accomplissent des tâches qui ne leur confèrent aucune prérogative particulière. La vraie raison de cette exclusion est sans doute à rechercher ailleurs : dans le souci de réserver aux nationaux un domaine où il seront à l'abri de la concurrence, ou encore dans le refus de faire bénéficier les étrangers des avantages (relatifs) attachés à la condition de fonctionnaire.

D'où une série de paradoxes. Premier paradoxe : le développement de l'Etat-Providence, en multipliant le nombre des emplois publics, et donc le nombre d'emplois fermés aux étrangers, a accru la portée des discriminations qui les frappent, alors que les fonctionnaires font de plus en plus souvent le même métier que les salariés du secteur privé. Second paradoxe : on refuse de recruter des étrangers sur des postes de fonctionnaires, mais on accepte de les recruter, pour accomplir les mêmes tâches, comme auxiliaires ou contractuels, dans des emplois où ils seront moins payés et où ils ne bénéficieront pas de la sécurité de l'emploi. L'illogisme de la situation est tel qu'elle ne pourra pas être maintenue indéfiniment. Le législateur a d'ailleurs introduit lui-même une brèche dans le système, en prévoyant que des personnes de nationalité étrangère pourraient être recrutées et titularisées dans les corps de l'enseignement supérieur et de la recherche, dans les mêmes conditions que les Français [12]. Brèche étroite, sans doute, mais qui atteste que l'exclusion des étrangers de la fonction publique n'a rien d'inéluctable et qu'elle ne résulte d'aucun impératif constitutionnel catégorique.

C'est ce que confirme la situation des ressortissants communautaire à cet égard. Sans doute l'article 48 du Traité exclut-il du principe de l'égalité de traitement l'accès aux « emplois dans l'administration publique » : mais on sait que la Cour de justice des communautés européennes a interprété restrictivement cette exception, estimant qu'elle ne s'appliquait qu'aux emplois qui comportent une participation, directe ou indirecte, à l'exercice de la puissance publique, et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l'Etat et des autres collectivités publiques [13]. Autrement dit, le seul fait qu'un emploi relève de la fonction publique ne suffit pas à en réserver l'accès aux nationaux [14], et à terme, une bonne partie des emplois de fonctionnaires devraient s'ouvrir aux ressortissants des Etats-membres dans des secteurs comme la recherche, l'enseignement, et les hôpitaux, pour lesquels des directives sont d'ailleurs en préparation à Bruxelles [15]. Pourquoi n'appliquerait-on pas les mêmes principes, frappés au coin du bon sens, à l'ensemble des étrangers ?

Paradoxal... ou illégal ?

Au-delà de la fonction publique, ce principe d'exclusion s'est étendu par contagion à la plupart des emplois du secteur public et nationalisé. Soit encore un million à un million et demi d'emplois supplémentaires fermés aux étrangers. Les principales entreprises publiques ne peuvent, sur le fondement des textes actuellement en vigueur, embaucher que des agents de nationalité françaises : c'est le cas à EDF et GDF, dont le personnel est soumis à un statut fixé par un décret du 22 juin 1946, à la SNCF (décret du 1er juin 1950 fixant le statut des cheminots), à la RATP, à Air France, tant en ce qui concerne le personnel navigant (l'article L 421-4 du code de l'aviation civile impose la nationalité française aux pilotes professionnels) que le personnel au sol [16], au Commissariat à l'énergie atomique, etc. [17]

On peut douter de la constitutionnalité ou de la légalité des textes législatifs et réglementaires qui prévoient de telles discriminations à l'embauche alors que le personnel des entreprises publiques n'a pas la qualité d'agent public et encore moins de fonctionnaire. On peut, plus encore, s'interroger sur la compatibilité de ces dispositions avec l'article 416 du Code pénal qui réprime les refus d'embauche fondés sur la nationalité du candidat, lorsqu'il s'agit d'organismes dont le personnel relève du droit commun du travail et des conventions collectives. Ainsi, les organismes de sécurité sociale, y compris lorsqu'ils recrutent du personnel soumis au droit commun du travail et régi par des conventions collectives, n'acceptent les étrangers que dans des postes subalternes, n'impliquant pas de participation directe au service public de la protection sociale : ce faisant, ils obéissent aux instructions de leur ministre de tutelle, contenues dans deux lettres des 19 octobre 1979 et 16 octobre 1980 [18], mais ils se mettent en infraction avec les dispositions du Code pénal qui répriment toute discrimination à l'embauche, et sur lesquelles de simples lettres ministérielles ne peuvent à l'évidence prévaloir... Pour justifier ces exclusions, on avance que les emplois en question impliquent une participation à l'exécution d'un service public. Mais l'explication est un peu courte : car comment justifier alors l'emploi d'agents non titulaires étrangers dans l'administration, qui participent eux aussi à l'exécution d'un service public ? En réalité, ce à quoi on répugne, c'est à donner aux étrangers les privilèges ou avantages d'un statut ; mais il est douteux que ce soit un motif légitime de discrimination au regard des exigences constitutionnelles.

