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Plein Droit
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« Des
étrangers sans droits dans une France bananière » SUR L'ÎLE DE SAINT-MARTIN D'un cyclone naturel
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Voir le témoignage
« Pas de dérapages sur les
Haïtiens »
Si une politique claire et déterminée de répression de l'emploi clandestin aurait à coup sûr contribué à limiter les capacités d'absorption des immigrés sur le marché du travail et, par là, l'attractivité de l'île, il est clair que la situation géographique de Saint-Martin ne facilite guère la régulation des entrées sur un territoire où tout un chacun peut tirer quelques sous de la culture généralisée de l'anarchie. Mais, dans des conditions géographiques comparables, la Martinique compte officiellement moins de 1 % d'étrangers et la Guadeloupe de l'ordre de 2,8 %. Il est vrai que, outre sa qualité de fraction de département français au centre des Antilles et le différentiel positif de niveau économique que ce statut lui confère, Saint-Martin cohabite avec St Maarten, la partie de l'île incluse dans les Antilles néerlandaises. Entre les deux territoires, la frontière est une fiction qui incite sans doute beaucoup d'étrangers à vivre d'un côté et à travailler de l'autre selon les fluctuations des offres d'emplois et de la répression de la clandestinité. Quant au seul aéroport international de l'île celui de Juliana , il se trouve en zone néerlandaise. Un accord entre la France et les Pays-Bas, ratifié par l'Assemblée nationale française le 25 juillet 1995, prévoit « le contrôle des personnes sur les aéroports de Saint-Martin » (voir en annexe). Mais le Parlement des Antilles néerlandaises en examine le contenu avec beaucoup de réticences, au point qu'il risque de perdre une partie de son efficacité potentielle. D'où l'intérêt de contrôler la seule variable sur laquelle il soit réellement possible d'agir, celle du travail. On aura compris que tel n'était pas le cas. Des rumeurs laissent présager un changement à venir en ce domaine. Quand ? Et pourquoi si tard, si ce virage est finalement pris un jour ?
En attendant, la lutte contre les immigrés laissés sans papiers évalués à 5 000 par la sous-préfecture s'effectue en aval à l'aide d'une loi sur l'entrée et le séjour (l'ordonnance du 2 novembre 1945 révisée) amputée, comme dans tous les DOM, des dispositions qui accordent quelques garanties aux étrangers : l'existence des commissions de séjour en cas de refus de titres aux bénéficiaires de plein droit de la carte de résident, aux inexpulsables et aux non reconductibles à la frontière (art. 18 bis), et le recours suspensif de 24 heures auprès du tribunal administratif en cas de notification d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) (art. 22 bis). Autant de discriminations qui contreviennent à la fois au principe de l'égalité devant la loi et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Voir le témoignage
« "Joute oratoire"
avec le sous-préfet à l'église »
Saint-Martin a éloigné 590 étrangers (2,1% de la population totale) en 1994, ce qui correspondrait en proportion à 1 150 000 personnes en métropole d'où on en rapatrie de force moins de 11 500 (0,3%). En 1995, Saint-Martin a enregistré 509 « retours volontaires » dans le cadre du plan d'incitation au départ mis au point par la préfecture après le cyclone Luis, auxquels se sont ajoutées 190 reconduites à la frontière entre le 6 septembre (lendemain de la tempête) et le 31 décembre. Nous n'avons pas connaissance du nombre de celles qui ont été exécutées avant. Des témoignages convergents insistent sur la pratique ancienne des violations fréquentes du domicile des étrangers par les forces de l'ordre en vue du contrôle des titres de séjour, avec parfois bris des portes, comme actuellement en Guyane. Les mémoires divergent sur la date de la cessation de ces violences, peut-être parce que les différents quartiers n'ont pas subi le même sort : les Haïtiens de Popo la situent peu après le cyclone ; d'autres, surtout les Dominicains qui habitent en ville, à deux années en arrière. Il y a, en revanche, unanimité sur le fait que les interpellés ne reçoivent aucune notification écrite de l'APRF qui les frappent, ce qui n'est pas idéal pour qui souhaiterait, y compris depuis son pays, s'engager dans une action contentieuse.
Les éloignements sont généralement précédés d'opérations de contrôles d'identité au faciès (voir ci-dessus « Contrôles d'identité au faciès ») quand police et gendarmerie savent disposer, en général deux fois par semaine, d'un avion Cessna 208 ou 406 le lendemain ou deux jours plus tard. Le volume de cette pêche d'étrangers en situation irrégulière correspond aux capacités d'embarquement de l'appareil, en moyenne une dizaine de places.
