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Plein Droit
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« Des
étrangers sans droits dans une France bananière » SUR L'ÎLE DE SAINT-MARTIN D'un cyclone naturel
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Les voitures n'étaient pas très nombreuses au petit matin à Concordia, le jour où nous les avons attendues. Mais il y en avait, chargeant chacune leur effectif de Haïtiens en situation régulière pour des travaux non déclarés.
A Saint-Martin, la question du travail est, avec celle des étrangers, au coeur de l'organisation sociale. Les étrangers représentent environ 60 % des salariés occupés. Et, si l'on en croit l'ensemble des témoignages, le système économique de l'île, qu'il s'agisse du BTP ou des services, repose sur le travail clandestin. Que l'étranger soit ou non en situation régulière, un travail ne lui sera donné que s'il accepte de ne pas être déclaré.
Les statistiques parlent d'elles-mêmes. De 1982 à 1990, le nombre d'actifs est passé de 2 800 à 12 000 [2]. Sur la période de 1985 à 1991, 400 emplois dont 100 dans le BTP ont été déclarés par 2 685 entreprises ! « Rien mieux que cet indicateur ne permet de mesurer la part qui revient à l'emploi des étrangers dans l'énorme création de richesse durant ces mêmes années », observe-t-on, en 1991, dans un rapport du ministère du travail (voir en annexe + note [3]). Rien mieux que cet indicateur ne permet aussi de comprendre que la situation précaire des étrangers en séjour irrégulier dépend de la seule volonté des patrons locaux qui ont généralisé l'emploi clandestin. Le travail au noir sévit à ce point que le procureur de Basse-Terre (Guadeloupe) juge la situation de l'île « esclavagiste ».
Comme partout dans les DOM, il est de bon ton de défendre l'emploi clandestin comme une spécificité culturelle. Tel journaliste guadeloupéen, correspondant local d'une agence de presse internationale et d'un quotidien national, estimait publiquement à Pointe-à-Pître, en décembre 1995, que l'application du droit du travail violerait les traditions centenaires des départements français d'Amérique. Au même moment, à Saint-Martin, nombre de commerçants Saint-Martinois ou Français de métropole applaudissaient quiconque s'opposait aux rapatriements massifs d'étrangers après le passage du cyclone Luis en septembre 1995. « Si la préfecture les fait partir, il va falloir payer nos salariés au SMIC », se plaignaient de concert un hôtelier et un marchand de meubles caribéens. A Marigot, la capitale de la partie française, certains d'entre eux ont poussé leur conviction jusqu'à crever les pneus des voitures de la brigade de la Direction régionale du contrôle de l'immigration et de la lutte contre l'emploi clandestin (DIRCILEC, l'ancienne Police de l'air et des frontières) et à bousculer ses agents au point qu'ils durent trouver refuge à la gendarmerie.
Voir l'encadré
« 55 % de la population
et 56,5 % des actifs »
Curieusement les lois de police relatives à l'immigration lois Joxe, lois Pasqua 1 et 2 n'ont été d'aucune incidence sur l'appel d'offres de travail que la loi de défiscalisation la loi Pons de 1986 a généré (voir encadré). Le « boom » économique s'est réalisé sur une double défiscalisation : celle légale de l'investissement et celle illégale du travail non déclaré. Dans ce contexte, l'arsenal réglementaire de lutte contre l'immigration illégale et contre le séjour irrégulier semble avoir facilité la fragilisation de la main-d'oeuvre immigrée. Dans les années 80, nul n'a souhaité se servir du droit existant pour endiguer l'afflux de bras tant il en manquait. Mais on en a abusé pour maintenir ces travailleurs dans l'irrégularité.
Quant à Ramon Alberto Brito, président de l'Association des Dominicains, il brandit le dossier d'une Dominicaine renvoyée à Saint-Domingue alors qu'elle travaillait depuis plus d'un an pour un employeur qui n'avait pas payé les cotisations sociales. Elle n'a donc pu renouveler son titre de séjour. Elle n'a même pas pu rapatrier ses affaires. Avec la quasi-certitude de l'impunité la plus totale, entreprises et particuliers non seulement emploient à coût réduit des travailleurs en situation irrégulière, mais deviennent responsables de la perte de leur droit au séjour si le travailleur étranger en était titulaire lors de son embauche.
