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« Des
étrangers sans droits dans une France bananière » POUR CONCLURE Mais où est donc passé
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Qu'il s'agisse de la Guyane ou de la partie française de l'île de Saint-Martin, arrondissement de la Guadeloupe, les membres de la mission d'observation sur la situation des étrangers dans ces deux parties du territoire français ont d'abord été frappés par la violence.
En Guyane, les portes des maisons des immigrés, tout spécialement dans les quartiers haïtiens, en témoignent : l'immense majorité d'entre elles sont cassées ; leurs serrures brisées. La multiplicité des témoignages ne laisse pas de doute sur la cause de ce phénomène général. C'est la police et la gendarmerie françaises qui, sous prétexte de contrôles des identités et de vérifications des titres de séjour, entrent en force dans les cases des bidonvilles de Cayenne, de Kourou et des quartiers immigrés de Saint-Laurent-du-Maroni. Que, en réponse à nos remarques écrites sur cette sorte d'épidémie de portes brisées, le préfet de Guyane nous réponde qu'« il ne s'agit là que d'affirmations non établies et non démontrées concernant des locaux qui ne comportent souvent même pas de portes puisqu'il s'agit de bidonvilles » revient tout simplement à nier l'évidence. Faut-il en conclure que le préfet se désintéresse à ce point de la situation des étrangers qu'il ne sait pas, faute d'y être allé, ce que sont les bidonvilles de son département ? Dans cette hypothèse, on comprend pourquoi les forces de l'ordre s'estiment autorisées à y faire n'importe quoi. Ou bien faut-il plutôt interpréter la réflexion du préfet comme un trait d'humour destiné à nous signifier toute son indifférence ? Dans cette hypothèse également, les forces de l'ordre peuvent se sentir autorisées à poursuivre les violations brutales des domiciles.
En Guyane comme à Saint-Martin, ces phénomènes de violence à l'encontre des étrangers ont un caractère immédiatement visuel, parfois spectaculaire. En Guyane, les conditions de vie misérables dignes des pays les moins avancés dans lesquelles on laisse, depuis des années, vivre de nombreux étrangers sautent aux yeux, de même que les portes brisées des bidonvilles, n'en déplaise au préfet de Cayenne ; à Saint-Martin, les ruines noircies des maisons brûlées puis détruites, le site nettoyé par des bulldozers de Popo, où vivaient 1 100 Haïtiens, frappent le regard. C'est pourquoi nous avons intentionnellement décidé de conférer à ce rapport de mission un caractère visuel et parfois sonore. Il décrit ce que nous avons vu ; il donne la parole aux témoins et aux victimes, souvent par le biais d'une transcription pure et simple de l'enregistrement de leurs propos ; il restitue aussi fidèlement que possible les entretiens avec les autorités qui ont bien voulu nous recevoir.
Naturellement, bien que l'évidence visuelle soit extrêmement instructive, la mission d'observation ne s'en est pas tenu à ce qui lui est apparu. Elle a cherché à identifier les causes de ce qu'elle a constaté ; elle a examiné des cas individuels et regardé de près les documents qui prouvaient la réalité des faits ; elle a recoupé des informations venues de sources diverses ; elle s'est efforcé de lire des rapports administratifs, de prendre connaissance d'études statistiques, de parcourir la presse locale des mois passés et, sur certains thèmes, des années précédentes ; elle a rencontré les autorités préfectorales, des juges, des avocats, des agents de l'administration, des gendarmes, des policiers, des responsables associatifs, des prêtres et autant de citoyens que possible.
A son retour, la mission a écrit à un certain nombre de ses interlocuteurs pour leur faire part de certaines de ses observations liminaires et pour leur demander des explications complémentaires. Nous les avions averties que leurs réponses seraient rendues publiques dans le rapport. Elles le sont dans les annexes.
Tout ce travail d'enquête et d'observation nous permet aujourd'hui de tirer des conclusions d'ensemble et d'exprimer des exigences dans le souci de la défense de l'État de droit, des libertés publiques et de la dignité humaine.
