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Rapport « Immigration, emploi et chômage » du CERC

Chapitre I
La population étrangère sur le marché du travail : un cadrage

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I. 2 - Les mutations de la crise

La population active étrangère demeure globalement stable depuis le milieu des années soixante-dix : passant de 1,7 million de personnes en 1975 à 1,6 million en 1990, les actifs étrangers représentent à peu près la même proportion dans la population active globale (6,6  % en 1982 et 6,5 % en 1990). Derrière cette apparente stabilité, il faut noter à la fois une aggravation considérable du taux de chômage des étrangers et une nette tendance à la féminisation de la population active étrangère : la part des femmes parmi les travailleurs étrangers est passée de 24,3 % en 1982 à 30,7 % en 1990 .

La décision prise en juillet 1974 par les pouvoirs publics de suspendre l'immigration de travail a en effet provoqué ou accentué des mutations dont certaines étaient déjà à l'oeuvre : si les flux d'entrées de travailleurs provenant de l'immigration extra-européenne se sont taris, les retours, sans doute découragés par le risque de ne plus pouvoir revenir en Europe, se sont également fait rares en dépit des incitations officielles. Les populations se sont stabilisées, le regroupement familial s'est renforcé et la volonté des femmes d'accéder au marché du travail s'est confirmée [Marie, 1998, p. 146].

I.2.1 - Suspension de l'immigration de travail et développement du regroupement familial

Depuis 1974, le nombre d'entrées de travailleurs permanents a connu une baisse régulière et marquée (Tableau 2). En 1970, l'Office des Migrations Internationales enregistrait 174 243 entrées de travailleurs permanents ; ils étaient encore 132 055 en 1973 mais seulement 25 591 en 1975 et 9 867 en 1986. Leur nombre a de nouveau avoisiné les 20 000 au début des années quatre-vingt-dix pour finalement revenir aux alentours des 10 000 depuis 1994.

L'objectif affiché « d'immigration zéro » puis de « maîtrise des flux » a donc été suivi d'une baisse importante des entrées d'étrangers, et notamment de travailleurs. Mais cela ne signifie pas que les flux migratoires se soient taris, à la commande, ni que les nouveaux migrants soient tous inactifs. Ainsi, la suspension de l'immigration de travail ne s'applique pas aux ressortissants de l'Union européenne, aux conjoints de Français, aux familles de résidents étrangers en situation régulière (regroupement familial), ni aux demandeurs d'asile et aux travailleurs hautement qualifiés. A partir de 1975, l'immigration de regroupement familial [2] a également été réduite, mais dans des proportions beaucoup moins importantes que l'immigration de travail, si bien que cette voie est devenue largement prédominante dans les flux d'entrées. Ainsi, d'environ 80 000 en 1974 les flux annuels de regroupement familial étaient encore de 45 000 en 1978-79 et sont revenus à 15 000 aujourd'hui. Ce flux migratoire alimente aussi, avec un retard, des entrées de femmes et de jeunes sur le marché du travail.

En revanche, le nombre des demandeurs d'asile, limité à quelques milliers dans les années soixante-dix, a fortement progressé à la fin des années quatre-vingt (61 000 en 1989). Devant cette progression, il a été décidé de restreindre l'accès au marché du travail à cette catégorie d'immigrés : depuis la circulaire du 1er octobre 1991, le dépôt d'une demande d'asile ne donne plus automatiquement le droit au travail. avant de baisser de nouveau dans les années quatre-vingt-dix.

Tableau 2 - Flux d'entrées d'immigrants permanents selon le type de titre de séjour

Années

Travailleurs permanents

Regroupement familial (1)

Conjoints de Français (2)

1973

132 055

-

-

1986

9 867

-

-

1990

22 393

36 949

15 254

1991

25 607

35 625

18 763

1992

42 255 (3)

32 665

19 045

1993

24 381

32 421

20 062

1994

18 349

20 646

13 145

1995

13 106

14 360

13 387

1996

11 450

13 889

11 635

1997(4)

11 004

15 535

11 099

(suite du tableau)

Réfugiés

Actifs non salariés

Autres motifs

 Total 

-

-

-

-

-

-

-

-

13 486

1 439

7 476

96 997

15 467

1 442

5 579

102 483

10 819

1 282

5 156

111 222

9 914

1 778

5 542

94 098

7 025

1 204

3 733

64 102

4 742

956

3 836

50 387

4 344

486

4 884

46 688

4 112

655

23 445

65 750

(1)Hors Communauté européenne

(2)Les mineurs éventuellement introduits avec eux ne sont pas comptabilisés.