Au demeurant, à entendre le sous-préfet, on peut comprendre entre ses mots que le rythme des expulsions des étrangers en séjour irrégulier n'est pas nécessairement sans rapport avec la réaction des employeurs clandestins eux-mêmes (voir aussi, en annexe, la lettre du maire 17 mai 1994 au premier ministre). Et lorsque la préfecture met en place, en 1993, une procédure de régularisation exceptionnelle pour ceux qui sont titulaires d'un contrat de travail d'au moins 19 heures par semaine, peu de patrons acceptent de se présenter parce que, dans ce contexte précis, régularisation vaut déclaration. Il n'a par ailleurs pas été possible de connaître précisément le statut des travailleurs ainsi régularisés sur les 2 600 qui ont tenté leur chance.
Dans un État de droit, l'employeur clandestin de la Dominicaine rapatriée manu militari aurait risqué d'être déféré devant le tribunal correctionnel, et la victime aurait vu sa situation administrative et sociale réglée. Mais à Saint-Martin, l'appareil d'État n'est pas à la hauteur des missions qu'il doit pourtant assumer. Marie-Florence Brenda, juge d'instance et seul magistrat en poste, a parfois joué le rôle d'arbitre ou de conciliateur ; en dehors de cette exception informelle, le droit social est étouffé. Aucun service de l'Inspection du travail ne fonctionne sur l'île. L'île est dépourvue de conseil de Prud'hommes alors que la loi républicaine y est ouvertement ignorée. Le conseil compétent est à Basse-Terre. En théorie, le salarié peut saisir cette juridiction. Il peut aussi obtenir l'aide juridictionnelle s'il détient un titre de séjour régulier, mais il lui faudra alors payer les 1 100 F du déplacement, et personne ne le soutiendra : il n'y a pas le moindre syndicat de salariés sur l'île.
A Saint-Martin, tout le monde peut frauder sur tout : le fisc, l'Union de recouvrement de la sécurité sociale et des allocations familiales (URSSAF), l'Association pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (ASSEDIC), la Direction départementale du travail et de l'emploi (DDTE). L'énergie déployée par l'appareil d'État reste concentrée sur la question de la situation administrative des étrangers pour lesquels le budget du ministère de l'intérieur est inépuisable, si l'on en croit le coût exorbitant des reconduites à la frontière. Pour renvoyer des Chinois en Chine les subventions ne sont pas marchandées.
Tandis que les employeurs ne subissent aucune poursuite jusqu'ici, les travailleurs n'ont aucune conscience de leurs droits. Leur situation administrative surdétermine désormais tout. De sorte que la richesse de l'île repose sur une population sans droits respectés, sans accès au droit, sans accès à la justice. Pas de contrat de travail, pas d'assurances sociales, pas de protection en cas d'accident du travail ; aucune constitution de droits à retraite. De même, les règles du licenciement correspondent à une vue de l'esprit, et le salarié clandestin, dont la relation de travail si durable soit-elle reste toujours précaire, est privé de toute couverture du chômage.
Le coût de cette population est ainsi réduit au minimum. La forte offre de travail favorise l'afflux d'une population qui a grandi sous d'autres cieux. Le durcissement politique des lois Pasqua de 1993 constitue une aubaine pour Saint-Martin, comme d'ailleurs pour la Guyane. Le système est très performant : en sévissant sur le séjour sans intervenir sur les règles du travail, il transforme les étrangers en outils qui coûtent à la France d'outre-mer le prix de leur simple survivance. La distorsion entre les besoins de main-d'oeuvre et la précarité de leur statut administratif les maintiennent dans la docilité et la soumission.
