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Rapport « Immigration, emploi et chômage » du CERC Chapitre II
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Encadré 9 - Immigrés, immigrants, autochtones :
de quelques difficultés terminologiques |
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L'analyse économique de l'immigration repose sur l'opposition entre « autochtones » et « immigrants » - dichotomie différente de celle, juridique, entre « nationaux » et « étrangers ». Toute la difficulté est de définir cette population « autochtone » : il ne s'agit pas seulement des nationaux Français, mais des étrangers et des immigrés qui résident depuis suffisamment longtemps pour avoir perdu les caractéristiques qui, sur le marché du travail, les distinguaient nettement des nationaux de souche plus ancienne. Ces caractéristiques concernent le niveau de qualification, ainsi que le type de comportements et d'aspirations en matière de taux d'activité, de salaires, de conditions de travail, etc. Le terme « autochtone », tout à fait impropre mais utilisé faute de mieux, désigne, en négatif, les personnes qui ne sont pas des « immigrants ». Autrement dit les « immigrants » sont encore largement « complémentaires », alors que les immigrés de longue date se sont largement « autochtonisés », même s'ils souffrent de discriminations à l'embauche qui provoquent leur sur-chômage. (Par ailleurs on parle ici « d'étrangers » quand on fait référence à des données statistiques issues de sources distinguant les personnes selon leur nationalité). En général les « immigrants » sont étrangers et les « autochtones » sont Français, alors que les « immigrés » peuvent être, juridiquement, étrangers ou Français, et, économiquement, immigrants ou autochtones. Des fluctuations dans le vocabulaire employé sont à peu près inévitables dans la mesure où la frontière entre « immigrants » (complémentaires) et « immigrés autochtones » (substituables) est, comme on l'a vu, très mouvante dans le temps. L'analyse des effets économiques de l'immigration doit être distinguée de celle de l'intégration des populations immigrées et de leurs descendants. A partir du moment où les immigrés ou leurs enfants ont acquis une résidence stable et des racines familiales et culturelles en France, ce n'est plus la question de leur complémentarité, mais celle de leur insertion sur le marché du travail et des discriminations qui l'entravent, qui prend le devant de la scène. Car à long terme les processus d'intégration, voire d'assimilation, tendent à ce que les immigrés, et encore plus leurs enfants, deviennent non-distinguables des autochtones (« substituables »). Des travaux récents [Tribalat, 1997] montrent que, alors que l'intégration culturelle est en bonne voie, la question des discriminations devient centrale dans la problématique de l'intégration économique, en particulier des jeunes d'origine maghrébine. La montée des phénomènes de violence urbaine dans les quartiers à forte concentration de familles issues de l'immigration et à fort taux de chômage montre assez l'urgence de traiter le problème de la discrimination dans l'accès à l'emploi. |
Le cas des éboueurs parisiens, particulièrement explicite et spectaculaire, est sans doute loin d'être isolé. Depuis le début des années quatre-vingt, beaucoup d'entreprises qui avaient massivement recouru à l'emploi d'étrangers, ont changé leur fusil d'épaule. « Le rationnement des ressources en main-d'oeuvre étrangère (décidé en 1974, NDR) avait pour objectif à court terme d'amorcer un processus d'inversion des flux migratoires et d'incitation au retour et, à moyen terme, de déclencher chez les employeurs un réflexe de substitution » [Tribalat et al., p. 206]. L'insistance du Président de la République de l'époque pour mettre en oeuvre un programme de rapatriement massif des Algériens résidant en France témoigne de l'importance politique attachée à cette question dans les plus hautes sphères de l'Etat [Plein Droit, 1995]. Pour les employeurs, la substitution ne joue pas nécessairement sur un réflexe de « préférence nationale » : les évolutions du système productif ont rendu plus difficile le recours à la main-d'oeuvre immigrante. Les innovations technologiques et organisationnelles dans les entreprises au cours des années 80-90 ont amené une élévation du niveau requis de compétences, particulièrement en matière de maîtrise de la lecture et de l'écriture, qui a placé beaucoup d'étrangers dans une situation très fragile.