La Guyane et Saint-Martin, arrondissement de la Guadeloupe, sont des territoires français, dotés d'un statut départemental. Ils sont situés hors d'Europe, à proximité de pays dont le niveau de vie moyen est nettement inférieur au leur. Ils bénéficient d'apports financiers de la métropole qui facilitent un développement économique supérieur à la moyenne régionale. Ni l'appartenance de la Guyane et de Saint-Martin à la France, ni leur prospérité relative ne peuvent rien contre l'existence d'une culture régionale transfrontière relativement homogène, au sein de laquelle la liberté de circulation a précédé les découpages politiques actuels.
En ce qui concerne Saint-Martin, il est clair que les populations de la Caraïbe voyagent d'île en île depuis la nuit des temps. Dans les années 60 et 70, c'était les Saint-Martinois qui s'expatriaient dans les pays de la région. En ce qui concerne la Guyane, il est tout aussi clair qu'Amérindiens comme Noirs marrons (qu'ils soient français ou surinamiens) ou Brésiliens de l'État de l'Amapà traversent les fleuves amazoniens depuis aussi longtemps.
Dans ces territoires, la fermeture des frontières constitue une rupture avec l'histoire et avec la culture régionales. Les autorités administratives et économiques savent d'ailleurs utiliser cette tradition de mobilité au profit des intérêts conjoncturels de la Guyane et de Saint-Martin chaque fois qu'un afflux de main-d'oeuvre leur paraît nécessaire, soit pour remédier à un déficit de bras, soit pour contourner la législation du travail.
La Guyane a des frontières terrestres avec le Brésil et avec le Surinam ; elle est proche du Guyana. Même quand elles correspondent à des fleuves, ces frontières sont éminemment perméables. La partie française de Saint-Martin partage, quant à elle, l'île avec St Maarten qui appartient aux Antilles néerlandaises. Entre les deux zones, la frontière, que rien ne matérialise, est seulement politique. Dans la proximité immédiate de Saint-Martin, on trouve Anguilla à quelques encablures, Saint-Kitts-et-Nevis, la Barbade, Antigua et Montserrat. Porto-Rico n'est pas si loin, la République dominicaine, Haïti et la Dominique non plus.
Dans une telle situation géopolitique, faut-il et d'abord peut-on raisonnablement concevoir les frontières comme des clôtures ? Ne serait-il pas plus judicieux de jouer la carte de l'appartenance à l'environnement en admettant la liberté de circulation comme une donnée structurelle et comme le prix à payer de la présence de la France dans des mondes qui ne sont pas les siens ? Autrement dit, surtout à un moment où régimes répressifs et dictatures se raréfient, le bon sens ne dicte-t-il pas l'invention d'une politique de l'immigration adaptée qui, même si elle devait prévoir des limitations à la liberté d'installation de longue durée, permettrait tout au moins des « stages » avec autorisation de travail ? En contribuant à la fluidification de l'immigration de voisinage, une telle politique aurait le mérite d'assainir le marché du travail. Il y a fort à parier que l'emploi clandestin ainsi limité dissuaderait une partie non négligeable des étrangers de tenter leur chance, pour peu qu'une surveillance enfin efficace des employeurs se mette en place.
Actuellement, c'est tout le contraire qui se passe. Dans l'ensemble, les autorités françaises veillent distraitement à réprimer l'emploi illégal, sur lequel elles pourraient agir, tandis qu'elles font porter tout leur effort sur le séjour face auquel elles sont condamnées à une impuissance relative par la géographie. Autant dire que la France agit sur les effets de l'immigration et s'abstient d'intervenir sur ses causes.
Elle implique également un effort bien plus vigoureux de coopération avec les voisins de la Guyane et de Saint-Martin. De ce point de vue, on observe d'ailleurs quelques velléités françaises qui vont dans le bon sens. La modernisation de l'hôpital d'Albina au Surinam et la revendication des élus guyanais d'une aide aux écoles surinamiennes sont des gestes positifs. Mais il en faudra beaucoup plus pour qu'ils induisent des résultats mesurables.