Aucun service de l'État ne fonctionne ici comme sur le reste du territoire, aucune régulation des rapports économiques par le droit ne se dessine. Tous les mécanismes institutionnels de solidarité sont en panne. Le procureur de Basse-Terre a pleinement conscience des conséquences de cette situation sur le sort des étrangers. Ainsi nous a-t-il affirmé que, dans cette île de vice, de luxe et de magouille (et d'énormes carambouilles traitées au tribunal de Basse-Terre), quelques affaires pourraient sortir qui montreraient aux gens de Saint-Martin que tout n'est pas possible. Raison pour laquelle les réquisitions de contrôles d'identité sont mises en oeuvre, ajoute-t-il, dans le but de poursuivre l'aide au séjour irrégulier et à l'emploi clandestin lorsqu'une filière est constituée.
Le paysage de l'institution judiciaire ne favorise pas la conscience des droits. La présence d'un petit palais de justice à l'allure coloniale au centre de la bourgade de Marigot ne doit pas faire illusion. A Saint-Martin, la justice brille avant tout par son absence. Certes, un juge d'instance réside en permanence sur l'île, mais il ne saurait représenter à lui seul l'autorité judiciaire. Cette fonction traditionnellement dévolue au parquet ne semble pas assurée puisqu'aucun substitut du procureur de Basse-Terre (Guadeloupe), territorialement compétent, n'y officie. Deux fois par mois, le procureur prend l'avion pour se rendre à Saint-Martin afin d'y rencontrer les officiers de police judiciaire qui sont censés agir sous ses ordres. Un substitut y séjourne parfois pendant quelques jours. Quand ils s'en vont, le parquet quitte l'île avec eux. D'emblée, une contradiction saute aux yeux : alors que Saint-Martin constitue la deuxième commune du ressort de la juridiction de Basse-Terre et que la moitié des infractions y ont lieu, le parquet y est quasiment absent.
Voir le témoignage « En
Guadeloupe, des enfants
se retrouvent orphelins après des reconduites à la frontière »
La politique pénale est à Saint-Martin avant tout le fait de la gendarmerie. D'ailleurs le capitaine de gendarmerie, commandant la compagnie basée sur l'île, l'admet volontiers. Des grandes orientations peuvent être définies par le parquet de Basse-Terre, mais la spécificité locale, les contraintes insulaires sont telles que leur application demeure totalement aléatoire. Même en cas d'événement dramatique, de crime particulièrement grave, le procureur ne dispose pas de la faculté de se transporter immédiatement sur les lieux. Ainsi, la justice ne semble pas avoir eu son mot à dire sur l'action des forces de l'ordre après le passage du cyclone Luis. Quelques scènes d'émeutes ont éclaté en septembre 1995, des pillages se sont produits, une répression gendarmesque y a répondu sans que la justice ait été en mesure de contrôler les conditions dans lesquelles elle s'était exercée.
A Saint-Martin, le délit de faciès se commet en toute innocence et impunité. Avec parfois la presse pour témoin à l'invitation des pouvoirs publics, qui ne démentiront pas la scène suivante racontée dans France-Antilles (24 mars 1995) sous le titre « Contrôle de l'immigration : une nuit avec le CILEC » : « Dès l'arrivée (de douze fonctionnaires dans deux minibus dans le quartier de la Marina à Marigot), premiers mouvements de panique avec la fuite de plusieurs individus dans l'entrelacs de ruelles du quartier de Saint-James (...). Les quelques dealers qui se trouvaient là sont à l'occasion contrôlés et fouillés mais, étant de nationalité française, ils ne pourront être inquiétés ». La conclusion ? : « Une douzaine d'illégaux interpellés en une nuit, c'est le lot de ces équipes de fonctionnaires qui luttent contre l'immigration clandestine à Saint-Martin. Ce travail a permis, lors de l'année écoulée, d'effectuer 590 reconduites dans les pays d'origine, et d'ordonner 73 refus d'admission ». Quant aux trafiquants de drogue, ils peuvent « dealer » tranquilles pour peu qu'ils soient français.
A Saint-Martin, les contrôles au faciès prospèrent donc sans rencontrer le moindre obstacle judiciaire parce que l'administration sous-préfectorale fait l'impossible pour éviter l'intervention du juge, qui n'entre en jeu que si l'on soumet les étrangers en instance d'éloignement à plus de 24 heures de rétention. Ici, dans l'immense majorité des cas, ou bien on réussit à les rapatrier dans les 48 heures (24 heures de garde-à-vue + 24 heures de rétention), ou bien ils sont transférés à Pointe-à-Pître, ou bien on les remet en liberté. Comme en Guyane, cet « exploit » est rendu possible par le fait que la CILEC programme ses opérations de contrôles en fonction des avions-charters bihebdomadaires (de dix places, en général) qui attendent à l'aéroport régional de Grand-Case.