(3)Dont la régularisation d'environ 16 000 travailleurs portugais et espagnols, devenus bénéficiaires à cette date de la libre circulation en tant que ressortissants de l'Union Européenne.

(4)Dans les chiffres de 1997, la colonne « autres motifs » a été gonflée par l'opération de réexamen de la situation de certaines catégories d'étrangers en situation irrégulière suite à la circulaire du 24 juin 1997. Ils sont près de 19 000 à avoir été comptabilisés dans les chiffres de 1997, ce qui correspond au nombre de personnes régularisées passées par la visite médicale de l'OMI en 1997.

Sources : OMI-OFPRA

I.2.2 - Féminisation et transformation de la composition par origine nationale

« L'augmentation des femmes dans la population active introduite et régularisée touche toutes les nationalités avec une part importante de Maghrébines, Turques et Portugaises. Les jeunes femmes étrangères arrivées par l'intermédiaire du regroupement familial viennent donc s'ajouter à celles déjà installées en France depuis longtemps et cherchent de plus en plus à entrer sur le marché du travail » [Viprey, 1998, p. 44].

On constate une évolution rapide des taux d'activité des étrangères, qui se rapprochent de ceux des Françaises. En 1973, les Portugaises n'étaient que 30, 7% à travailler, elles sont 64,4 % en 1995. De même, le taux d'activité des Maghrébines a quadruplé en vingt ans, passant de 8,4 % à 36,6 %, dépassant notamment celui des Italiennes [Mucchielli, 1997].

Parallèlement, la composition par origine nationale de la population active étrangère s'est quelque peu modifiée, notamment du fait de la part croissante d'étrangers non ressortissants de l'Union européenne. Les Portugais demeurent les actifs les plus nombreux, mais leur part dans la population active étrangère baisse (Tableau 4). La part des Algériens est plutôt stable et celle des Marocains est en augmentation.

Tableau 3 - Évolution de la place des femmes dans la population étrangère et active étrangère (en %)

Années

Part des femmes dans la population étrangère

Part des femmes dans la population active étrangère

1962

38,2

15,2

1968

39,3

16,5

1975

40,1

18,8

1982

42,8

23,7

1990

44,9

30,3

Source : Insee, Recensements de la population

Tableau 4 - Répartition de la population active étrangère
selon la nationalité en 1990 et en 1998
(en %)

Nationalité

1990

1998

Espagnols

7,0

5,6

Italiens

6,3

4,6

Portugais

27,7

19,9

Total Union européenne

46,3

36,3

Algériens

16,0

15,2

Marocains

10,9

14,5

Tunisiens

4,8

5,3

Afrique noire

4,1

7,7

Turcs

3,5

5,0

Total hors CEE

53,7

63,7

Total

100,0

100,0

Source  : Insee, Enquêtes sur l'emploi

I.2.3 - Entre le monde ouvrier et l'univers des services peu qualifiés

Historiquement, la main d'oeuvre étrangère a longtemps été concentrée dans les secteurs les moins attractifs pour les nationaux. Ces secteurs, employant massivement de la main-d'oeuvre ouvrière peu qualifiée, ont pendant longtemps recruté beaucoup d'étrangers, en particulier dans le bâtiment et les travaux publics, les mines, l'automobile, le textile. Dans certains secteurs du tertiaire, les ouvriers non qualifiés sont aussi depuis longtemps en priorité des étrangers : on connaît les figures traditionnelles de l'éboueur ou du laveur de carreaux immigrés. Dans l'agriculture, aussi : « En 1982, ils (les étrangers) sont par exemple, 18 % des ouvriers agricoles alors qu'ils ne représentent que moins de 1 % des exploitants agricoles » [Taïeb, 1998, p. 159]. Cette concentration tant sectorielle que professionnelle est aussi le résultat d'importantes discriminations légales dans certaines professions relativement prisées : fonctionnaires, professions judiciaires et médicales etc. (cf. infra, 2ème partie).

Tableau 5 - Répartition de la population active étrangère ayant un emploi par nationalité selon l'activité économique en 1990 (en %)

Part de chaque activité économique par nationalité

Union européenne

dont :

Espagnols

Italiens

Portugais

Agriculture

3,3

6,1

2,2

2,6

Industrie

24,3

24,4

28,4

24,1

Bâtiment

24,7

19,5

27,1

29,9

Services

47,7

50,1

42,3

43,5

Total

100,0

100,0

100,0

100,0

Effectifs en milliers

605

84

90

352

(suite du tableau)

Maghrébins

Ensemble étrangers

Ensemble population active occupée

4,7

3,4

5,6

27,1

26,2

22,7

21,2

20,6

7,4

47

49,8

64,3

100,0

100,0

100,0

413

1 304

22 233

Source : Insee, Recensement de la population 1990

Ainsi, en 1990, toutes nationalités confondues, 57 % des étrangers sont ouvriers, 21 % sont employés et 22 % cadres et indépendants. La structure de la population active étrangère demeure caractérisée par la très forte proportion d'ouvriers et on retrouve là un résultat classique de la sociologie de l'immigration [Tripier, 1990]. En général, pour une communauté donnée, le monde ouvrier est massivement investi au début de la vague migratoire puis l'ancienneté du séjour entraîne souvent une diversification sociale progressive.

