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« Des
étrangers sans droits dans une France bananière »
Rapport de mission en Guyane et à Saint-Martin
EN GUYANE
Entretien avec l'Association
pour le développement de la culture haïtienne et la formation
(ADCHF)
Président : Paraison Edgard
Directeur : Félix Clarel
L'Association pour le développement de la culture haïtienne
et la formation (ADCHF) est la plus importante des organisations guyanaises
d'étrangers. D'abord limitée à Cayenne et à
ses environs, elle étend progressivement son champ d'action à
l'ensemble du département. Ses dirigeants souhaitent ne pas se
contenter de regrouper les Haïtiens, mais veulent rassembler également
les autres communautés étrangères. Dotée
d'un budget voisin de 1 million de francs (FAS, DDASS, contrat
de ville, ANPE, etc.), l'ADCHF s'occupe d'alphabétisation, de
soutien scolaire, de formation professionnelle, et même du sida.
A la préfecture, on se félicite de son travail. Il est
des Haïtiens pour mettre en cause les pouvoirs de son directeur
et une démocratie interne qu'ils jugent très relative.
D'autres associations émettent des doutes sur la réalité
de son indépendance à l'égard des pouvoirs publics.
Divers observateurs locaux s'étonnent de son expansion indéfinie
et s'interrogent sur la réalité de sa représentativité.
Il y a au moins deux rafles par semaine dans les quartiers de Cayenne
habités par les étrangers, affirment d'emblée nos
deux interlocuteurs. L'insécurité engendrée par
ces opérations policières est telle que ces cités
populaires la Digue, Suzini (3 000 habitants)
et Eau-Lizette (300 habitants), notamment sont aujourd'hui
en partie vides. Beaucoup d'habitants ont été reconduits
à la frontière ; les autres sont partis se réfugier
ailleurs, dans les collines environnantes, dans la campagne. Les violences
verbales seraient monnaie courante, ainsi que l'entrée par effraction
des policiers dans les maisons, de nuit comme de jour.
Pour prendre un exemple entre mille, le président de l'ADCHF,
Paraison Edgard, raconte comment sa propre compagne, Cl. S., a
été interpellée le 2 août 1994
à 6 heures du matin. Elle réussit à s'enfuir
quand les gendarmes enfoncent la porte de leur domicile. Mais elle est
rattrapée et retenue deux jours dans les locaux de la gendarmerie
à Châton, sans nourriture et sans linge propre. Comme dans
beaucoup de cas rapportés par de multiples témoins, s'il
y a eu arrêté de reconduite à la frontière,
il ne semble pas qu'il ait été notifié à
l'intéressée, ni avant son interpellation ni en rétention.
Elle est rapatriée au terme de quatre ans de présence
irrégulière en Guyane, où elle avait travaillé
au noir
Selon Félix Clarel, deux avions-charters avec 10 ou 20 étrangers
reconduits décollent chaque semaine de l'aéroport de Rochambeau.
Air-France, Air-Saint-Martin, Air-Guyane et la compagnie privée
brésilenne Taba se chargent de ces rapatriements. A ces éloignements
vers Haïti, le Brésil ou la France métropolitiaine,
s'ajoutent les reconduites par la route vers le Surinam, de l'autre
côté du Maroni, fleuve frontalier. Il s'agit de Surinamiens,
de Guyaniens (ressortissants du Guyana) et de Haïtiens qui sont
entrés en Guyane par ce pays.
Au Surinam, les reconduits seraient souvent mal traités. Dans
ce pays notoirement désorganisé, la police locale prélèverait
sa dîme sur les Haïtiens. Les femmes seraient fréquemment
violées et humiliées ; elles seraient parfois contraintes
de remplir des tâches ménagères dans des commissariats
pendant plusieurs jours. Quant aux Haïtiens qui voudraient revenir
en Guyane, il leur suffirait de payer entre 2 000 F et 2 500 F
pour refranchir le Maroni. Félix Clarel précise cependant
que plusieurs reconduites suivies de retour à ce tarif finissent
par décourager les victimes qui préfèrent conserver
leurs économies pour les investir en Haïti. D'où,
selon lui, une diminution du nombre de retours clandestins.
Avec le fléchissement de l'activité économique
au cours des dernières années, la pression sur les étrangers
est forte et multiforme. On a moins besoin de Brésiliens qui,
à la faveur d'une migration de court séjour, travaillent
surtout dans la charpente. Pour les Haïtiens, plus sédentaires,
construction et agriculture sont les deux activités principales.
Contre les uns et les autres, à l'hostilité de la préfecture,
de la police et de la gendarmerie, s'ajoute celle des maires. A proximité
de Suzini, bidonville de 3 000 habitants environ, le maire
de Montjoli aurait récemment ordonné l'arrachage des plantations
des Haïtiens.
Les maires rechichent également à inscrire les jeunes
enfants d'étrangers à l'école, que les parents
soient en situation régulière ou irrégulière.