Il n'y a pas de véritables centres de rétention sur l'île. Celui de la gendarmerie comporterait 5 places et celui de la DIRCILEC se compose de deux cellules exiguës (munies de barreaux et d'un bat-flanc en béton) et d'une chambre pour les femmes et les enfants. Ces locaux sont situés parmi les bureaux, sans lieu apparent de promenade ni de pièce pour les visites, avec un accès au téléphone qui dépend de l'accord des fonctionnaires. La rusticité du « confort » autant que l'évidente privation de contacts avec l'extérieur contreviennent manifestement aux recommandations exprimées par le Comité de prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants du Conseil de l'Europe. Dans ces conditions, il faut faire très vite après les interpellations, au point qu'on relâcherait les gardés à vue en surnombre par rapport aux capacités de l'avion, ce que confirment les associations. Au point aussi que le juge d'instance, seul magistrat résidant à Saint-Martin, indique qu'elle n'est pratiquement jamais saisie de la moindre demande de prolongation de rétention [7]. Pour le contrôle de l'immigration, la sous-préfecture dispose des effectifs de la DIRCILEC, d'un peloton fixe de gendarmerie, auquel s'en ajoute un autre pendant la saison touristique.
Il faut se poser la question de la sécurité de charters d'étrangers, notamment à la suite de l'accident d'avion du 7 décembre 1995 à proximité de Port-au-Prince, qui a fait 20 morts, dont 16 Haïtiens reconduits de Guyane et de Guadeloupe. Pour ce qui concerne Saint-Martin, Antoine Pichon, le sous-préfet, nous a indiqué, deux jours après ce drame, que l'avion part de l'aéroport régional de Grand-Case, dans la partie française. S'il y souffle un vent défavorable, il ne peut décoller avec les passagers et leur bagages à son bord, tant la piste est courte. Dans ce cas, le fret est acheminé par la route à l'aéroport international de Juliana, dans la partie néerlandaise, où il est embarqué par l'avion qui, d'un saut de puce, vient de Grand-Case avec les seuls passagers. Faudra-t-il attendre un nouvel accident pour que cesse ce petit jeu d'équilibrisme avec la sécurité ? Par ailleurs, on peut s'interroger sur la légalité des mises à exécution d'arrêtés de reconduite à la frontière à Juliana, dans les Antilles néerlandaises. Car, dès lors qu'il y a franchissement de la frontière entre zone française et zone néerlandaise, les APRF sont exécutés. En vertu de quel droit continue-t-on à les exécuter encore à Juliana ?
A noter que les Dominicains se souviennent que, par deux fois en 1992 et en 1993, des compatriotes séropositifs reconduits à Santo-Domingo ont eu la surprise de constater à l'arrivée que la police de leur pays avait été avertie de leur état de santé.
Quand la sous-préfecture n'éloigne pas des étrangers en situation irrégulière, il lui arrive d'étudier leur demande individuelle de régularisation (pour l'opération exceptionnelle de régularisation de 1993, voir ci-dessus « Un patron réel et un patron fictif ») . Sans prétendre dresser un bilan qualitatif complet de ses pratiques, on peut affirmer qu'une partie des étrangers ne se voient pas délivrer les titres de séjour auxquels ils ont droit. Par exemple, des étrangers devenus parents d'enfants français bien avant la loi Pasqua de 1993 ont été munis, après des années d'autorisations provisoires de séjour de trois mois, d'une carte de séjour temporaire portant la mention « visiteur », c'est-à-dire sans droit au travail, alors qu'ils devaient recevoir de plein droit une carte de résident (dix ans avec droit au travail).
De même, comme dans tous les DOM, le regroupement familial qui, selon la loi, donne lieu à l'attribution aux membres de famille qui arrivent d'un titre de séjour de même nature que celui de leurs parents déjà présents (ceux-là, pour l'essentiel, possèdent une autorisation de travail) est souvent l'occasion de délivrer une simple carte d'un an « membre de famille ». Certains reçoivent même des cartes temporaires de trois mois, indéfiniment renouvelées. Dans ces deux cas de figure, l'administration fabrique des travailleurs clandestins supplémentaires au moment même où le droit en vigueur lui impose de les autoriser au travail déclaré. C'est la préfecture de Guadeloupe qui gère ces dossiers, ce qui ne simplifie pas les rapports entre justiciables et administration.
