Plein Droit n° 38, avril
1998
« Les faux-semblants de
la régularisation »
Johann Morri
Allocataire de recherche en droit
à l'Université Paris X Nanterre
Dans une période où l'on parle tant de
l'emploi des jeunes, il semble essentiel de rappeler qu'il s'agit de
tous les jeunes, français ou étrangers. Si, dans les textes,
aucune distinction n'est faite suivant la nationalité pour le
recrutement des agents non-titulaires des services publics, dans la
pratique, il en est autrement. L'exemple des surveillants étrangers
montre que la « préférence nationale »
est encore mise en uvre de manière insidieuse.
Dans la brochure d'une soixantaine de pages que l'Assemblée
nationale a consacrée à l'explication et au commentaire
de la loi sur les « emplois-jeunes », la question
de la nationalité des candidats n'est même pas évoquée.
Et l'on peut peut-être s'en réjouir. La participation au
service public de jeunes de nationalité étrangère
a fait figure d'évidence, au point que l'on n'ait même
pas songé à préciser expressément, dans
les documents d'accompagnement, que ces emplois sont accessibles à
tous les jeunes, français ou non [1].
On trouve donc d'autant plus regrettable que, dans le même temps,
les administrations ne soient pas plus attentives à nettoyer,
dans leurs placards, les toiles d'araignées de la « préférence
nationale ».
L'emploi des jeunes prend en effet diverses formes dans le service
public. La fonction de « pion », c'est à
dire surveillant de lycée ou de collège, en est un des
exemples les plus anciens et les plus connus. Or, on constate la persistance
de pratiques illégales réservant l'accès à
ces fonctions aux jeunes de nationalité française.
Il faut rappeler que ces fonctions, qui ne sont pas des fonctions de
« titulaires » soumises aux conditions de nationalité
du statut de la fonction publique, devraient être ouvertes à
tous, sans distinction aucune de nationalité. Et, constater,
au contraire, que des pratiques plus ou moins publiques et plus ou moins
systématiques réservent le bénéfice de ces
emplois à des Français, ou, dans le meilleur des cas,
à des ressortissants de l'Union européenne.
« Pion » est la dénomination courante des
surveillants d'externat et maîtres d'internat (ainsi que des maîtres
de demi-pension, qui sont recrutés directement par les établissements).
Leur tâche consiste essentiellement à assurer la surveillance
des élèves en dehors des heures de cours (en étude,
dans les cours de récréation, en internat) ainsi que des
travaux de bureau.
Ce sont des agents publics non-titulaires, qui ne sont pas soumis au
statut général de la fonction publique, mais à
des textes spéciaux [2].
Ceux-ci précisent que ces fonctions sont réservées
à des titulaires du baccalauréat qui poursuivent des études.
Ils indiquent également que la priorité doit être
donnée, dans le recrutement, aux candidats qui se destinent à
l'enseignement.
La philosophie générale de ces textes est de permettre
à des étudiants ayant peu de ressources d'exercer des
fonctions à temps partiel afin de pouvoir, d'une part, financer
leurs études, d'autre part se familiariser avec le milieu scolaire
s'ils désirent exercer plus tard dans l'enseignement.
On pourrait donc s'attendre à ce que les étudiants de
nationalité étrangère, qui ne sont pas, dans l'ensemble,
les plus fortunés, aient accès à cet instrument
de promotion sociale.
D'autant qu'aucune raison juridique ne justifie que ces fonctions soient
réservées à des personnes de nationalité
française. Il est aujourd'hui incontesté que les étrangers
peuvent accéder aux fonctions d'agents publics non-titulaires
(contractuels, auxiliaires, vacataires, etc.). Après quelques
hésitations, le Conseil d'État l'a d'abord reconnu dans
un avis d'Assemblée générale du 17 mai 1973 [3], confirmé aussitôt après au
contentieux.
En 1975, il a en effet énoncé que « les
fonctions publiques [...] sont accessibles aux étrangers [...]
si n'y mettent obstacle aucune disposition législative en
vigueur, aucun principe général du droit public français,
ni aucun acte pris par l'autorité disposant du pouvoir réglementaire,
dans les limites de sa compétence et compte-tenu des nécessités
propres et de la mission du service » [4].
Or, non seulement aucune loi ni aucun principe général
n'interdit le recrutement d'agents non-titulaires de nationalité
étrangère, mais, tout au contraire, le décret du
17 janvier 1986 sur les agents non-titulaires de l'État
a expressément prévu, dans son article 3, l'hypothèse
du recrutement de personnels de nationalité étrangère.
Dans les faits, d'ailleurs, ces agents sont extrêmement nombreux
dans le secteur de l'éducation (maîtres-auxiliaires) ou
de la santé (médecins étrangers).