Voir le témoignage
« Une île de vices,
d'argent et de magouilles »
Il s'agit ni plus ni moins de véritables rafles. Dans les quartiers où résident des Haïtiens et des Dominicains, chaque fois qu'un charter est disponible, des policiers débarquent à la recherche de leur lot d'étrangers. En temps normal, c'est essentiellement l'oeuvre des fonctionnaires de la DIRCILEC. Les interpellations se font par groupe de dix en raison des capacités limitées tant du local qui sert de centre de rétention que des capacités des avions. Mais, après le passage du cyclone Luis, les moyens affectés à cette mission ont été sensiblement et conjoncturellement renforcés. Gendarmes et CRS ont procédé à de nombreuses interpellations, souvent en toute illégalité car accompagnées de violations de domicile. Ainsi à Saint James, une rafle a abouti à l'interpellation de 57 personnes, dont 26 ont fait l'objet de mesures d'éloignement. Ces opérations ont eu lieu la nuit ou à l'aube et elles ont échappé à tout contrôle de l'autorité judiciaire.
Quant à l'unique juge de Saint-Martin, son rôle en matière de contentieux des étrangers est singulièrement limité. Bien que, d'abord juge d'instance, il fasse également office de juge délégué pour les prolongations de rétention prévues par l'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945. Mais celles-ci sont, comme on l'a vu précédemment, rarissimes et, dans la plupart des cas où la reconduite à la frontière n'a pu être effectuée dans un délai de 24 heures après la notification de l'arrêté qui la prescrit, l'intéressé est transféré au local qui, à Pointe-à-Pître, sert de centre de rétention. C'est donc un juge de Guadeloupe qui statuera sur l'éventuelle prolongation.
Outre l'instance, le juge de Saint-Martin est également juge des affaires familiales. Un juge des enfants de Basse-Terre tient, une fois par mois, dans un minuscule bureau du tribunal de Marigot, des audiences foraines. En revanche, les audiences correctionnelles ont lieu à Basse-Terre. La personne qui souhaite s'expliquer devant ses juges se voit donc contrainte d'engager des frais significatifs pour se rendre en Guadeloupe (1 100 F de transport par voie aérienne).
De nombreux jugements sont donc rendus par défaut ce qui n'est pas, comme le déplore le procureur de la République, sans conséquence sur la perception par l'opinion publique de la politique pénale. Et pour que le parcours du combattant soit complet, les dossiers d'aide juridictionnelle sont instruits à Basse-Terre avec des délais dépassant un an dans l'hypothèse presque exceptionnelle où la demande aboutit.
Si l'on admet que Saint-Martin n'est pas un État indépendant, mais une île française qui bénéficie massivement d'argent public sous forme de défiscalisation, cette affirmation peut faire sourire. Elle révèle néanmoins la raison essentielle de la situation sanitaire inacceptable de l'île : la population étrangère et sans papiers est la première consommatrice des services publics de santé existants. Pourquoi payer pour elle ?
En juin 1992, l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) a rédigé un rapport sur l'organisation sanitaire de l'île. Elle y relevait la courbe exponentielle des naissances ; les conditions d'hygiène déplorables des bidonvilles (pas d'eau, ni de toilettes) ; « la course à bout de souffle de l'hôpital de Marigot » (raz-de-marée en maternité, la deuxième en Guadeloupe avec plus de 800 naissances par an) ; un SMUR submergé, parce que la facturation est réalisée a posteriori pour tous ceux étrangers en situation irrégulière compris qui ne bénéficient pas d'une prise en charge de sécurité sociale ; un service de pédiatrie débordé ; des moyens d'évacuations sanitaires vers la Guadeloupe en recherche d'équilibre. L'IGAS concluait avec une grande ambiguïté que les problèmes sanitaires étaient inséparables de ceux de l'immigration [4].