Quand vient l'heure des renouvellement des titres de séjour, le sous-préfet reconnaît que les étrangers se trouvent souvent privés de cartes pendant de longs mois, parce que la direction départementale du travail et de l'emploi (DDTE) de Guadeloupe (il n'y a pas d'annexe à Saint-Martin) exige parfois six mois pour cette opération simple. Il est vrai que, de façon à éviter de trop pénaliser les immigrés, l'autorisation de travail liée à une carte de séjour d'un an a une durée de validité de deux années.
Dans ce climat, la volonté des associations d'étrangers d'acquérir une compétence juridique ou de la parfaire est particulièrement méritoire. Elles prennent conscience qu'elles ne connaissent souvent de la législation que les textes en usage à Saint-Martin, souvent d'ailleurs tels qu'ils sont réinterprétés par l'administration. La simple allusion aux certificats d'hébergement, qui permettent à un Français ou à un étranger en séjour régulier d'inviter des étrangers en visite, peut ainsi provoquer plus que de l'étonnement parmi les responsables associatifs. On leur a, en effet, mis dans la tête que ce droit était réservé aux nationaux.
Si la connaissance des lois peut constituer un atout, nul ne se fait d'illusions sur les pouvoirs supplémentaires qu'elle peut entraîner. Comme un Haïtien de Concordia le faisait remarquer à un avocat de la mission en rapprochant leurs deux bras pour être plus explicite, si les Blancs peuvent sans trop de risques rappeler l'existence des textes à quiconque fait mine de les oublier, il n'en est pas tout à fait de même pour les Noirs quand ils sont aussi des étrangers. D'où, comme en Guyane, l'ambiguïté de la position des associations d'étrangers face aux autorités, davantage fondée sur un rapport de débiteur à bailleur que sur une relation entre justiciable et représentant de l'État de droit.
Comment expliquer autrement que l'association des ressortissants de la République dominicaine tienne ostensiblement à l'écart ses compatriotes en situation irrégulière ? On perçoit nettement dans les explications embarrassées des membres du bureau que c'est le prix à payer pour éviter de mettre en péril à la fois leur association, leur crédit auprès de l'administration et, éventuellement, leur propre maintien en séjour régulier. Il résulte de cet emprisonnement dans un pur rapport de forces que les administrations entretiennent une relation teintée de clientélisme avec les associations.
La présence du barreau sur l'île il s'agit du barreau de Guadeloupe se lit dans l'annuaire de France-Télécom, où figue une liste d'une dizaine d'avocats. Six d'entre eux apparaissent comme des spécialistes..... du droit fiscal. Il ne s'agit pour l'essentiel que de cabinets secondaires n'assurant pas une présence constante sur l'île.
Certains avocats sont venus de Guadeloupe pour participer à des permanences juridiques hebdomadaires organisées après le passage du cyclone. Peu ou pas de recours semblent avoir été engagés à cette occasion. Lorsque des actions ont été menées, elles ont pourtant conduit le tribunal de grande instance de Basse-Terre à constater les voies de faits commises sur l'île (voir l'ordonnance en annexe). A notre connaissance, aucune protestation officielle n'a été élevée par l'ordre sur les démolitions opérées après le passage du cyclone.
Cette passivité diplomatique résulte sans aucun doute d'une volonté de préserver des intérêts d'ordre économique liés à la politique de coopération de la France et de l'Union européenne. Elle pourrait parfois également tenir au mépris, par la France, de la parole donnée, si l'on en croit du moins le témoignage du premier ministre haïtien, Claudette Werleigh, qui nous a informés, avant de quitter ses fonctions en février 1995 que « la promesse de régularisation du statut des Haïtiens vivant en France métropolitaine et dans les territoires d'outre-mer donnée en 1994 par Monsieur Alain Juppé, alors ministre des affaires étrangères, et réitérée par son excellence, François Mitterrand, alors président de la République française, ne s'est jamais matérialisée » [8].
[7] L'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 révisée prévoit que, au-delà de 24 heures de rétention, une prolongation de six jours supplémentaires et, éventuellement, de trois jours en sus ne peut être décidée que par le président du tribunal de grande instance ou par son délégué. Les ordonnances de maintien en rétention sont susceptibles d'appel devant la cour d'appel.
[8] Madame Claudette Werleigh,
premier ministre haïtien alors en exercice, en a informé
l'équipe de la mission par lettre du 30 janvier 1996. Lire ce
document intégral en annexe finale (document
téléchargeable au format PDF, 140 Ko).
Dernière mise à jour :
25-01-2001 15:19.
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