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Rapport « Immigration, emploi et chômage » du CERC

Chapitre II
Le rôle de l'immigration dans la régulation du marché du travail

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II. 1 - Les théories des migrations internationales : un survol

Les théories des migrations internationales distinguent deux types de courants migratoires. Les grands courants de réfugiés sont provoqués par des effondrements politiques et sociaux majeurs, ou des persécutions systématiques subies par des populations particulières pour des raisons diverses. Ils mettent en mouvement de vastes ensembles de populations et se concentrent sur de courtes périodes de temps ; le plus souvent ils concernent des populations pauvres et s'effectuent, pour cette raison même, entre pays limitrophes ; une exception majeure étant l'émigration vietnamienne et cambodgienne, dont une fraction significative s'est produite vers les Etats-Unis dans les années 70-80. Ainsi l'immense majorité des réfugiés africains (Nigérians, Ethiopiens, Rwandais, etc....) sont restés en Afrique ; les réfugiés Afghans au Pakistan, etc.[7] La politique récente du HCR tend même à organiser ces déplacements minimums et à garantir des statuts temporaires plutôt que ceux reconnus par la Convention de Genève.

Les courants de travailleurs, eux, se déroulent sur des périodes beaucoup plus longues, et peuvent concerner des pays très distants. On s'intéressera naturellement, dans ce dossier, à ces derniers courants, qui sont en pratique de loin les plus importants aujourd'hui dans le cas français[8] .

Pourquoi des travailleurs choisissent-ils d'émigrer ? Pourquoi les courants migratoires, une fois établis, tendent-ils à se perpétuer ? En particulier, est-il exact de dire que la meilleure façon de réduire la « pression migratoire » des pays du Sud est de favoriser leur développement pour que leurs citoyens n'aient plus intérêt à émigrer ? Une synthèse proposée par Massey et alii, [1993] permet de faire un tour d'horizon des principales théories des migrations internationales [9].

II.1.1 - Le déclenchement des migrations

La théorie économique, on le sait, est riche de courants de pensée divers, qui partent de prémisses différentes et parviennent à des conclusions souvent contrastées. Il n'en va pas différemment en matière de migrations, notamment pour l'explication de leur déclenchement. Sans prétention à l'exhaustivité, on évoquera ici quatre courants théoriques, les deux premiers se situant dans le champ de la théorie « standard », les deux derniers parmi les courants « hétérodoxes ».

i - L'approche néo-classique

Développée initialement par Lewis [1954] et Harris et Todaro [1970], cette théorie se rapproche du sens commun spontané : les travailleurs migrent parce qu'ils sont pauvres chez eux et qu'ils préféreraient l'être moins dans un pays développé. C'est le modèle du type « répulsion - attraction » (push-pull en anglais), qui constitue le « B-A-BA » de la théorie économique standard des migrations.

Au niveau macro-économique, « les migrations internationales, comme les migrations internes, sont provoquées par des différences géographiques entre l'offre et la demande de travail. Les pays richement dotés en travail relativement au capital ont un salaire d'équilibre bas, alors que les pays où le travail est rare relativement au capital ont un salaire de marché élevé. Le différentiel de salaire qui en résulte provoque le déplacement de travailleurs du pays à bas salaires vers le pays à hauts salaires. (..). A l'équilibre le différentiel international de salaires reflète seulement le coût, monétaire et psychologique, de la mobilité internationale » [Massey et al., p. 433].

Mais ce modèle, qui semble le bon sens même, n'a qu'une valeur scientifique relative car il n'a guère de pouvoir prédictif et est largement contredit par l'expérience. « La tendance du modèle push-pull à être appliqué aux flux constatés dissimule son incapacité à expliquer pourquoi des mouvements similaires ne se produisent pas en provenance d'autres pays également pauvres, ou pourquoi les sources d'émigration se concentrent dans certaines régions et non dans d'autres, à l'intérieur d'un même pays » [p. 607]. Selon deux autres auteurs, « s'il fallait prendre au sérieux les théories push-pull, les courants les plus intenses d'émigration devraient provenir d'Afrique équatoriale ou de pays aussi misérables ; à l'intérieur de ces pays, les migrants devraient provenir des régions les plus pauvres. Si nous devions prendre les modèles d'offre-demande à la lettre, les migrations devraient suivre, avec un décalage, le cycle économique, et décliner ou s'interrompre pendant les récessions (...). Ces généralisations (...) ont été constamment démenties par les recherches empiriques » [Portes et Borocz, 1989, p. 625].

