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Plein Droit
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« Des
étrangers sans droits dans une France bananière » POUR CONCLURE Mais où est donc passé
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Sans doute faut-il expliquer cette frustration par l'obligation « morale » de cacher les conditions dans lesquelles s'effectuent ces éloignements. On ne renvoie pas annuellement de force au moins 10 % de la population totale en Guyane et de l'ordre de 3,15 % à Saint-Martin sans lésiner sur les moyens et sans écorner le droit. De toute évidence, comme ses prédécesseurs, le ministre de l'intérieur sait que, s'il renflouait son bilan grâce à ces deux seuls territoires d'une hausse de 159 %, il pousserait la presse et une fraction de l'opinion à la curiosité. A coup sûr, leurs observations sur le terrain ne manqueraient pas de ternir fortement l'image déjà trouble de la « France, terre des droits de l'homme ». La pudeur l'oblige donc à dissimuler cette réalité.
La mission d'observation l'a découverte avec effroi. Elle est faite de contrôles au faciès et de rafles destinées à emplir des avions-charters programmés d'avance.
On y comprend tout le danger de ces charters qui se multiplient en métropole : l'interpellation des victimes au moment propice ; la rapidité de leur embarquement, au terme d'un minimum de garde-à-vue et, si possible, sans rétention, ce qui dispense de tout ultime contrôle d'un juge ; la brutale séparation des familles avec des enfants réexpédiés dans un pays dont ils ignorent tout, ou abandonnés sur place à cause d'un rapatriement improvisé de leurs parents (lire nos comptes-rendus ci-avant sur la situation à Saint-Martin et en Guyane). Tout le dispositif de l'éloignement est inversé : on ne renvoie plus des étrangers parce qu'ils ont violé la loi ; on les renvoie pour rentabiliser un vol. C'est pourquoi des demandeurs d'asile, des parents d'enfants français, des conjoints de Français, des mineurs, des malades gravement atteints et en cours de soins ne sont plus protégés de rien et partent.
L'accident du 7 décembre 1995, à proximité de Port-au-Prince, d'un avion-charter parti de Cayenne, avec escale à Pointe-à-Pître, qui a fait 20 morts, n'est-il pas un signe des inconvénients liés à cette urgence de « faire du chiffre » ? Parmi les victimes, il y avait trois enfants. Ils reposent le problème de l'éloignement des mineurs qui, bien que protégés par l'article 25 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 révisée, ne cessent d'être rapatriés des DOM comme de métropole, sous le prétexte que l'unité familiale est ainsi préservée. En d'autres temps, le même prétexte servit à justifier d'autres déportations de familles...
A Saint-Martin deux fois par semaine en moyenne, partent de l'aéroport régional de Grand-Case, des Cessna qui, par vent défavorable, ne peuvent décoller de la piste avec passagers et bagages, tant la piste y est courte. Faudra-t-il attendre un crash supplémentaire pour que l'on cesse de jouer avec le feu ?
C'est, dans les DOM où il n'est pas applicable, qu'on perçoit la nécessité du recours suspensif contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (art. 22 bis de l'ordonnance). Même minimale, même insuffisante, cette garantie impose une moindre précipitation à la police et permet un ultime examen, certes superficiel, des situations individuelles. Il se conclut de temps à autre malgré tout, en métropole, par une annulation salutaire de l'éloignement en cours.
Que dire, enfin, de l'absence de tout centre de rétention dans les DOM jusqu'à décembre 1995 ? Seule la Guyane vient d'en inaugurer un à Rochambeau, mais elle n'en a pas à Saint-Laurent-du-Maroni, haut lieu des reconduites. A Saint-Martin, on chercherait en vain la trace d'un centre digne de ce nom, comme le confirme le procureur de la République de Basse-Terre (lire, dans les annexes du chapitre Saint-Martin, la lettre du 26 février 1996 qu'il nous a adressée). A ce jour, ni la Guadeloupe ni la Martinique ne bénéficient de cet équipement exigé par la loi.
Cette absence se traduit par une intensification du caractère expéditif des reconduites. Et, quand il faut malgré tout placer en rétention, les conditions de vie sont évidemment insatisfaisantes. Elles violent les normes définies par le Conseil de l'Europe (promenade, nourriture décente fournie par l'administration, conditions hôtelières de séjour). Elles violent aussi les libertés garanties aux étrangers en rétention (libre droit de visite, libre accès au téléphone).