Le protectionnisme est-il un motif légitime de discrimination ?

Il n'y a pas, au demeurant, que les emplois publics ! Il existe aussi dans le secteur privé une liste interminable de professions réservées aux Français : des emplois de salariés, parfois (ainsi, les étrangers ne peuvent être employés dans des salles de jeu, ni exercer la profession de pilote, même dans une compagnie privée, sauf s'ils sont ressortissants d'un Etat membre de la CEE), mais beaucoup plus souvent des professions indépendantes, et notamment des professions libérales puisque la quasi-totalité d'entre elles n'accueillent les étrangers qu'au compte-gouttes, sur la base d'une convention internationale — et notamment du Traité de Rome — ou d'une décision discrétionnaire de l'autorité publique.

Les étrangers ne peuvent, sauf disposition plus favorable d'une convention internationale, ni tenir un débit de boissons [19], ni gérer un débit de tabac [20], ni exploiter des cercles de jeu ou des casinos [21], ni se livrer à la fabrication et au commerce des armes et munitions [22]. Ils ne peuvent diriger ni une entreprise de spectacles [23], ni un établissement privé d'enseignement technique [24]. Ils ne peuvent pas être directeur ou gérant d'une agence privée de recherche [25], non plus qu'exercer à titre individuel ou comme dirigeant d'entreprise des activités privées de surveillance, de gardiennage ou de transport de fonds [26]. Ils ne peuvent être directeurs ni d'une publication périodique [27] ou d'un service de communication audiovisuelle [28], ni d'une société coopérative de messagerie de presse [29], et ne peuvent pas siéger dans le comité de rédaction d'une entreprise éditant des publications destinées à la jeunesse [30]. Ils sont exclus de tout un ensemble de métiers du secteur des transports [31], des assurances [32] ou de la bourse et du commerce [33]. Ils ne peuvent se voir accorder de concession de service public ou d'énergie hydraulique [34]. Et cette énumération, on s'en doute, n'est pas exhaustive.

Du côté des professions dites « libérales », qui portent en l'occurrence bien mal leur nom, la fermeture est également la règle. S'agissant des professions de santé, les textes en vigueur imposent aux médecins, aux chirurgiens-dentistes et aux sages-femmes une double exigence de nationalité française et de possession d'un diplôme d'Etat français, sous réserve des accords de réciprocité conclus avec des Etats étrangers, des dérogations individuelles accordées par le ministre de la Santé dans le cadre d'un quota fixé annuellement, et des dispositions communautaires [35]. Des règles analogues régissent l'exercice de la profession de pharmacien ou de vétérinaire [36]. Les architectes, sous les mêmes réserves [37], les géomètres-experts [38], et les experts-comptables [39] doivent également avoir en principe la nationalité française, de même que les membres des professions judiciaires. Dans ce dernier cas, on invoque, de façon commode plus que véritablement convaincante, le fait qu'ils participent au fonctionnement du service public de la justice : doivent ainsi avoir la nationalité française non seulement les notaires, les huissiers et commissaires priseurs [40] ainsi que les administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs [41], mais aussi les avocats [42], les avocats étrangers ne pouvant exercer leur profession en France que s'ils bénéficient d'une convention de réciprocité ou s'ils sont ressortissants d'un Etat membre de la CEE.