Qu'il s'agisse d'une stratégie politique ou du résultat d'évolutions spontanées du système productif, le fait est qu'on observe à partir du début des années quatre-vingt un recul massif de la part des travailleurs étrangers dans l'emploi total (cf. supra). Dans les années quatre-vingt le taux de licenciement des étrangers est deux fois plus élevé que celui des Français [Marie, 1996, p. 18]. Les immigrés ont donc bien joué un rôle d'amortisseur de la crise de l'emploi en supportant de façon disproportionnée le coût des suppressions d'emploi, « protégeant » ainsi leurs collègues français : entre 1980 et 1985, les taux de chômage des hommes arrivés en France pour y travailler ont augmenté beaucoup plus que ceux des autochtones d'âge et de qualification comparables [Tribalat et al., p. 202].
Du fait de la pression de la précarité de leur titre de séjour et de la nécessité d'assurer un flux régulier de ressources pour la famille restée au pays, « les travailleurs immigrés devraient, à qualification et emploi occupé équivalents, se retrouver moins souvent au chômage que les Français de naissance et même que leurs enfants nés en France, libérés, pour la plupart, de la contrainte du titre de séjour » [Tribalat et al., p. 201]. C'est bien ce qu'on observait dans les années soixante et soixante-dix : le taux de chômage des étrangers était alors inférieur à celui des Français. Mais depuis les années quatre-vingt, malgré la pression grandissante de l'insécurité juridique, les étrangers accèdent de plus en plus difficilement à l'emploi. Tout s'est passé exactement comme s'il y avait bien eu mise en concurrence entre travailleurs étrangers et Français, et que les étrangers étaient sortis largement vaincus de cette confrontation. S'est donc bel et bien produite de facto une substitution massive d'étrangers par des Français. Cette substitution n'a pas eu le résultat désastreux pour l'économie française qu'aurait causé un renvoi massif des immigrés chez eux : d'une part parce que les immigrés sont justement restés et que leurs familles ont plutôt continué à les rejoindre, soutenant ainsi la consommation finale et la croissance ; d'autre part, parce que la « flexibilisation » de l'ensemble des contrats de travail (permise en partie par le rôle précurseur des immigrés) a permis aux entreprises de réduire les coûts salariaux et d'améliorer leur rentabilité, tout en employant davantage de nationaux dans des conditions fortement dégradées.
L'originalité du point de vue hétérodoxe n'est peut-être pas tant dans son diagnostic sur l'impact économique de l'immigration, que dans la prise en compte des aspects socio-politiques de la question. En effet les économistes orthodoxes considèrent les différentes catégories de main-d'oeuvre comme des ressources de facteurs purement quantitatifs, caractérisés objectivement par des paramètres tels leur salaire, leur productivité, leur degré de substituabilité, etc. Pour les hétérodoxes en revanche, les travailleurs sont aussi des acteurs politiques et sociaux, porteurs de projets personnels ou collectifs, aux prises avec des stratégies managériales et étatiques. Les politiques du marché du travail ne sont pas de simples réglages quantitatifs, mais des jeux de pouvoir et de rapports de force, où les « paramètres » en question sont déterminés par des luttes et des compromis. Le degré de « substituabilité » entre immigrants et autochtones, par exemple, n'est pas une donnée de la nature, mais une fonction du degré d'acceptation de bas salaires et de conditions de travail pénibles par les immigrants, de la capacité des syndicats du pays d'accueil d'imposer une égalité de traitement entre immigrés et nationaux, des politiques plus ou moins restrictives d'octroi de titres de séjour par les pouvoirs publics...
A cet égard, la politique de l'immigration menée depuis 1974 a clairement eu des effets politiques majeurs : comme l'explique Claude-Valentin Marie, « la présence des étrangers a été - dans un premier temps du moins - d'une grande utilité en jouant à merveille son rôle d'amortisseur des contradictions du système. Supportant en première ligne les conséquences les plus négatives des mutations décrites, ils ont de fait atténué les tensions sociales au sein du monde du travail et évité leurs répercussions trop immédiates et brutales à toute la société civile. Cette dimension socio-politique de leur contribution à la « modernisation » de notre société a été, on ne le souligne pas assez, aussi importante que leur fonction économique » [Marie, 1996, p. 21].