Tableau 6 - Répartition des actifs par catégorie socioprofessionnelle selon la nationalité en 1990 (en %)

Catégorie Socioprofessionnelle

Français

Union européenne

Agriculteurs exploitants

4,3

0,9

Artisans, commerçants, chefs d'entreprise

7,4

6,9

Cadres et professions intellectuelles supérieures

11,1

5,9

Professions intermédiaires

19,6

8,9

Employés

dont services directs aux particuliers

28,2

4,5

21,1

11,5

Ouvriers
dont

Ouvriers qualifiés

Ouvriers non qualifiés

Ouvriers agricoles

28,5
 

16,4

11,1

1,0

55,3
 

27,8

25,2

2,3

Chômeurs n'ayant jamais travaillé

1,0

0,9

Ensemble

100,0

100,0

Effectifs en milliers

23 667

678

(suite du tableau)

dont

Maghrébins

Autres nationalités

Espagnols

Italiens

Portugais

1,1

1,3

0,2

0,1

0,4

6,5

12,9

4,7

5,2

5,9

4,0

6,1

0,9

2,6

10,3

9,2

12,6

4,8

5,5

9,2

24,9

14,8

15

6

22,3

13,6

15,8

6,3

18,9

7,8

53,4
 

28,0

20,5

5,0

51,2
 

31,9

18,4

0,9

66
 

31,1

32,6

2,3

66,5
 

28,2

34,2

4,1

49,9
 

20,0

28,8

1,1

0,9

0,9

1,0

4,2

5,4

100,0

100,0

100,0

100,0

100,0

96

103

392

562

380

Source  : Insee, Recensement de la population 1990

Les secteurs où est concentrée, au milieu des années soixante-dix, la main d'oeuvre étrangère, sont aussi les plus touchés par la crise. Les restructurations affectent en premier lieu les salariés étrangers, qui sont donc à la fois concentrés dans les secteurs en crise et dans les emplois les moins qualifiés.

La figure historique d'une population étrangère surtout masculine et industrielle, recule dès les années quatre-vingt au profit d'une tendance à la tertiairisation et à la féminisation. En 1990, « le nombre d'actifs étrangers dans les services marchands dépasse celui de l'industrie alors que moins de dix ans auparavant la différence était inverse. Le tertiaire assure l'emploi de la moitié de la population étrangère contre moins d'un tiers en 1975... En 15 ans (1975-1990), les secteurs du commerce, des services marchands, des transports et télécommunication ont ainsi accru de 24 % à 50 % leurs effectifs étrangers » [Viprey, p. 41].

Cette évolution accompagne la féminisation de la population active étrangère, mais aussi la déformation de la répartition par origine nationale : « Les vagues d'immigration plus récentes (que les Portugais ou les Algériens) sont issues de pays d'Asie du Sud-Est et d'Afrique noire, encore très ruraux et faiblement industrialisés. Seuls 16 % des ressortissants d'Afrique noire ont un père ouvrier (contre 36 % des Français, 52 % des Algériens, et 58 % des Portugais). Moins proches du monde ouvrier, les Noirs africains travaillent beaucoup moins dans l'industrie et le bâtiment que les Portugais ou les Maghrébins. Ils se concentrent plutôt dans les services marchands : nettoyeurs, serveurs, agents de service. » [Maurin, 1991].

La tertiairisation des emplois signifie également une précarisation des situations professionnelles, en particulier dans les petites entreprises du commerce et des services qui sont dans des positions concurrentielles difficiles. « Dans les secteurs où subsistent un grand nombre de petites entreprises sur des marchés où la concurrence est forte, l'emploi étranger moins payé et plus flexible est un avantage pour les employeurs. La tertiairisation est encore plus sensible chez les jeunes et les femmes ; cependant, ce tertiaire est plus instable et moins qualifié que le tertiaire occupé par les Français » [Taïeb, 1998, p. 164].