On peut certes dire qu'en général, les migrations se produisent de pays pauvres vers des pays riches : mais il n'y a pas là une théorie des migrations, car une telle généralité n'explique pas pourquoi les migrations se produisent à un moment et pas à un autre, depuis un pays donné et non depuis un autre (à niveau de revenu équivalent), vers un pays et non vers un autre. L'introduction des « coûts de migration » peut améliorer la capacité prédictive du modèle, mais il est en général impossible de mesurer les « coûts psychologiques » que doivent supporter les migrants qui abandonnent leur pays.

Au niveau micro-économique, le modèle push-pull repose sur des comportements individuels « rationnels » au sens de la théorie économique standard : « les migrants potentiels évaluent les coûts et avantages de se déplacer vers différentes destinations internationales alternatives, et émigrent là où le rendement net escompté de la migration est le plus élevé compte tenu de leur horizon temporel. Le rendement escompté pour chaque période future est obtenu en considérant les revenus correspondant au niveau de qualification de la personne dans le pays de destination, et en les multipliant par la probabilité d'obtenir un emploi là-bas (...). On déduit ensuite de ce revenu espéré celui qu'on s'attend à obtenir dans son pays d'origine (le revenu observé multiplié par la probabilité d'emploi), et la différence est cumulée sur une période de 0 à n années, incluant un facteur d'actualisation qui reflète la plus grande utilité de l'argent gagné aujourd'hui par rapport à celui qu'on gagnera dans l'avenir. » [p. 434]. Si le rendement net escompté est positif, l'individu migre : il va alors là où le rendement escompté est le plus élevé. Par rapport à l'approche macro-économique, on notera que le taux de chômage intervient dans la décision individuelle.

Un autre argument souvent évoqué pour prédire une inévitable intensification des flux migratoires est la « pression démographique » : la croissance démographique beaucoup plus rapide des pays du Sud inciterait, comme par un phénomène thermodynamique d'égalisation des pressions de deux gaz mis en contact, à un accroissement de l'émigration vers le Nord. Or cette hypothèse suppose que la croissance démographique provoque en général une baisse du revenu par tête, ce qui est loin d'être démontré (cf infra). Au plan empirique, rien n'indique que le taux d'accroissement de la population du pays d'émigration soit un facteur explicatif de l'intensité des flux d'émigration, comme l'indique encore une récente étude allemande [Rotte et Vogler, 1998].

Ce modèle permet de faire des hypothèses pour expliquer pourquoi, dans un pays d'émigration, certains individus choisissent d'émigrer plutôt que d'autres, vers certains pays plutôt que vers d'autres. Toutefois « la valeur prédictive du modèle est faible » [Cogneau et Tapinos, 1997], ce qui le rend peu utile dans la conception de politiques en la matière.

ii - La « nouvelle économie des migrations »

Inaugurée notamment par l'article de Stark et Bloom [1985], cette théorie se situe dans le cadre de ce que Olivier Favereau [1986] appelle la « théorie standard élargie » : elle abandonne les hypothèses les plus caricaturales du modèle standard pour donner plus de réalisme à la modélisation, sans renoncer toutefois à la méthode « individualiste » selon laquelle les phénomènes économiques résultent entièrement des interactions entre agents micro-économiques. La « nouvelle économie des migrations » ne part pas d'un individu, isolé au milieu de marchés parfaits, et qui maximiserait son revenu en disposant d'une information complète et instantanée sur les perspectives d'emploi et de salaire dans son pays et dans les pays d'accueil potentiels. Elle considère au contraire que les migrations résultent de décisions collectives prises dans des situations d'incertitude et d'imperfections des marchés. « Les décisions de migration ne sont pas prises par des agents isolés, mais par des ensembles plus larges de personnes liées entre elles - surtout des familles et des ménages -, dans lesquelles les agents agissent collectivement non seulement pour maximiser leur revenu, mais aussi pour minimiser les risques et pour relâcher les contraintes qui proviennent de diverses limites des marchés, au delà du marché du travail » [Massey et al., p. 436].