A l'issue de ce survol de la littérature économique sur l'immigration, on peut énoncer quelques conclusions relativement consensuelles. En ce qui concerne la dynamique des migrations, les aspects historiques, politiques et culturels sont d'une importance majeure. Les phénomènes de migration obéissent à des lois beaucoup plus complexes que celles du « différentiel de revenus » ou du déversoir de la « misère du monde ». Les migrations de masse se déroulent principalement entre pays voisins du Sud (ou d'Europe dans le cas yougoslave), et proviennent d'effondrements sociaux et de crises politiques majeures débouchant sur des guerres civiles. En ce qui concerne les migrations « économiques », beaucoup moins massives et plus continues, leurs déterminants sont complexes, et imbriquent les causalités économiques, culturelles et politiques. Il ressort clairement que le comblement du fossé Nord-Sud n'est pas, en soi et de façon mécanique, un facteur de diminution des migrations : l'analyse théorique aussi bien qu'empirique indique au contraire que le rattrapage économique a pour effet spontané d'accélérer les migrations originaires des pays en développement. Ce phénomène s'étend sur une longue période, jusqu'à ce que la convergence réelle des économies ait atteint un stade suffisamment avancé pour que les migrations ralentissent, puis éventuellement s'inversent. C'est dire qu'au contraire de l'opinion courante, un effondrement économique ou démographique des pays du Sud n'impliquerait pas, au contraire, un accroissement de la « pression migratoire ».
Concernant l'impact de l'immigration sur le marché du travail, on peut noter d'abord une convergence inattendue et relativement peu usuelle entre les divers courants théoriques quant à leurs conclusions. Comme l'écrit J. Fayolle, « les lectures libérale et marxiste peuvent s'accorder » (Fayolle, 1999, p. 214) : les théories économiques ne confirment pas l'existence d'un lien direct entre volume de l'immigration et chômage ; elles attirent bien davantage l'attention sur les phénomènes redistributifs liés à l'immigration, qui bénéficie aux facteurs les plus « complémentaires » au travail des immigrants (le capital et éventuellement le travail qualifié). Les études empiriques disponibles, pour l'essentiel nord-américaines, indiquent l'existence d'effets très faibles, bien que non totalement négligeables, de l'immigration sur le marché du travail américain. L'impact principal s'observe sur les salaires des immigrés eux-mêmes, qui sont défavorablement affectés par l'arrivée de nouveaux immigrants. Dans la situation française, il est clair que le rôle de l'immigration sur le marché du travail en France a considérablement évolué : d'une main-d'oeuvre destinée à limiter les tensions à la hausse des salaires industriels dans la situation de quasi-plein emploi des années 50-60, l'immigration est devenue un laboratoire de la flexibilité des contrats de travail dans les années quatre-vingt ; ce qui a coïncidé avec sa quasi-exclusion de l'industrie manufacturière, et son entrée massive dans les secteurs de services marchands peu qualifiés. Au total, les immigrés ont sans aucun doute amorti le coût des ajustements pesant sur la main-d'oeuvre autochtone, tout en facilitant bien malgré eux l'extension de la précarité sur le marché du travail.
Les responsables politiques sont remarquablement unanimes pour lier étroitement politique d'immigration et situation du marché du travail : mais la théorie économique peut difficilement soutenir ce consensus. Les résultats des analyses empiriques ne sont pas plus concluants. Une étude récente a montré à nouveau, en comparant les données statistiques sur les pays de l'OCDE, que le chômage ne dépend de la proportion d'immigrés, ni en niveau, ni en évolution [OCDE, 1997]. En Allemagne et en Autriche, la crise yougoslave a provoqué d'intenses mouvements migratoires qui ont mis à l'ordre du jour des études sur le lien empirique entre immigration et chômage. Faini [1996] résume leurs résultats de la façon suivante : « Dans l'ensemble, les résultats pour l'Europe ne suggèrent pas un impact substantiel des travailleurs étrangers sur l'emploi des autochtones. Winkelman et Zimmermann [1993] trouvent un effet significatif mais quantitativement faible de l'immigration sur le chômage dans les années soixante-dix. Mais les résultats sont différents pour les années quatre-vingt : selon Muhlesein et Zimmermann [1994], l'immigration n'a plus d'effet sur le chômage. Hatzius [1994] arrive à une conclusion similaire (...). Les résultats autrichiens confirment l'idée d'un effet négligeable de l'immigration sur le chômage. » [Faini, 1996, p. 9]. Pour la France, les analyses spatiales rejoignent ces constats. Le chômage est, à l'inverse du préjugé courant, souvent moins répandu dans les régions à forte présence étrangère... sauf précisément pour les étrangers eux-mêmes. Au recensement de 1990, seuls sept départements métropolitains dépassent à la fois la moyenne nationale pour le taux de chômage et pour la proportion d'actifs étrangers [Mekachera, 1993]. Pour plus de neuf départements sur dix, soit la proportion d'actifs étrangers est supérieure à la moyenne nationale et le taux de chômage y est inférieur, soit cette proportion est inférieure à la moyenne nationale alors que le taux de chômage y est supérieur. On ne dispose pas aujourd'hui d'analyses statistiques plus détaillées, mais leurs conclusions auraient très peu de chance d'être différentes des études américaines ou germaniques.