Les motivations alléguées par les services de police ou de gendarmerie sont le plus souvent fantaisistes. Ainsi, les fonctionnaires de la DIRCILEC (ancienne police de l'air et des frontières) de Saint-Martin nous ont déclaré qu'ils reconnaissaient les Haïtiens « à leur démarche féline ». Il est vrai que là où l'on peut entrer, en toute impunité, dans des habitations en défonçant les portes, il n'y a aucune raison que l'on s'embarrasse des dispositions du code de procédure pénale en matière de contrôles d'identité.
Dans le florilège des motivations diverses, on trouve « Constatons que la personne accélère le pas à notre vue. Procédons à son interpellation ». Ou bien « Constatons que, à notre vue, les deux individus échangent un paquet ». Peu importe la fragilité juridique de ces justifications puisque, dans la plupart des cas, la mesure d'éloignement qui s'ensuivra sera effectuée dans les 24 heures, sans qu'aucun juge judiciaire puisse apprécier la régularité du contrôle d'identité. Et, même dans cette hypothèse rarissime, encore faudrait-il que l'étranger dispose d'un avocat susceptible de soulever la nullité de la procédure.
Composées de magistrats, les commissions de séjour, qui ne rendent plus que des avis, sont « saisies par le préfet lorsque celui-ci envisage de refuser : la délivrance d'une carte de résident à un étranger mentionné à l'article 15 de la présente ordonnance (c'est-à-dire aux bénéficiaires d'une carte de résident dix ans et autorisation de travail de plein droit) ; la délivrance d'un titre de séjour à un étranger mentionné à l'article 25 (1° à 6°) (ceux qui sont protégés contre toute mesure d'éloignement) ».
Quant au recours suspensif devant les tribunaux administratifs dans les 24 heures suivant la notification d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (art. 22 bis), il reporte l'exécution de la mesure au moment où le juge administratif aura statué, dans les 48 heures, sur la légalité de la décision et sur la compatibilité de la situation personnelle de l'intéressé avec son rapatriement au regard notamment des risques de persécutions encourus dans son pays d'origine et de ses liens familiaux en France.
C'est, d'une part, la seule circonstance où un magistrat contrôle l'administration en matière de séjour. C'est, d'autre part, le seul moment où le respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme peut être utilement invoqué par un étranger. Est-ce parce que, bien que se trouvant en France, ils ne sont pas géographiquement en Europe que les étrangers des DOM échappent à la protection de ce texte ? Que l'on sache, les conventions équivalentes de l'Organisation des États américains (OEA) ne s'appliquent pas pour autant. Quand on observe à quel point la Convention de Genève sur les réfugiés est utilisée à doses homéopathiques dans les DOM, on doit admettre que les étrangers y sont maintenus en marge de toute protection du droit international. A l'heure où la parité vient enfin de placer les domiens à égalité avec les métropolitains sur les plans du SMIC et des droits sociaux, on attend toujours la parité juridique pour les étrangers.
On attend également le moment où, par le biais des magistrats de la Cour et de la Commission européennes des droits de l'homme, le Conseil de l'Europe sanctionnera la France de priver ainsi de nombreux justiciables d'un droit de recours effectif contre des mesures d'éloignement.
A noter qu'en matière de droits sociaux aussi, il y a discrimination à l'encontre des étrangers des DOM. L'article 186 du code de la famille et de l'aide sociale réserve, en effet, l'aide médicale à domicile aux « bénéficiaires (qui) justifient soit d'un titre exigé des étrangers pour séjourner régulièrement en France, soit d'une résidence ininterrompue en France métropolitaine depuis au moins trois ans » ; elle soumet le bénéfice des allocations destinées aux personnes âgées et aux infirmes à la condition d'« une résidence ininterrompue en France métropolitaine depuis au moins quinze ans, avant l'âge de 70 ans ». Les règles de la continuité territoriale, de l'indivisibilité de la République et de l'égalité devant la loi sont décidément des mythes trompeurs pour les étrangers des DOM.