Voir le témoignage
« La situation sanitaire
est épouvantable »
« Tout individu souffrant, quelle que soit sa race, sa
situation légale, sa situation financière, a droit aux
soins que nécessite son état ». Voilà
ce qu'écrivaient, dans une motion du 3 décembre 1993,
huit médecins nourris de l'éthique du service public.
Ils répondaient au Dr Gérard Diet, alors directeur
de l'hôpital de Marigot, qui venait d'annoncer, deux jours auparavant,
que les étrangers sans papiers ne seraient plus admis dans les
services de l'établissement. En cas d'urgence, et seulement dans
ce cas, ils seraient certes soignés, mais aussi dénoncés
à la police de l'immigration [5].
Les protestataires ont aussitôt été qualifiés
par leur directeur de « médecins sans légitimité,
ne représentant qu'une faction séditieuse ».
Devenant auxiliaire de police, le Dr Diet entendait soulager l'hôpital
« des charges indues résultant des soins assurés
aux illégaux ». En fermant aux plus fragiles les
portes de l'hôpital et en les laissant seuls y compris face à
une pathologie lourde ou contagieuse, les services administratifs ont
été « interpellés » par ces
médecins qui, depuis longtemps, dénoncent l'insuffisance
grave de l'équipement hospitalier de Marigot.
François de Caunes analyse la crise du service public. L'aide médicale hospitalière, dernier recours pour ceux qui n'ont ni prise en charge ni moyens personnels, est quasi inexistante : la mairie refuse d'instruire les requêtes et, à l'hôpital, on a licencié, après six mois de bons et loyaux services, la seule assistante sociale de l'établissement. Alors que l'hôpital soigne des maladies délicates, par exemple la drépanocytose, pathologie génétique répandue sous les tropiques, il n'y existe pas de service de pédiatrie infantile. L'hôpital ne dispose d'aucun poste de surveillance, ni d'infirmier la nuit. Ce sont les familles qui gardent les enfants hospitalisés en chambre d'adulte.
Faire prévaloir le droit du malade reste pour les Dr Franck Bardinet et François de Caunes un combat quotidien. « La population étrangère n'a ici aucun intérêt en dehors de sa force de travail », observent-ils. De même, Ramon Alberto Brito, président de l'association des ressortissants de République dominicaine, rappelle-t-il que, « si un étranger ne justifie pas d'un travail déclaré, l'hôpital lui prend sa carte de séjour ou son passeport à titre de caution jusqu'au paiement de la dette. A défaut, nous ne sommes pas soignés », ajoute-t-il. De telles pratiques ne manquent pas de cynisme, qui pénalisent des familles déjà dénuées de toute couverture sociale parce que victimes d'une politique généralisée d'embauche au noir.
Voir l'encadré
« La privation de toute
aide sociale est illégale »
C'est à propos de la lutte contre le sida que les médecins expriment leurs inquiétudes les plus vives. Quelque 3 % des naissances de Saint-Martin viennent de mères séropositives (soit dix fois plus qu'à Paris, vingt-cinq fois plus qu'en France métropolitaine). Il n'y a ni médicament, ni psychologue, ni diététicien, ni assistante sociale. Une association a pris la place du comité sida. Alors que son titre Liaisons dangereuses porte en lui même l'exclusion, elle recueille les fonds de la DAS-État en faveur de la prévention. Pour le sous-préfet, la fidélité doit tenir lieu de politique de prévention, sans doute parce que le fléau affecte principalement les populations étrangères [6]. Ecoeuré, François de Caunes remarque que, « alors que des familles entières disparaissent frappées par le sida, les autorités stigmatisent une situation morale et l'Église joue un rôle macoute ».
Dans ce contexte marqué par l'inadéquation complète des infrastructures et des esprits au regard des besoins, la mairie vient tout de même de décider le principe de la construction d'un hôpital de jour. Le terrain serait affecté. Mais nul ne sait quand les crédits requis seront disponibles pour permettre le passage de l'intention à la réalisation.