Il est vrai que des tentatives ont eu lieu et ont encore lieu pour
limiter le recrutement et le réemploi des auxiliaires étrangers.
La circulaire du 19 juillet 1994 sur les maîtres-auxiliaires,
sans remettre ouvertement en cause le principe du recrutement d'agents
de nationalité étrangère, multipliait les discriminations
à leur égard. Elle instaurait une période de recrutement
au profit des personnes inscrites à l'ANPE (ce qui excluait les
étudiants étrangers titulaires d'une carte temporaire),
et limitait à dix heures par semaine le service pouvant être
proposé à des étudiants étrangers.
Au demeurant, l'annulation partielle de cette circulaire a permis de
rappeler que les auxiliaires étrangers devaient se voir appliquer
les mêmes règles que les Français : « si
le ministre de l'Éducation nationale était compétent,
en vertu de son pouvoir général d'organisation des services,
pour limiter à dix heures hebdomadaires la durée de service
comme maître-auxiliaire des étudiants étrangers,
cette mesure, qui ne s'applique pas aux étudiants français
exerçant des fonctions de maître-auxiliaire, institue une
discrimination illégale à l'égard des étudiants
étrangers » [5].
Le problème des surveillants étrangers se présente
sous un jour un peu différent de celui des maîtres-auxiliaires.
Le principe appliqué par l'administration, en l'occurrence l'Éducation
nationale est à la fois moins formalisé et plus strict.
Plus strict, dans la mesure où ce n'est pas une catégorie
particulière d'étrangers qui est visée par cette
prohibition, mais tous les jeunes étrangers, même s'ils
sont titulaires d'une carte de résident de dix ans. Moins formalisé,
dans la mesure où, à ce jour, l'on n'a pas connaissance
d'instruction récente du ministère écartant explicitement
les étrangers.
La pratique n'en est pas moins constante et avérée, comme
des recherches sommaires ont pu le montrer. À Paris, c'est le
répondeur téléphonique du rectorat qui précise
que les candidats doivent être de nationalité française
ou ressortissants de l'Union européenne. Et des démarches
individuelles d'étudiants étrangers pour obtenir un dossier
se sont soldées par un échec.
Dans l'académie de Lille, c'est le formulaire de candidature
pour l'année 1995-96 qui précisait que les candidats devaient
être de nationalité française (la procédure
s'effectue désormais sur minitel, mais les candidats sont invités
à fournir une fiche de nationalité française).
Et dans l'académie de Créteil, c'est une circulaire du
17 septembre 1997, signée par le recteur en personne, adressée
à tous les chefs d'établissements, qui « rappelle »
que les maîtres de demi-pension, comme les surveillants d'externat
et les maîtres d'internat, doivent être de « nationalité
française ».
En effet, les maîtres de demi-pension sont recrutés par
les chefs d'établissement, et non par le rectorat. Ce qui avait
permis à des étudiants de nationalité étrangère
de passer, jusque là, entre les mailles du filet. Le rectorat
n'entendait pas, semble-t-il, laisser cette situation se reproduire.
Il faut bien s'interroger sur les raisons de cette discrimination.
En comparant la situation des surveillants avec celle des maîtres-auxiliaires,
on constate des différences. Les étrangers n'ont pas été
licenciés ou exclus des fonctions de surveillant, ils n'y ont
tout simplement jamais été admis. Ils ne sont pas victimes
d'un tassement d'effectifs ou d'une nouvelle politique ministérielle
(comme c'était le cas pour les maitres-auxiliaires en 1994),
mais d'une inertie qui dure depuis plus de vingt ans.
Il faut alors se demander pourquoi le principe du recrutement de maîtres-auxiliaires
étrangers a été admis et reconnu de longue date,
alors qu'une prohibition ancienne, juridiquement obsolète, est
maintenue à l'encontre des surveillants.
Il est possible d'avancer plusieurs hypothèses. La plus simple,
et pas la moins probable, est factuelle. On n'a pas embauché
de surveillants étrangers... parce qu'on n'en a pas eu besoin.
Si des maîtres-auxiliaires en mathématique ou des médecins
anesthésistes étrangers ont été massivement
recrutés il y a quelques années, ce n'est pas par grandeur
d'âme, mais parce que des besoins en personnel devaient être
satisfaits d'urgence, dans des fonctions peu prisées par les
candidats français. « Nécessité a fait
loi » ou, du moins, nécessité a fait connaître
la loi.
Par contre, la fonction de surveillant étant plutôt recherchée
par les étudiants, car spécialement conçue pour
poursuivre des études, l'administration n'a pas eu de mal à
recruter et n'a pas fait d'effort particulier pour permettre l'accès
des jeunes étrangers à ces fonctions.