En effet les marchés d'assurance, pour les populations rurales qui représentent la grande majorité des habitants, sont peu ou pas développés dans les pays d'émigration ; il s'agit notamment :

  • des marchés de l'assurance des récoltes : en cas de calamité naturelle la survie même du ménage est menacée, faute d'institutions adéquates de mutualisation des risques ;

  • des marchés de « futurs » : en cas de chute des cours des produits agricoles, il n'y a pas de garantie de prix pour les récoltes, et les revenus peuvent subir de très fortes fluctuations ;

  • de l'assurance chômage : en cas de perte d'emploi salarié suite par exemple à une chute de la production ou des prix, aucun revenu de remplacement n'est versé ;

  • des marchés de capitaux : les institutions d'épargne ne sont pas fiables, le risque de spoliation est permanent, ce qui limite les capacités d'épargne et d'investissement : il existe un rationnement du crédit.

Pour surmonter les risques liés à ces insuffisances des institutions locales, les familles peuvent choisir de diversifier leurs activités en envoyant l'un de leurs membres à l'étranger. Même s'il ne gagne pas plus qu'au pays, ce revenu sera soumis à des risques différents, et des compensations pourront s'établir, par exemple entre une mauvaise année au village et une bonne année pour l'émigré.

Les différentiels de revenu entre pays d'émigration et d'accueil ne sont plus une condition nécessaire de la décision de migration ; au contraire les préoccupations d'assurance contre l'incertitude poussent les ménages à s'engager à la fois dans des activités internes risquées (innovations, entreprise) et vers l'émigration : « le développement économique des régions d'émigration ne réduit pas nécessairement les pressions à l'émigration » [id, p. 439]. Car les ménages qui accroissent leurs ressources au pays sont aussi ceux qui sont susceptibles de mener cette stratégie complexe de diversification des risques ; au contraire les ménages les plus pauvres ne peuvent même pas financer le départ de l'un de leurs membres.

Dans ce cadre, et contrairement aux prédictions du modèle néo-classique originel, le développement des pays du Sud n'est pas, du moins à court et moyen terme, de nature à réduire l'intensité des migrations : « les transformations structurelles de l'économie favorisent la propension à émigrer » [Cogneau et Tapinos, 1997]. Une étude récente estime à environ 4 000 $ par habitant le niveau de revenu à partir duquel la croissance économique dans les pays d'émigration va réduire la propension de leurs ressortissants à émigrer [Faini, 1996] [10]. Une autre étude concernant l'immigration vers l'Allemagne trouve une relation croissante entre revenu national par tête et émigration pour les pays africains, et une relation en « U inversé » pour l'Asie [Rotte, Vogler, 1998] : aucun pays d'Afrique n'est encore arrivé au stade où la croissance interne commence à réduire l'émigration.

A l'inverse le simple constat d'un écart croissant de richesses entre le Nord et le Sud, par exemple, ne permet pas de prédire une intensification des pressions migratoires. Certes, à long terme, le rattrapage économique tarit l'émigration, comme le montrent les exemples de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal, devenus depuis peu des pays d'immigration : ceci explique la relation en « U inversé » entre émigration et développement. Mais dans l'intervalle - ;qui peut représenter plusieurs décennies [Cogneau et Tapinos, 1997] - il faut s'attendre à une poursuite, voire une accélération des migrations.

iii - La théorie du dualisme du marché du travail

Cette théorie s'oppose elle aussi à la théorie néo-classique conventionnelle, mais elle le fait en attribuant le rôle déterminant à la demande de travail émanant des entreprises des pays d'accueil. « Selon Piore (1979], l'immigration n'est pas causée par des facteurs de répulsion (push) dans les pays d'origine (bas salaires ou chômage élevé), mais par des facteurs d'attraction (pull) dans les pays d'accueil (un besoin chronique et inévitable de travailleurs étrangers). » [Massey et al., p. 441].

En effet, dans les pays d'accueil, les hiérarchies de salaires sont aussi des hiérarchies de prestige. « Si les employeurs veulent attirer des travailleurs pour des emplois situés au bas de l'échelle, ils ne peuvent se contenter d'élever les salaires. Si les salaires les plus faibles sont augmentés, il en résultera de fortes pressions pour une augmentation équivalente des salaires aux autres niveaux de la hiérarchie ». D'où une « inflation structurelle », et une forte incitation à faire venir des travailleurs étrangers, non sensibles (du moins au début) aux exigences de statut social des sociétés d'accueil. Les immigrants sont des target earners, des travailleurs qui visent un objectif précis (accumuler suffisamment d'argent pour construire une maison, lancer une affaire ou acheter une terre chez eux). Ils acceptent donc les emplois considérés comme « dégradants » dans les sociétés d'accueil.