Remettre en perspective la question de l'accès aux soins reste une nécessité liée à la reconnaissance des autres droits. Il est symptomatique que, aveuglée par de purs soucis de comptabilité sectorielle déconnectés de toute conscience de la situation d'ensemble, même l'IGAS n'ait pas suggéré qu'une vigoureuse politique de répression du travail clandestin, suivie d'une régularisation des travailleurs étrangers indûment employés, soit mise en place. En reconnaissant à une bonne partie des étrangers leurs droits légitimes à la protection sociale, cette mesure serait, en effet, la seule capable de redresser la situation financière de l'hôpital. Mais, à Saint-Martin, la faillite du dispositif de santé publique constitue un argument tactique et une arme supplémentaire dans le dispositif de bataille contre l'étranger. Comme dans le domaine social, les victimes de la situation n'ont aucune connaissance de leurs droits. Une action volontariste de formation leur serait salutaire.
Au demeurant, l'Association des ressortissants de la République dominicaine, qui rassemble presque exclusivement des immigrés en situation régulière, procède actuellement à une enquête parmi ses compatriotes dans le but de recenser les jeunes maintenus en marge de toute insertion scolaire pour les accueillir prochainement dans une garderie autogérée. Ce projet rend parfaitement compte de l'état des lieux puisqu'il prévoit l'accueil des jeunes jusqu'à l'âge de...9 ans. Les Dominicains n'ont pas oublié l'interpellation, en 1992, dans leur école, des enfants français d'une mère dominicaine (leur père était français) qui ont été reconduits à la frontière. Ils ne sont jamais revenus.
Voir le témoignage
« S'ils refusent la clandestinité... »
La proportion d'enfants étrangers dans certains établissements scolaires est évidemment importante, même si elle ne reflète qu'imparfaitement la réalité d'une commune où plus de la moitié de la population est étrangère. Lors de la rentrée de 1995 au collège de Marigot, le principal établissement de la commune, 32 % des enfants sont étrangers (398 sur 1 242 élèves), parmi lesquels on dénombre 20 % de Haïtiens, 6,5 % de ressortissants de la République dominicaine, 2,25 % issus d'îles voisines liées au Royaume-Uni et 1,4 % de Dominicains. Quelques classes ont été ajoutées, ce qui a permis de ne pas dépasser un effectif réel de 25 enfants.
Des classes spéciales accueillent les primo-arrivants. Les écarts d'âges y sont importants. Les Haïtiens ont parfois tendance à se rajeunir pour être scolarisés dans les écoles primaires alors qu'ils ont dépassé l'âge limite (12 ans) ou pour poursuivre des études au collège au-delà de 16 ans. Si, comme dans beaucoup de collèges métropolitains, on signale quelques problèmes de violence, ils ne traduisent pas de conflits intercommunautaires.
Des problèmes de maîtrise de la langue française se posent fréquemment. Ils ne tiennent pas à la seule présence des effectifs d'étrangers. En effet, une bonne proportion de familles saint-martinoises, longtemps sous influence culturelle nord-américaine, parlent l'anglais. A Saint-James ou à Colombier, l'un des derniers sites encore en marge du bouleversement touristique, beaucoup de Saint-Martinois (de nationalité française, faut-il le préciser) sont exclusivement anglophones, et l'on rencontre souvent, y compris parmi les jeunes adultes, des analphabètes. L'école de la République prend son temps pour se faufiler sur les traces de Christophe Colomb.
[2] Antiane, revue de l'INSEE, n°14, juin 1991.
[3] Claude-Valentin Marie, Travail illégal et immigration irrégulière dans les départements d'outre-mer : le cas Saint-Martin, Ministère du travail, 1991 (document à lire en annexe, format PDF, 1,4 Mo).
[4] IGAS, « Rapport relatif à l'organisation sanitaire de l'île de Saint-Martin (Guadeloupe) », juin 1992.
[5] « No I. D. (identity document), no treatment », Guardian (l'un des quotidiens de la partie néerlandaise de l'île), 1er décembre 1993.
[6] Lire, en annexe, Franck Bardinet, François de Caunes et J.-L. Hamlet, « Île de Saint-Martin : on n'expulsera pas l'épidémie par charter », Le Journal du sida, n° 79, novembre 1995 (téléchargeable au format PDF, 365 Ko).
Dernière mise à jour :
25-01-2001 15:13.
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