Une partie de ces immigrés sont des réfugiés de fait faute de l'être de droit. Pour les plus récents, souvent en situation irrégulière, il s'agit notamment d'une partie des Haïtiens arrivés entre la fin des années 80 et 1994, période de la chaotique « transition démocratique » et de la récente dictature militaire en Haïti ; il s'agit aussi de certains Surinamiens, victimes de la répression des Noirs marrons par l'armée du Surinam à partir de décembre 1986. Ni aux uns ni aux autres, on n'a accordé le statut de réfugié. Comme souvent dans l'ensemble des DOM, l'administration a fait mine d'ignorer la possibilité pour les intéressés de demander ce statut. Est-ce en raison de la conscience de cette dette de droit que la France aurait promis, en 1994, à Haïti la régularisation de ses ressortissants vivant sur le territoire national ? Toujours est-il que, selon Mme Claudette Werleigh, premier ministre haïtien en fonction jusqu'au 17 février 1996, « la promesse de régularisation du statut des Haïtiens vivant en France métropolitaine et dans les territoires d'outre-mer donnée en 1994 par M. Alain Juppé, alors ministre des affaires étrangères, et réitérée par son excellence François Mitterrand, alors président de la République française, ne s'est jamais matérialisée » [2].
Promesse non tenue, cette mesure s'impose au bénéfice de la majorité des étrangers en situation irrégulière en Guyane et à Saint-Martin. Elle s'impose à ce point que des opérations de régularisation ont été tentées en 1993 à Saint-Martin et en 1994 en Guyane. Mais ce fut dans des conditions très discutables, puisque les bénéficiaires potentiels devaient disposer d'employeurs prêts à déclarer leur relation de travail, alors que rien ne les y obligeait. Les résultats furent très modestes. Il faudrait relancer ces initiatives en s'engageant parallèlement dans une sévère répression des employeurs, ce qui permettrait d'apurer la situation.
La curieuse régularisation guyanaise des mères étrangères d'enfants nés de pères en situation régulière à partir d'analyses de sang montre également à quel point l'administration perçoit le besoin de transformer quelques catégories d'irréguliers en réguliers (voir le contenu de cette étrange « coutume administrative » dans le chapitre consacré à la Guyane). Mais pourquoi toujours en marge du droit en vigueur et, dans ce cas tout particulièrement, sur la base d'une conception très « génétique » du statut personnel ?
La gestion du séjour des étrangers nécessite le respect par les préfectures de l'ordonnance du 2 novembre 1945 révisée, ce qui n'est souvent pas le cas. Avant la dernière réforme Pasqua de cette ordonnance, les parents étrangers d'enfants français et les conjoints de Français avaient droit à une carte de résident (dix ans). Beaucoup ne l'ont pas obtenue. En matière de regroupement familial, l'obligation de délivrance aux membres arrivants de la famille d'un titre de séjour de même nature que celui détenu par le membre déjà en France (souvent un titulaire de carte de résident) de cette famille n'est guère respectée. On leur attribue souvent des cartes d'un an, voire de trois mois, avec mention « membre de famille » sans autorisation de travail, ce qui constitue une violation de la loi et alimente le marché du l'emploi clandestin.
L'addition de toutes ces catégories d'étrangers sciemment laissés en marge du droit il en est d'autres finit par constituer une masse non négligeable de régularisables. Si l'on y ajoute tous ceux qui subissent, contraints et forcés, la surexploitation de leurs compétences et de leur force de travail, on peut aisément placer la majorité des irréguliers en situation régulière. Ce qui permettrait à la fois de rétablir l'État de droit, de reconnaître leur place et leur utilité anciennes dans la société domienne et d'assainir le marché du travail (sur ce dernier point, voir ci-dessous).
[1] Toujours en 1990, la Martinique comptait 1 % d'étrangers, et la Guadeloupe 2,8 %.
[2] Lettre du premier ministre haïtien à la mission, en date du 30 janvier 1996. Elle est reproduite en annexe (document téléchargeable au format PDF, 140 Ko).
Dernière mise à jour :
25-01-2001 15:43.
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