C'est donc au moment où les théories économiques libérales triomphaient dans le domaine de la politique économique que leurs enseignements ont été ignorés concernant la politique d'immigration. Pour rendre compte de cet apparent paradoxe, les approches hétérodoxes sont peut-être mieux placées, du fait même qu'elles récusent l'autonomie de la théorie économique. Car la logique des politiques successives de l'« incitation au retour », de l'« immigration (« clandestine », « non qualifiée »...) zéro » ou de la « maîtrise des flux », n'est sans doute pas principalement économique. D'une façon générale, et sans prendre de grands risques, on pourrait avancer l'hypothèse que le rôle des politiques de l'immigration est principalement de contribuer à la gestion des tensions politiques dans les pays d'accueil. D'abord en utilisant la main d'oeuvre étrangère comme amortisseur des ajustements de l'emploi au profit des autochtones. Mais aussi en canalisant les tensions politiques et sociales engendrées par la crise. L'exemple récent des immigrés chinois en Indonésie ou sri-lankais ou birmans en Asie du Sud-Est nous rappelle le rôle classique de bouc émissaire désigné que jouent les immigrés lors des crises économiques et sociales. La mobilisation des affects « communaristes » et nationalistes sert souvent d'exutoire au mécontentement des populations touchées par la crise économique. Les théories économiques ne sauraient justifier ces stratégies politiques.
Pourtant, on l'a vu, dans le débat sur l'immigration, des non économistes mobilisent de façon intensive une argumentation à caractère économique . Le silence remarquable des économistes à ce sujet (cf. supra) s'explique peut-être par un certain malaise devant le peu de fondements de cette argumentation pourtant largement acceptée par l'opinion. La place de l'immigration dans le débat politique ne peut pas s'expliquer par son impact économique objectif. Elle reflète des mécanismes de repli identitaire des communautés nationales ou professionnelles menacées par une crise économique, mécanismes que renforce l'instrumentalisation qu'en fait le personnel politique. C'est ce que confirme sans ambiguïté l'examen, auquel nous procédons dans le chapitre III de ce dossier, de l'histoire de la fermeture de nombreux marchés du travail aux étrangers en France.
[17]Au cours des vingt-cinq dernières années, l'évolution globale de la législation ainsi que les pratiques préfectorales ont plutôt abouti à une fragilisation juridique croissante d'une partie des populations immigrées, notamment pour les nouveaux migrants ainsi que pour ceux, en nombre croissant, qui se voient refuser leur demande de renouvellement de titre. A contrario, la carte de dix ans créée en 1984 a permis à la majorité des étrangers, ceux installés de longue date, de sortir d'une situation de précarité juridique (voir la troisième partie sur l'évolution de la législation des étrangers).
[18]Sauf cas de pénurie de main-d'oeuvre
[19]« Je me demande si les meilleurs immigrés, ce ne sont pas ceux qui sont en situation irrégulière. Ils se tiennent à carreau, tandis que les autres abusent souvent de notre hospitalité, de la Sécurité sociale, etc. » (Mallen P.L., in Dupaquier (1998), p. 97).
Dernière mise à jour :
13-11-2000 16:42.
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