En outre les entreprises segmentent le marché du travail : les méthodes intensives en capital sont utilisées pour satisfaire la partie prévisible de la demande, et les méthodes intensives en travail pour la partie imprévisible. Dans le premier segment (« primaire ») les travailleurs sont stables et relativement bien payés. Dans le deuxième (« secondaire ») ils sont précaires et mal payés. Les travailleurs autochtones fuient le segment secondaire, considéré comme dégradant ; les femmes désirent désormais des carrières équivalentes à celles des hommes, et les jeunes veulent poursuivre leurs études. Les entreprises ont donc un besoin structurel d'immigration pour pourvoir les postes de travail dans ce secteur sans déclencher de spirale des salaires.

Ce schéma correspond aux politiques d'immigration des entreprises françaises dans les années soixante : des recruteurs étaient envoyés par les constructeurs automobiles au Maroc et en Algérie pour alimenter les usines en main-d'oeuvre obéissante et bon marché ; les employeurs de l'agriculture, du bâtiment ou de la confection profitaient eux aussi de ces courants migratoires. « La migration issue d'anciennes colonies et le système des « travailleurs invités » (gastarbeiter) ont été les deux formes majeures de l'émigration de travailleurs vers l'Europe occidentale dans l'après-guerre. Ces deux phénomènes appuient, chacun à sa manière, l'idée selon laquelle ces flux ne s'expliquent pas par l'arriération en elle-même. (...) 500 à 600 agences de recrutements de travailleurs ouest-allemandes opéraient dans le bassin méditerranéen à la fin des années soixante » [Portes et Borocz, 1989, p. 609].

Cette analyse, proposée par Piore à la fin des années soixante-dix, a perdu de son actualité pour le cas européen. Depuis le début de la crise économique des années soixante-dix, la perspective a changé : l'immigration de travail est très réduite, la proportion de travailleurs non qualifiés dans le système productif décline rapidement. Pourtant certains auteurs ont adapté la théorie du dualisme du marché du travail aux évolutions observées. Depuis 1975, les politiques de gestion de la main d'oeuvre ont connu une inflexion radicale. Au lieu de concentrer les salariés dans de grandes unités de production, avec des emplois stables, des tâches strictement définies et une hiérarchie omniprésente (comme dans l'après-guerre), les entreprises ont choisi la voie de la flexibilité. Diminution rapide des effectifs des établissements, recours systématique à la sous-traitance en cascade (avec des cercles concentriques autour du donneur d'ordre), développement de l'emploi précaire, tout a été fait pour flexibiliser les conditions d'usage de la main d'oeuvre dans son ensemble. Autrement dit, les « marchés primaires » ont été largement entamés, et la main d'oeuvre a été progressivement « secondarisée ». Dans ce nouveau contexte, au tournant des années quatre-vingt, le développement de la sous-traitance s'est fait en partie par un recours à la main d'oeuvre immigrante (de préférence illégale). La vraie ou fausse sous-traitance et le travail au noir étaient plus faciles à faire accepter par des salariés étrangers illégaux, grâce à la menace permanente de non renouvellement des titres de séjour, qui les rend plus malléables. Dans les années quatre-vingt les étrangers, plus « souples », moins syndiqués, plus « court-termistes », ont donc été utilisés comme cobayes des politiques de précarisation : « en fournissant le modèle d'un nouveau rapport employeur-salarié, l'emploi d'étrangers sans titre a ouvert la voie à un mode de régulation sociale exactement inverse de celui qui prédominait dans la phase antérieure », ce que Claude-Valentin Marie appelle l' « avènement du salarié néo-libéral » [Marie, 1997] (cf. infra).