Combien, parmi ces exclusions, sont-elles véritablement fondées sur un motif légitime ? La plupart traduisent simplement la volonté de protéger les nationaux contre la concurrence étrangère : très souvent, d'ailleurs, les mesures restrictives ont été prises à une époque relativement récente — soit dans l'entre-deux guerres, soit après la guerre —, sous la pression des milieux professionnels concernés. Or le souci malthusien des membres d'une profession de se protéger contre la concurrence ne suffit évidemment pas à justifier, au regard des principes à valeur constitutionnelle, l'existence de différences de traitement entre nationaux et étrangers : dès lors que ceux-ci ont été autorisés à s'établir et travailler en France, ils doivent en effet pouvoir se réclamer du principe posé par le préambule de la constitution de 1946 : « nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines ».

S'agissant de lois promulguées, dont certaines sont en vigueur depuis des décennies, il n'existe pour l'instant aucun moyen juridique d'en faire constater et sanctionner l'éventuelle inconstitutionnalité, de sorte que les développements qui précèdent peuvent sembler purement spéculatifs. Mais il n'en ira plus de même si l'exception d'inconstitutionnalité est un jour introduite dans notre droit, comme il en est de plus en plus question. Alors autant opérer dès maintenant les toilettages qui s'imposent.


Notes

[*] Dans la revue Patrie de juin-juillet 1941. L'auteur était apparemment très satisfait de sa formule, si l'on en croit ses Mémoires, parus chez Pygmalion-Gérard Watelet en1989 (voir pp. 311 et 319).

[1] Cet article punit d'un emprisonnement de deux mois à un an et d'une amende de 2 000 à 20 000 F la personne qui refuse de fournir un bien ou un service, ou qui refuse d'embaucher ou licencie quelqu'un en raison (entre autre) de son origine ou de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou encore qui soumet une offre à une condition discriminatoire. Ces dispositions mettent donc hors-la-loi toute une série de discriminations qu'on rencontre fréquemment dans la vie quotidienne : refus de servir dans des cafés, restaurants ou commerces, refus de louer un appartement, refus d'embauche, etc... Et la jurisprudence a admis que refuser un emploi ou un service à quelqu'un en se fondant sur le seul fait qu'il n'est pas Français constituait le délit prévu et réprimé par le Code pénal.

On notera que le législateur a récemment effacé du code pénal, en matière de discrimination raciale, l'exception du motif légitime qui permettait à l'auteur de la discrimination de se disculper (il s'agit de la loi du 25 juillet 1985 pour la discrimination dans l'emploi, et de la loi du 30 juillet 1987 pour la discrimination dans la fourniture de biens et de services).

Le Code du travail, de son côté, interdit d'introduire dans le réglement intérieur des dispositions lésant les salariés dans leur emploi en raison de leurs origines, de leurs opinions ou confessions (art. L 122-35), et de sanctionner ou de licencier un salarié en raison de son origine, de son appartenance à une ethnie, une nation ou une race, ou de ses convictions religieuses (art. L 122-45).

[2] Mais les plaintes, ici, sont rarissimes, et celles qui sont déposées aboutissent la plupart du temps à un non-lieu, notamment parce que le juge, faisant une application très restrictive de la loi, refuse de condamner l'agent qui énonce le refus ou qui éconduit le demandeur, si ce n'est pas lui qui avait juridiquement compétence pour prendre la décision. On notera toutefois qu'en février 1988 le MRAP a obtenu la condamnation du maire de Montfermeil qui refusait — déjà ! — l'inscription des enfants de familles étrangères dans les écoles de sa commune. Cela étant, on continue tous les jours à refuser l'inscription d'enfants étrangers dans les écoles et les crèches de la Ville de Paris sous prétexte que les deux parents ne sont pas en situation régulière ou que la validité de leur titre de séjour ne couvre pas l'ensemble de l'année scolaire !

[3] La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1966, également ratifiée par la France, interdit quant à elle les distinctions, exclusions, restrictions ou préférences fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, etc... Mais la discrimination fondée sur la nationalité n'est pas une forme de discrimination raciale au sens de la Convention.

[4] Bien que le Pacte ne contienne pas de clause analogue, la France, en y adhérant, a expressément déclaré qu'elle l'appliquerait dans l'esprit de la Convention et de son article 16.