Il semble qu'on ne leur oppose pas de refus formel d'inscription, mais
une politique de liste d'attente à durée indéterminée
Même inscrits, les enfants de parents étrangers en situation
irrégulière ne vont plus à l'école. Les établissements
primaires sont devenus des lieux de haute surveillance policière.
On cite de nombreux cas où des enfants auraient été
« invités » par policiers ou gendarmes à
leur montrer où se trouvait le domicile de leurs parents.
Des orphelins administratifs
On cite aussi de nombreux cas d'enfants étrangers abandonnés,
soit parce que leurs parents reconduits de force n'ont pas voulu les
rapatrier avec eux en cachant leur existence, soit parce que certains
éloignements ont été si précipités
que les enfants n'ont pu suivre. La solidarité du quartier reste
le dernier recours pour ces « orphelins administratifs ».
Ce phénomène daterait de juin 1994.
Cette situation de traque permanente explique que des étrangers
vivent aujourd'hui dans les bois ou dans les faux plafonds, que la police
sonde et perfore d'ailleurs très souvent chez les familles en
situation régulière. A la longue, le résultat espéré
par l'administration se dessine. Aux éloignés de force
s'ajoutent les départs volontaires appuyés par le consulat
haïtien de Cayenne. Parfois, il n'y aurait pas assez de places
dans les avions pour satisfaire l'ensemble des candidats réguliers
et irréguliers au rapatriement (billet offert, 20 kg
de bagages et 1 000 F par adulte). En septembre 1995, nos
interlocuteurs dénombrent 53 départs volontaires
de Haïtiens, suivis, au début d'octobre, par 80 de leurs
compatriotes.
Un état de santé précaire sida déclaré,
notamment ne protège pas de l'éloignement
vers des pays où les traitements en cours ne pourront être
poursuivis. L'ADCHF soutient actuellement directement 27 sidéens.
A la totalité de leurs demandes de régularisation pour
soins, il a été répondu négativement malgré
la production de dossiers médicaux indiscutables. L'administration
aurait fait savoir que de prochaines interpellations d'étrangers
à la sortie de l'hôpital n'étaient pas à
exclure.
Si la santé n'est pas un facteur de régularisation, l'emploi
l'a été du début de 1994 au 11 janvier 1995,
laps de temps pendant lequel la préfecture a instruit des demandes
de cartes de séjour temporaires à condition que les employeurs
les sollicitent avec leurs salariés. Pour les Haïtiens,
même salariés au noir en continu depuis plusieurs années
dans le même emploi, la chance n'a pu être saisie souvent
faute du soutien de leur patron. Certains se sont débrouillés
pour acheter des contrats de travail de complaisance sans rapport avec
leur emploi réel entre 3 000 F et 7 000 F.
Un briseur de grève régularisé
P.S. est arrivé d'Haïti en Guyane au cours de l'année 1985.
Comme la plupart de ses compatriotes, il a longtemps travaillé
au noir dans le bâtiment, faute de trouver un employeur qui veuille
le déclarer. Pas question, dans ces conditions, d'obtenir un
titre de séjour. Jusqu'aux grèves des ouvriers qui, en
1991, ont paralysé les travaux de construction du barrage hydroélectrique
de Petit-Saut.
Des sous-traitants lui proposent alors de le recruter en lui faisant
miroiter un emploi déclaré et des papiers. La préfecture
lui délivre aussitôt un récépissé
de six mois avec autorisation de travail. Elle le lui renouvellera une
fois, avant de lui remettre une carte temporaire de séjour (1 an).
Elle renouvellera également cette carte deux fois avant de lui
accorder, en 1995, la carte de résident (10 ans).
La peur jusque dans les stages
de formation
Rencontré dans une autre structure associative, un jeune
Haïtien nous raconte comment, au cours du mois de novembre 1995,
trois véhicules de police déboulent vers 17 H à
l'entrée d'un cours, au moment où une cinquantaine d'élèves
étrangers entrent en classe de soutien scolaire. C'était
sur la route de Troubiran à Cayenne. Policiers en civil et en
uniforme contrôlent les jeunes. Il y aura dix interpellations
qui se solderont par quatre reconduites de Haïtiens vers le Surinam
et par six autres vers Haïti. « Après cet
événement, remarque notre témoin, au lieu
de cinquante élèves, il n'y en a plus que dix qui osent
encore venir ».
Il évoque, par ailleurs, un cours d'alphabétisation
jadis surtout fréquenté par des Haïtiens. Selon lui,
une unique Haïtienne sur quinze élèves brésiliens
et surinamiens continue à y venir. Il note que ce sont surtout
les Haïtiens qui ont peur car ils seraient les principales victimes
de la chasse aux étrangers.
Dernière mise à jour :
8-01-2001 18:28.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/publications/1996/bananier/guyane/adchf.html
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