Comme l'explique un économiste libéral, « la France paie sous la forme d'une immigration non négligeable la rigidité de son mode de formation des salaires réels due à l'existence du SMIC, de dispositifs de « protection de l'emploi », d'un système d'indemnisation du chômage plutôt généreux et de bien d'autres facteurs, notamment le niveau du RMI. C'est à ces rigidités qu'il faut s'attaquer si l'on souhaite réduire l'immigration » [Courier P.L., 1997] : on ne saurait mieux dire que l'immigration correspond à des facteurs « pull », c'est-à-dire aux besoins des employeurs de disposer d'un personnel plus flexible.

iv - L'approche par « l'économie monde »

Cette approche, inspirée du cadre théorique marxiste, prend encore davantage de recul par rapport aux phénomènes de migrations pour les situer dans des évolutions globales et de long terme. Selon I. Wallerstein [1974] et M. Castells [1989], ce sont des facteurs socio-historiques de grande ampleur qui provoquent les courants migratoires, et non des micro-décisions individuelles ou d'entreprises particulières. « La pénétration des relations économiques capitalistes dans des sociétés périphériques non capitalistes crée une population mobile disposée à émigrer » [Massey et al., p. 444]. « A mesure que la terre, les matières premières et le travail dans les régions périphériques deviennent des marchandises, des flux migratoires en découlent inévitablement ». Car « la substitution de l'agriculture marchande à l'agriculture de subsistance sape les relations économiques et sociales traditionnelles ; l'utilisation d'intrants modernes produit des récoltes à haut rendement et à bas prix, qui évincent les producteurs non capitalistes des marchés » [id.]. De même la salarisation d'un nombre croissant de paysans, pour les besoins des mines, puis des entreprises multinationales, « sape les formes traditionnelles d'organisation économique et sociale basées sur des systèmes de réciprocité et des rôles fixés d'avance, et crée des marchés du travail basés sur de nouvelles conceptions individualistes, sur le gain privé et sur le changement social. Ces tendances favorisent vraisemblablement la mobilité géographique du travail dans les régions en développement, avec souvent des conséquences internationales » [id., p. 445]. C'est donc la déstructuration des sociétés du Sud, par le colonialisme puis le néocolonialisme, qui « libère » une main-d'oeuvre qui va alimenter les marchés du travail des pays du Nord.

Les destinations de ces travailleurs ne résultent pas de calculs économiques d'individus rationnels, mais des liens historiquement tissés entre métropole et semi-colonies : « la mondialisation des échanges crée des liens matériels et idéologiques avec les pays d'où sont originaires les capitaux ». Les liens matériels se constituent autour des moyens de transport et de commerce international ; les liens idéologiques proviennent du pouvoir de pénétration des modèles culturels et sociaux des pays économiquement dominants. Les « villes globales », où se concentrent les richesses et les capitaux, attirent des flux d'immigrants pour remplir les milliers d'emplois peu qualifiés nécessaires, que les travailleurs autochtones tendent à refuser. « Finalement les migrations internationales n'ont guère de rapport avec des écarts de salaire ou de taux de chômage : elles découlent de la dynamique de la pénétration des marchés et de la structure de l'économie globale » [id., p. 448]. A l'ère de la mondialisation accélérée des échanges, économiques et financiers, au moment où les forces du marché pénètrent l'ensemble des pays de la planète sous l'impact des politiques libérales « d'ajustement structurel » et y détruisent les protections traditionnelles, cette approche théorique estime largement illusoire le projet des pays riches d'inverser la tendance à la mobilité internationale croissante des hommes. Sans nier l'intérêt d'une analyse historique globalisante, on peut cependant regretter que ce courant soumette rarement ces hypothèses à des vérifications empiriques concluantes.

II.1. 2 - La perpétuation des mouvements migratoires

Une fois les courants de migration établis, ils tendent à se reproduire d'eux-mêmes au cours du temps, même quand les conditions qui leur ont donné naissance changent où disparaissent. Plusieurs approches théoriques rendent compte de cette perpétuation :

i - La théorie des réseaux

Les premiers migrants constituent des ressources pour les candidats futurs à l'émigration : les réseaux qu'ils constituent forment un « capital social sur lequel les personnes peuvent s'appuyer pour trouver un emploi à l'étranger » [Hugo, 1981]. « Une fois un certain seuil atteint, l'expansion des réseaux réduit les coûts et les risques de l'émigration, ce qui provoque une hausse du taux d'émigration, ce qui à son tour renforce les réseaux, etc. » [Massey et al., p. 449]. Les migrations sont donc des processus auto-entretenus. « Plus que des calculs de gains individuels c'est l'insertion des personnes dans des réseaux qui contribue à expliquer les différences dans les propensions à émigrer et le caractère durable des flux migratoires » [Portes et Borocz, 1989, p. 612].