[5] La Commission d'experts de l'OIT soulève dans son rapport de 1988 la question de la conformité à cette disposition de la Convention de la loi du 29 décembre 1986 et de son décret d'application, qui lient le droit aux prestations familiales à la régularité de l'entrée et du séjour en France des enfants (voir Michèle Bonnechère, « Droit international du travail, droit social européen : réflexion sur quelques enjeux actuels », Droit ouvrier, juillet-août 1989, p. 249).

En revanche, l'apport des deux conventions adoptées sous l'égide du Conseil de l'Europe, la Charte sociale européenne et la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant, est d'autant plus limité en matière de non-discrimination qu'elles sont fondées sur un principe de réciprocité. La première, tout en affirmant le principe de l'égalité de traitement en matière d'exercice d'une activité lucrative et de protection sociale, reconnaît parallèlement aux Etats le droit d'édicter des restrictions « fondées sur des raisons sérieuses de caractère économique et social », ce qui risque de faire rétrograder la première affirmation au rang de voeu pieux. La seconde convention, en vigueur en France depuis 1984, prévoit aussi l'égalité de traitement avec les nationaux en matière de sécurité sociale, d'assistance sociale et médicale, et pour l'exercice du droit syndical ; mais elle ne lie la France que dans ses rapports avec les cinq Etats qui l'ont ratifiée, à savoir : les Pays-Bas, le Portugal, l'Espagne, la Suède et la Turquie. Comme, de surcroît, trois d'entre eux sont membres de la CEE, la portée de cette convention se réduit à bien peu de chose.

[6] Voir sur ce point notre étude, « Réflexions sur la notion de discrimination », Droit social n° 11, novembre 1987.

[7] A ses yeux, il n'y a violation de l'article 66 de la Constitution qui affirme que « nul ne peut être arbitrairement détenu » et que « l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe », que si l'intervention du juge judiciaire est trop tardive (Décision du 9 janvier 1980 rendue à propos de la loi Bonnet) ou si la rétention est trop longue (Décision du 3 septembre 1986 rendue à propos de la loi Pasqua).

[8] C.E. 26 septembre 1986 GISTI.

[9] Décision du 23 janvier 1987, reproduite dans Droit social, avril 1987, p. 345, avec un commentaire de Xavier Prétot : « Les prestations sociales peuvent-elles être assorties d'une condition de résidence ? ».

[10] T.A. Paris, 2 janvier 1986, Commissaire de la République des Hauts-de-Seine c/ B.A.S. de Chatillon, et T.A. Paris, 19 mars 1986, M. Lévy c/ Maire de Paris.

[11] C.E. 30 juin 1989, BAS de Paris c/ Lévy, reproduit dans Droit social, novembre 1989, p. 767, avec un commentaire de X. Prétot.

[12] Le décret du 6 juin 1984 relatif au statut des enseignants-chercheurs de l'enseignement supérieur, pris pour l'application de la loi du 26 janvier 1984, prévoit expressément la possibilité de recruter des maîtres de conférences et des professeurs étrangers. Le décret du 30 décembre 1983, pris sur le fondement d'une loi du 15 juillet 1982, permet de la même façon le recrutement de pesonnes de nationalité étrangère dans les corps de chargés de recherche, directeurs de recherche, ingénieurs de recherche, ingénieurs d'études.

[13] CJCE 17 décembre 1980, Commission c/ Royaume de Belgique, Affaire 149/79, Recueil 1980-8, p. 3881.

[14] C'est ainsi que la Cour a estimé contraire au Traité de Rome l'exclusion des ressortissants communautaires d'emplois municipaux d'infirmières, de puéricultrices, de plombiers, de menuisiers et d'électriciens en Belgique, d'un stage de formation préparatoire, et donc de l'accès à la profession d'enseignant en Allemagne, et des emplois d'infirmiers dans les hôpitaux publics en France (CJCE 3 juin 1986, Commission c/ République Française, Affaire 304/84, Actualité juridique, Droit administratif 1987, p. 44).

[15] D'ores et déjà les ressortissants communautaires se sont vu reconnaître en France le droit d'accéder aux fonctions de praticiens hospitaliers et de concourir pour les postes de médecine, odontologie et biologie (Décret du 24 février 1984 portant statut des praticiens hospitaliers).

[16] Le Code de l'aviation civile et les statuts du personnel d'Air France assimilent toutefois désormais les ressortissants communautaires aux nationaux.