Il est clair que ces conclusions entraîneront la saisine du Comité de prévention de la torture du Conseil de l'Europe par nos soins.
Il faut sortir de la fiction des taux de chômage avoisinant les 30 % dans les DOM (37 % de la population active à la Réunion, 31 % à la Martinique, 27 % à la Guadeloupe et 24 % en Guyane). Il s'agit de données qui traduisent surtout l'ampleur du travail non déclaré. Qu'ils soient en situation de séjour régulier ou irrégulier, les étrangers sont particulièrement condamnés au travail au noir. Nous en avons rencontrés qui paient un patron fictif, chez lequel ils ne travaillent pas, pour que celui-ci verse des cotisations sociales aux administrations compétentes, tandis qu'ils sont employés par un patron qui ne déclare rien.
Avec l'habitude du « job », cette tricherie généralisée avec la réglementation du travail constitue une vieille tradition des DOM née de l'abolition de l'esclavage en 1848. Dès cette époque, les planteurs ont embauché surtout en Asie des « travailleurs sous contrat » qui les ont dispensés d'employer les affranchis dans les conditions minimales de salaires définies par la loi [3]. Toutes proportions gardées, on n'est pas loin de cette situation aujourd'hui. La logique de surexploitation des étrangers, qui induit la marginalisation sociale des salariés locaux, est restée intacte.
Une telle complaisance à l'égard du travail clandestin est d'autant plus absurde que c'est la seule variable sur laquelle l'administration puisse efficacement agir pour tenter de limiter les flux migratoires. Tout le reste est vain, en particulier la répression de l'entrée et du séjour irréguliers si, préalablement, on ne s'est pas donné les moyens de faire respecter le droit du travail. D'autant que le règne de l'emploi au noir fait basculer quantité d'immigrés en situation régulière de séjour dans l'irrégularité à l'heure du renouvellement de leur carte, puisque la loi prévoit qu'un étranger titulaire d'un titre de séjour salarié le perd au terme d'une période d'inactivité définie par la réglementation.
La diminution de l'attractivité des DOM pour les flux migratoires ne serait pas la seule conséquence d'une répression efficace de l'emploi illégal. On y respecterait ipso facto avec moins de décontraction les droits tout court ainsi que les libertés. Les hôpitaux publics ne seraient, par exemple, plus déficitaires puisqu'ils soigneraient des travailleurs dotés de protection sociale. Les malades seraient soignés. Et les enfants seraient convenablement scolarisés.
En Guyane et à Saint-Martin, il existe incontestablement de très nombreux enfants tenus à l'écart de l'école en violation de la loi. Outre de purs et simples refus d'inscription, la méthode royale consiste à placer les enfants d'étrangers en situation régulière ou irrégulière sur des listes d'attente qui ne débouchent jamais sur la moindre intégration.
Des témoignages convergents laissent par ailleurs penser que certaines formes sournoises de contrôles d'identité y sont parfois effectuées à l'entrée ou à la sortie des écoles. Les enfants sont alors « invités » à conduire les policiers à leurs parents. Cette condamnation des mineurs à dénoncer la présence de leur propre famille à l'administration a évidemment des effets dissuasifs sur l'assiduité scolaire des enfants. Que dire de la « philosophie » qui préside à un tel comportement de la part de certains fonctionnaires de police ?
En matière de soins, la situation paraît confuse. On peut constater que, conformément à la loi, des soins sont dispensés aux malades gravement atteints, quelle que soit leur situation au regard du séjour.
Il n'empêche que la rétention fréquente des passeports par l'administration hospitalière lors de l'admission, les rumeurs relatives aux contrôles d'identité réels ou supposés à la périphérie des établissement hospitaliers, les multiples appels à la délation des malades en situation irrégulière accusés de creuser les déficits sociaux créent un climat dissuasif pour ceux qui ont besoin de soins.
La privation de véritable protection sociale pour les irréguliers et les réguliers contraints à travailler au noir aggrave considérablement la situation. Quant à l'insuffisance, voire à l'absence, des structures chargées d'instruire les demandes d'aide sociale, notamment à Saint-Martin, elles compliquent à souhait l'accès effectif aux soins. Dans ce contexte, beaucoup attendent la dernière extrémité pour faire appel au concours du corps médical.