Une autre hypothèse, d'apparence plus juridique, peut être
avancée. Les quelques échanges qui ont eu lieu avec l'administration
ont fait ressortir le fait que les fonctions de surveillant étaient
assurées en priorité par les candidats se destinant à
l'enseignement.
Or, si un nombre non négligeable de concours de l'enseignement
public sont réservés par la loi aux Français et
aux ressortissants de l'Union, beaucoup de postes et de carrières
sont néanmoins ouverts aux étrangers dans l'enseignement
non seulement privé, mais également public. Les fonctions
de maître-auxiliaire leurs sont accessibles de même que
les carrières de l'enseignement supérieur, où la
condition de nationalité ne s'applique pas [6].
Il semblerait également qu'on ait fait valoir le fait que les
fonctions de surveillant, spécialement aménagées
et rémunérées pour permettre la poursuite d'études,
constituaient tout autant une aide qu'un emploi.
Cet argument n'a pas plus de pertinence que le précédent.
Il est en effet bien établi, désormais, qu'aucune différence
de situation, aucun motif d'intérêt général,
ne justifie d'opérer à l'égard des étrangers
en situation régulière des différences de traitement
en matière d'aides de toute nature [7].
Enfin, on pourrait faire valoir que la jurisprudence du Conseil d'État
a admis que « le pouvoir réglementaire, dans les
limites de sa compétence et compte tenu des nécessités
propres et de la mission du service », peut refuser l'accès
des étrangers à certains emplois de non-titulaires.
Là encore, cette objection serait dépourvue de valeur.
Quelle prérogative de souveraineté s'attache à
la surveillance des cantines, des études et des préaux ?
Quelle nécessité propre au service pourrait interdire
aux étrangers les fonctions de surveillant, alors que des milliers
d'entre eux exercent les fonctions d'enseignant ?
Au total, il est clair qu'aucun argument juridique sérieux ne
peut justifier la pérennisation de cette pratique. Une fois encore,
il s'avère que les règles de droit, même les plus
simples, peuvent être ignorées par l'administration si
on ne prend pas soin de les lui rappeler.
Des actions ont été entreprises en ce sens, par la voie
associative et la voie syndicale. Un certain nombre de recours contentieux
ont été déposés et sont en cours d'examen
devant les juridictions administratives. Ces recours ont abouti à
une première avancée.
À Paris, le directeur de l'Académie a ainsi répondu
devant le tribunal qu'il convenait « volontiers du caractère
irrégulier de cette exigence discriminatoire, s'agissant du recrutement
d'agents non-titulaires ». Et la procédure de recrutement
a été rouverte pour permettre à des étrangers
de faire acte de candidature.
Mais encore faudrait-il que les rectorats agissent de même. Or,
les services du ministère de l'éducation nationale n'ont
émis aucune instruction nouvelle pour mettre fin à cette
pratique sur l'ensemble du territoire. Ainsi, cette année encore,
la plupart des procédures de recrutement auront tenu à
l'écart les étrangers.
À l'heure où l'on rivalise de dispositifs nouveaux pour
favoriser la formation des jeunes, l'accès à l'université,
où l'on multiplie les déclarations d'intention pour améliorer
la vie des zones difficiles, il est paradoxal et même absurde
qu'on barre aux jeunes de nationalité étrangère
l'accès aux fonctions de surveillant, forme ancienne et éprouvée
de promotion sociale.
Cette situation n'a que trop duré, et le ministère de
l'Éducation nationale serait bien inspiré d'y mettre un
terme sans attendre la sanction du juge.
Notes
[1] Il faut rappeler que
les « emplois jeunes » sont des emplois de droit
privé, régis par le code du travail. C'est notamment pourquoi
aucune condition de nationalité ne peut être imposée
pour les occuper.
[2] Loi du 3 avril
1937 et décret du 11 mai 1937 modifié pour les maîtres
et maîtresses d'internat, et décret du 27 octobre
1938 modifié pour les surveillants et surveillantes d'internat.
[3] Les grands avis du Conseil
d'État, 1997, éditions Dalloz, p. 131.
[4] CE, 20 janvier
1975, Élection des représentants du personnel au conseil
d'administration du CES François Mauriac, p. 40 et Dalloz
1976.72, note Pacteau.
[5] CE 10 juillet 1996,
I.S.E.E, Sgen-CFDT et autres, n° 161461, conclusions Abraham.
[6] En vertu de l'article 56
de la loi du 26 janvier 1984, qui déroge au statut général
de la fonction publique.
[7] CE 30 juin 1989
Ville de Paris c/Lévy, Droit social 1989.11.
Dernière mise à jour :
15-01-2002 14:53
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