ii - La théorie « institutionnelle »

Une fois les courants d'immigration enclenchés, des opportunités économiques apparaissent pour aider les candidats à l'émigration à réaliser leur projet, à contourner les éventuelles barrières ou restrictions mises en place par les pays d'accueil. Les filières d'immigration constituent un secteur d'activité hautement rentable. « Puisque ce marché souterrain crée des conditions propices à l'exploitation et à l'oppression, apparaissent également des organisations humanitaires dans les pays d'accueil, pour assurer le respect des droits et améliorer la situation des migrants légaux et illégaux » [Massey et al., p. 450]. A la longue, les filières souterraines et les organisations humanitaires « constituent de nouvelles formes de capital social sur lesquelles les migrants peuvent s'appuyer pour accéder aux marchés du travail étrangers » [id., p. 451].

iii - La « causalité cumulative » [Myrdal, 1957]

« Chaque migration modifie le contexte social dans lequel les décisions ultérieures de migration sont prises, généralement d'une manière qui accroît les probabilités de migrations supplémentaires ». Plusieurs mécanismes sont à l'oeuvre dans le déclenchement d'une causalité cumulative :

  • Imitation : les premiers émigrés envoient des ressources au pays ou reviennent avec des économies qui accroissent les inégalités et introduisent des frustrations parmi les familles dont aucun membre n'a encore émigré, favorisant ainsi l'émigration ultérieure.

  • Distribution des terres : les émigrés achètent des terres qu'ils exploitent peu, diminuant la demande de travail agricole et favorisant ainsi l'émigration.

  • Techniques agricoles : les émigrés utilisent des techniques plus intensives en capital, diminuant ainsi encore la demande de travail agricole.

  • Changement culturel : les migrations deviennent un rite de passage, et ceux qui n'y ont pas réussi sont considérés comme paresseux et indésirables.

  • Capital humain : l'émigration étant un processus sélectif, les mieux éduqués et les plus productifs sont ceux qui émigrent en premier ; ceci ralentit la croissance économique du pays d'émigration et accélère celle des pays d'accueil, ce qui renforce les incitations à l'émigration. En outre le développement de l'éducation dans les pays d'émigration accroît les rendements escomptés de l'émigration, et favorise donc cette dernière.

  • Stigmatisation : dans les pays d'accueil les emplois occupés de façon croissante par des immigrants sont étiquetés comme non désirables par les autochtones, qui les fuient, renforçant ainsi le recours des employeurs à l'immigration.

Ce survol de littérature permet de montrer la complexité des phénomènes en jeu : les « pressions migratoires » ne s'expliquent simplement par l'écart de richesse entre Sud et Nord que dans la théorie néo-classique élémentaire, qui apparaît singulièrement réductrice par rapport à la diversité des facteurs en cause. Cette théorie rudimentaire a d'ailleurs été abandonnée au profit des approches plus complexes évoquées ci-dessus : il apparaît ainsi clairement, aussi bien au plan théorique qu'au plan empirique, que le développement des pays d'émigration n'est pas, dans un premier temps qui peut s'étendre sur plusieurs décennies, un facteur de ralentissement de l'émigration, bien au contraire. Ce n'est que lorsque les niveaux de revenu par tête ont atteint un degré de convergence suffisant entre pays d'émigration et pays d'accueil que les flux migratoires peuvent ralentir, voire s'inverser (comme dans le cas de l'Europe du Sud).


Notes

[7] Les statistiques du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) indiquent qu'en 1995, sur un total de 14,4 millions de réfugiés, l'Afrique en comptait 6,7 millions , l'Asie 5 millions et l'Europe 1,8 million, dont 1 million pour la seule Allemagne et 150 000 pour la France.

[8] Cela pourrait changer si la crise algérienne s'aggravait et si un droit d'asile était accordé plus largement qu'aujourd'hui aux ressortissants algériens.

[9] Les citations ci-dessous, sauf indication contraire, sont extraites de cet article de référence qui figure dans le recueil d'articles édité par Robin Cohen, Theories of Migration, Elgar, Cheltenham, 1996.

[10] Le Maroc se situe aujourd'hui à 2000 $ et la Tunisie à 3000 $ / habitant.

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Dernière mise à jour : 13-11-2000 16:40.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1999/cerc/chapitre-2-2.html


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