[17] La condition de nationalité française ne figure plus, en revanche, dans le statut du mineur, applicable au personnel des houillères et des entreprises de production d'hydrocarbures comme Elf-Aquitaine, ni dans le nouveau statut du personnel de la SEITA.

[18] La première de ces lettres indique aux caisses qu'elles doivent limiter le recrutement de personnel étranger aux postes qui n'impliquent pas de participation directe et effective au service public de la protection sociale ; la seconde précise que doivent être considérés comme participant directement à cette gestion, outre les agents de direction et les agents comptables : les agents habilités par délégation du directeur ou de l'agent comptable à ordonnancer et payer les dépenses, encaisser les recettes, contrôler l'assiette des cotisations ; les agents qui, par délégation, même tacite, exercent une fonction d'autorité ; les agents dont les fonctions requièrent l'agrément d'une autorité publique.

[19] Art. L 31 du Code des débits de boissons. Cette restriction a été introduite par un décret-loi du 29 juillet 1939.

[20] La gestion des débits de tabacs, liée au monopole de l'Etat, est considérée comme une fonction publique.

[21] Art. 3 de la loi du 15 juin 1907 modifiée par la loi du 9 juin 1977.

[22] Décret du 14 août 1939.

[23] Art. 4 de l'ordonnance du 13 octobre 1945.

[24] Art. 70 du Code de l'enseignement technique, qui subordonne parallèlement l'exercice des fonctions de professeur à une condition de nationalité, sauf autorisation spéciale du ministre de l'Education nationale.

[25] Loi du 28 septembre 1942 modifiée par la loi du 23 décembre 1980.

[26] Art. 5 de la loi du 12 juillet 1983.

[27] Art. 6 de la loi du 29 juillet 1881 (modifié à plusieurs reprises).

[28] Art. 93-2 de la loi du 29 juillet 1982.

[29] Art. 11 de la loi du 2 avril 1947.

[30] Art. 4 de la loi du 16 juillet 1949.

[31] Les professions de transporteur routier, fluvial, ou aérien sont réservées aux Français, sous réserve des conventions internationales.

[32] Les courtiers et agents généraux doivent être français aux termes de l'article R 511-4 du Code des assurances.

[33] Les textes imposaient la nationalité française aux agents de change (art. 2 du décret du 7 octobre 1890 modifié par le décret du 12 mai 1981 ouvrant la profession aux ressortissants communautaires) avant la réorganisation de la profession par la loi du 22 janvier 1988 qui confie leurs fonctions à des sociétés de bourse. La nationalité française est imposée aux courtiers de marchandises assermentés (art. 2 du décret du 29 avril 1964), aux remisiers et gérants de portefeuille (art. 5 de la loi du 21 décembre 1972, qui réserve l'application des conventions internationales, du traité de Rome, et les dérogations accordées par le ministre)(voir sous art. 73 et s. du Code de commerce).

[34] Décret-loi du 12 novembre 1938 et art. 26 de la loi du 16 octobre 1919 respectivement. Deux décrets du 15 avril 1970 et du 12 mai 1971 ont toutefois assimilé les ressortissants communautaires aux Français dans ces deux domaines.

[35] Art. L 356 du Code de la santé publique

[36] Respectivement, l'article L 514 du Code de la Santé publique et l'article 309-1 du Code rural. En revanche, la condition de nationalité ne figure plus dans l'article L 487 du Code de la Santé publique relatif aux masseurs-kinésithérapeutes dans sa rédaction issue de la loi du 25 juillet 1985.

[37] Art. 10 et 11 de la loi du 3 janvier 1977.

[38] Loi du 7 mai 1946 modifiée par la loi du 15 décembre 1987 qui a ouvert la profession aux ressortissants communautaires.

[39] Ordonnance du 19 septembre 1945.

[40] Les fonctions d'officier ministériel sont plus strictement réservées aux Français que les autres, puisqu'il n'existe à l'heure actuelle aucune exception à cette règle, même sur le fondement d'une convention internationale.

[41] Art. 5 et 21 de la loi du 25 janvier 1985.

[42] La règle, ancienne, a été maintenue par la loi du 31 décembre 1971 réorganisant la profession (art. 11), qui réserve toutefois l'application des conventions internationales.

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Dernière mise à jour : 29-11-2000 20:27.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1990/lochak/discriminations.html


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