Cette intégration insidieuse du secteur de la santé dans le dispositif de lutte contre l'immigration mine toute politique cohérente de santé publique [4]. Celle-ci est aussi gravement compromise par la superficialité des programmes de prévention de maladies comme la tuberculose ou le sida. Si les slogans éducatifs sont omniprésents sur des banderoles et des tee-shirts associatifs, cette publicité d'inspiration caritative cache la misère des crédits affectés à ce qui devrait figurer parmi les priorités.
Il n'est pas interdit de se demander si l'association, dans l'inconscient collectif local travaillé par la xénophobie, entre immigration et maladies infectieuses n'invalide pas à l'avance toute action de prévention organisée et efficace. Si, par exemple, le sida est présumé appartenir en propre aux étrangers, il faudrait et il suffirait de chasser les immigrés pour supprimer l'endémie. CQFD ?
A Saint-Martin, le bidonville de Popo, à proximité de Marigot, accueillait plus d'un millier de Haïtiens dans des conditions identiques jusqu'à ce que, le 22 septembre 1995, il soit violemment et illégalement effacé du paysage à l'initiative conjointe de la mairie et de la Société d'économie mixte de Saint-Martin (SEMSAMAR), et avec l'appui de la gendarmerie, sans le moindre égard pour ses habitants et pour leurs biens. La destruction de ce quartier n'enlève rien au fait que des autorités françaises, qu'il s'agisse des représentants de l'état ou des pouvoirs locaux, l'ont laissé se développer quand la présence d'un sous-prolétariat étranger arrangeait les acteurs de l'économie. Le tribunal de grande instance de Basse-Terre, en Guadeloupe, a reconnu le 5 mars 1996, sur plaintes de victimes, que des menaces de destructions similaires, dans les zones de Saint-James et de Colombier, constituaient bel et bien des « voies de fait ».
Ce traitement de l'habitat, dégradant parce que dégradé, des étrangers soit par l'indifférence soit par la destruction illégale rend parfaitement compte de l'ensemble de l'attitude des pouvoirs publics à leur égard. Que le préfet de Guyane ne puisse objecter à ce constat que l'affectation de 11 millions de francs de « crédits de fonctionnement » et 5 millions de francs d'investissement (dans les deux cas, on ne sait pour combien d'années) renforce l'évidence [5]. A quoi peuvent servir des crédits de fonctionnement consacrés à « l'appui aux associations » dans un univers où rien ne peut fonctionner ? Sans doute à entretenir le phénomène et surtout à limiter ses seuls effets pervers délinquance, maladies infectieuses, etc. qui pourraient essaimer en direction du reste de la société civile et la gangrener. Mais c'est bien tout.
Même à Saint-Laurent-du-Maroni et à Kourou, où des plans d'urbanisation ont vu le jour, essentiellement au bénéfice des Noirs marrons français, ils ont reproduit en « clean » la ghettoïsation des bidonvilles. Les nouveaux quartiers sont excentrés et totalement inadaptés aux besoins et aux traditions de leurs bénéficiaires, comme en témoigne l'ethnologue Anne Vernon dans notre enquête sur la Guyane (voir le chapitre consacré à la Guyane).
L'habitat sert d'atout supplémentaire à la répression. On reproche aux étrangers l'insalubrité ou la précarité de leurs maisons alors que, par la tolérance du travail clandestin et par une passivité générale face à l'expansion ancienne des bidonvilles, on a longtemps encouragé ce mode d'installation qui n'était onéreux pour personne. Le souci de disposer d'une force de travail rentable l'a emporté en ce domaine aussi sur toute autre préoccupation.
On a beau jeu ensuite de sortir, au moment opportun, le droit de la boîte où il était confiné pour l'opposer soudain aux résidents. D'abord parce que, surtout à Saint-Martin, la justification des destructions par la précarité ne tient pas. Quelle précarité ? Si, d'ordre juridique, elle vise les constructions illégales érigées sans permis de construire, alors il faut détruire au moins la moitié du bâti de l'île et toute les villas qui mordent sur la bande littorale des cinquante pas. Or, on n'a strictement incendié et rasé que des maisons d'étrangers. Si la précarité vise le défaut de solidité et de confort, c'est, selon l'INSEE, 23 % de l'habitat qui doit passer sous les chenilles des bulldozers. En Guyane, ce serait 44 % du même habitat composé de maisons de fortune, de cases ou de « maisons traditionnelles ».