Encadré 2 - Précarisation du séjour et emploi irrégulier

La part de l'emploi des étrangers en situation de séjour irrégulier est relativement faible dans l'ensemble de l'emploi illégal. D'après une étude chiffrée publiée par le ministère du Travail, elle représenterait autour de 10 % des infractions constatées à partir des procès verbaux dressés en 1994 : en termes relatifs, l'embauche d'étrangers sans titres a beaucoup diminué puisque la part de ces emplois est passée de 17 % en 1992 à 10,4 % du total des emplois illégaux en 1994 [Milutmo, 1995]. Si ce type d'emploi n'est pas primordial pour l'économie en général, il est très recherché dans certains secteurs [Morice, 1998]. Il est d'ailleurs probable que l'éradication de toutes les formes d'emploi non déclaré signifierait une hausse non négligeable des salaires dans certains secteurs clés de l'économie comme le BTP, la confection ou l'hôtellerie et la restauration. Car il a pu aussi être introduit récemment dans certains secteurs des services pour peser sur les conditions salariales [Marie, 1998].

Sur un autre plan, la lutte contre le travail clandestin des étrangers en situation irrégulière peut être un argument pour proposer la baisse des salaires et charges sociales : « Tout devrait être envisagé : exonération des charges sociales et fiscales, possibilité pour des jeunes de cumuler de façon simple indemnités de chômage, de stage ou RMI et rémunération de travail saisonnier (...) pour que les employeurs aient intérêt à offrir ces travaux à des chômeurs, à des jeunes, à des étudiants, plutôt qu'à des illégaux » [Weil, 1996]. Ce raisonnement consiste à vouloir « assécher le marché du travail » en rendant inutile pour les employeurs l'emploi de main d'oeuvre irrégulière : il est cohérent avec la pensée libérale pour laquelle les réglementations et charges sociales sont une distorsion des signaux du marché et une entrave à la création de richesses et d'emploi (cf infra).

Ainsi trois tendances convergent pour expliquer la tertiairisation de l'emploi étranger : l'intérim et le travail précaire tiennent une place importante, les femmes y prennent une part croissante et enfin les formes illégales d'emploi s'y développent plus qu'ailleurs [Marie, 1998, p. 153]. Les conditions de travail dans les services ne sont pas meilleures et on pourrait caractériser cette nouvelle main d'oeuvre étrangère comme celle des « ouvriers non qualifiés des services ». En effet, le transfert vers le tertiaire ne s'est accompagné ni d'une augmentation des rémunérations, ni d'une amélioration des conditions de travail par rapport à celles offertes dans l'industrie. La tertiairisation de l'emploi étranger a en fait accompagné et facilité (comme autrefois dans l'industrie) la prolétarisation et la taylorisation des services, entamées au motif d'une « modernisation de l'économie » [Marie, 1998, p. 154].

I.2.4 - La montée du travail indépendant

La progression du travail indépendant chez les actifs étrangers n'est ni un phénomène nouveau ni une originalité propre à la France mais mérite d'être soulignée. Pendant les « trente glorieuses », le salariat était plutôt la règle. Mais « de 1975 à 1982, le nombre d'étrangers à leur compte a augmenté de 26 % puis de 47 % entre 1983 et 1987, pour atteindre le chiffre absolu de 133 000 personnes, soit 4,1 % des effectifs globaux des non salariés » [Schor, p. 246]. Entre 1982 et 1990, alors que le nombre total de non salariés hors agriculture stagne, la part des étrangers continue de progresser, pour atteindre 4,7 %. Italiens, Espagnols et Portugais représentent 40 % des indépendants étrangers. La proportion d'indépendants (hors agriculture) parmi les étrangers ayant un emploi atteint ainsi 6,8 % au recensement de 1990 alors qu'elle s'élève globalement, Français et étrangers confondus, à 9,2 % des emplois. Mais le « rattrapage » semble être encore rapide, si l'on en croit une enquête de 1994 qui mesure une propension à s'installer à son compte deux fois plus élevée pour les étrangers que pour les Français [Bonneau et Francoz, 1996].

De nombreux travaux économiques et sociologiques ont permis de montrer le lien entre le déclenchement de la crise, accompagnée de la montée du chômage dans les secteurs traditionnels, et la progression du travail indépendant. En effet, la mise à son compte constitue souvent une alternative aux restrictions d'offres d'emplois stables pour les étrangers. Mais elle peut être aussi la marque d'une certaine installation en France d'étrangers arrivés de longue date.


Notes

[2] En juillet 1974, il avait également été décidé de la suspension de l'immigration familiale mais cette décision s'est vite révélée impossible à appliquer : d'un point de vue politique car le droit de vivre en famille fait partie des principes constitutionnels et d'un point de vue pratique car beaucoup de membres de familles entraient avec des visas de tourisme [Weil, 1991, chap. 3].

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Dernière mise à jour : 13-11-2000 17:01.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1999/cerc/chapitre-1-2.html


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