En Guyane comme à Saint-Martin, la politique de l'habitat des étrangers conserve décidément certaines des couleurs de l'apartheid.
Mais où est donc passé l'état de droit à Saint-Martin et en Guyane en ce qui concerne les étrangers ? Telle est bien la question que la mission se pose depuis son retour. Divers séjours antérieurs en Guadeloupe, en Martinique ou à la Réunion avaient préparé les esprits de certains de ses membres à constater quelques entorses à la légalité. Même ceux-là ont été pris à contrepied par ce qu'ils ont vu, entendu, constaté et vérifié à Saint-Martin et en Guyane. On y bat des records d'inhumanité et d'illégalité dans tous les domaines. Souvent, il faut se redire qu'on se trouve bel et bien en terre française, tant l'existence d'une majorité des étrangers y ressemble, sur le plan matériel, à celle que mènent les populations les moins favorisées dans les pays les moins avancés. Quant au respect du droit qui leur est dû, il est digne des pays où l'arbitraire tient lieu de loi. La mission revient avec la certitude que la France saint-martinoise et la France guyanaise se comportent en Républiques bananières à l'égard des étrangers qui y vivent.
Si, à l'occasion d'un tel constat, on établissait un classement des plus mauvais élèves de l'État de droit, la « palme » reviendrait sans doute à la Guyane. Non pas que les autorités y soient plus mal disposées. Mais parce que la présence de très nombreux étrangers à Saint-Martin paraît plus conjoncturelle qu'en Guyane. De toute évidence, on a fait venir des milliers d'immigrés à Saint-Martin pour utiliser leur bras au moindre coût. On n'en a plus guère besoin aujourd'hui. On les éloigne donc sans les licencier puisque, pour la plupart, on ne les a jamais embauchés. Le cyclone joue, en effet, dans ce contexte, le rôle d'une triste « opportunité ».
En Guyane, l'attractivité du marché du travail clandestin joue également un rôle majeur sur les flux migratoires. Mais la géographie y est aussi beaucoup plus déterminante qu'à Saint-Martin. Entourée de pays à niveaux de vie pour longtemps inférieurs, la Guyane n'endiguera jamais totalement les immigrés tentés par les miettes de sa richesse relative. Aucune guerre de basse intensité à ses frontières n'y changera rien ; pas plus que les violences policières et l'illégalité. Y pourraient-elles quelque chose que leur condamnation devrait être aussi déterminée.
Pour quelque raison que ce soit, la France ne peut se faire bananière. Les lois en vigueur s'appliquent à tous sur l'ensemble du territoire national, DOM compris. C'est le prix qu'une démocratie doit à l'ensemble de l'humanité et qu'elle se doit à elle-même. Il faut y prendre garde dans l'intérêt des étrangers eux-mêmes. Il faut y prendre garde dans l'intérêt des libertés dans les DOM. Il faut y prendre garde dans l'intérêt du respect de l'état de droit en général. Qui sait, par exemple, si les charters n'ont pas été d'abord expérimentés dans les DOM pour être ensuite généralisés dans la France entière ? Si ces exportations des modèles domiens du traitement des étrangers devaient se multiplier, il y aurait du souci à se faire pour les libertés publiques de tous et partout.
[3] Sur cette question capitale pour comprendre la situation contemporaine, lire Nelly Schmidt, L'engrenage de la liberté : Caraïbes-XIXe siècle, Publications de l'université de Provence, Aix-en-Provence, 1995.
[4] Voir, dans les annexes du chapitre consacré à Saint-Martin, l'article des Dr Franck Bardinet, François de Caunes et J.-L. Hamlet, « Île de Saint-Martin : on n'expulsera pas l'épidémie par charter », Le Journal du sida, n° 79, novembre 1995 (document téléchargeable au format PDF, 365 Ko).
[5] Lire en annexe de la partie consacrée à la Guyane la lettre du préfet de Guyane, en date du 22 février 1996, à la mission (document téléchargeable au format PDF, 400 Ko)
Dernière mise à jour :
25-01-2001 15:55.
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