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Migrants : libre circulation
et lutte contre la précarité
Alain Morice
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Ce texte est paru dans Sans-papiers
Chroniques d'un Mouvement, co-édité par Reflex et l'agence
IM'média (1997).
Agence IM'média, 26, rue des Maronites, 75020 Paris
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Editions Reflex, 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris
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Alain Morice est anthropologue au CNRS (Centre d'études africaines).
L'auteur remercie chaleureusement Danièle Lochak et Yann Moulier-Boutang
pour leur lecture minutieuse d'un premier manuscrit et toutes les modifications
qu'ils lui ont suggérées.
D'Alain Morice on peut également consulter :
Vingt-deux ans après la fermeture officielle des frontières
aux migrations de travail, onze ans après la publication du manifeste
xénophobe « La Préférence nationale »
[1], tout le monde s'accorde au moins
sur ce point : l'immigration n'a pas cessé dans notre pays.
Ce consensus obligé se double d'une unanimité quelque
peu paradoxale sur la nécessité de contrôler les
frontières, comme si la chose allait de soi et comme si l'expérience
ne prouvait pas que, précisément, c'est impossible.
Hormis peut-être certains groupements libertaires et quelques
initiatives prémonitoires, il n'existe plus depuis longtemps
aucun parti politique, aucune association pour prôner ouvertement
la libre et entière circulation des hommes. Au mieux, les organisations
les plus démocratiques font l'impasse sur cette question et n'ont
ainsi qu'une position en négatif : se battre contre les
abus de l'État et pour une réforme de la loi. L'unanimité
est telle que c'est à un dirigeant socialiste que l'histoire
a dévolu l'encombrant privilège de rassembler l'ensemble
de la classe politique autour de son célèbre aphorisme
proféré en 1990 devant la Cimade : « La
France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. »
Mais les mouvements actuels de sans-papiers, avec leur mot d'ordre
iconoclaste de « régularisation pour tous »,
viennent opportunément troubler ce consensus et secouer une conscience
collective qui s'est habituée de longue date à trouver
naturel qu'on s'arroge le droit de limiter les habitants de cette planète
dans leurs déplacements et de persécuter ceux qui passent
outre. Loin d'être, comme on l'a dit, « manipulés »
par des militants français sans scrupules, ces mouvements les
ont au contraire mis dans l'embarras. De toute évidence,
la tactique de la négociation au cas par cas n'était pas
adaptée à une revendication de cette ampleur. Fallait-il
continuer comme avant à réclamer un aménagement
« humainement correct » des textes en vigueur, en
contester les seules dispositions les plus négatives (« Abrogation
des lois Pasqua ! »), ou ne devait-on pas penser à
une remise en cause plus radicale de la politique d'immigration ?
En fait, on a soigneusement évité de se demander par quoi
remplacer ces textes. Et, comme ces questions demeurent insolubles dans
le cadre d'une acceptation implicite des frontières, l'opinion
démocratique s'est forgé, par la voix d'un collège
de médiateurs [2], une série
de « critères » supposés permettre
la régularisation juste et humaine des situations jugées
les plus dignes d'intérêt, principalement à l'aune
de l'intégration familiale et sociale des intéressés.
Fort bien, et c'est mieux que rien.
Mais personne, absolument personne dans ces rangs n'a osé reprendre
publiquement cette question (qui demeure évidemment obsessionnelle
pour les autorités publiques) : quid des immigrés
qui s'introduiront et resteront demain sur notre sol sans en avoir le
droit ? Faudra-t-il chaque année mettre en route un nouveau
processus de luttes pour les faire régulariser ? Ces ambiguïtés
ne trahissent-elles pas, volens nolens, une certaine complicité
avec les lois dénoncées (ou au minimum leur acceptation
résignée), laquelle conduira vite à entériner
l'impossible binôme « immigration zéro + droits
de l'homme » ?
C'est ainsi que nous en sommes venu à l'idée qui motive
le présent texte : la libre circulation des hommes, sans
autre restriction que celle visant les activités criminelles
(que d'ailleurs la loi gêne peu), est peut-être la seule
doctrine raisonnable en matière d'immigration [3].
Nous n'ignorons pas les énormes difficultés théoriques
et pratiques soulevées par cette doctrine, qui a contre elle
un sens commun nourri de l'invocation, devenue rituelle, du chômage,
de l'équilibre des populations et des engagements internationaux :
au contraire, pour délivrer ces objections de leur gangue idéologique,
il convient de les prendre très au sérieux, sans toutefois
oublier qu'un tel unanimisme est en soi suspect.
La réflexion peut être menée en trois temps. Elle
portera, en premier lieu, sur certaines contradictions de la situation
actuelle ; ensuite sur certaines propositions politiques que son apparent
échec inspire ; enfin sur les conditions et sur les effets possibles
d'une ouverture inconditionnelle des frontières. Nous anticipons
tout cela en affirmant d'emblée que ce dernier objectif ne peut
être envisagé séparément d'une mise en cause
des stratégies économiques qui font reculer le droit du
travail.
Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur une conséquence
mainte fois constatée du dispositif légal, que résume
en la simplifiant cette formule rebattue : « Les lois Pasqua
fabriquent des clandestins. » Ces lois, qui sont venues couronner
un intense travail réglementaire et législatif entamé
en 1975 [4], ne sont pas parvenues à
atteindre l'objectif qu'elles prétendaient se fixer. Certains le
déplorent, d'autres en appellent à un hypothétique
renforcement de la répression, mais rien n'y fait : l'inventivité
des candidats à l'immigration est à la mesure du déni
de droit qui leur est opposé, ce qui donne une course sans fin
dans les perfectionnements respectifs de l'épée et du bouclier.
Néanmoins une double tendance se dessine. Premièrement,
à mesure que la loi colmate ses propres brèches (le droit
d'asile, le regroupement familial, les visas de court séjour, l'accès
à la nationalité etc.), elle multiplie du même coup
le statut d'« irrégulier » ; ce qui amène
périodiquement les pouvoirs publics à risquer de perdre
leur légitimité de façade, lorsque des situations
intenables les contraignent (même si c'est au compte-gouttes) à
troquer les principes posés par le législateur contre des
arrangements « humanitaires » avec les contrevenants,
ou contre une simple politique du « ni vu ni connu ».
On verra plus loin que Patrick Weil a très bien identifié
les raisons de cette étrange aberration, dont l'extrême-droite
sait si bien faire des gorges chaudes. Deuxièmement, plus les objectifs
annoncés deviennent hors d'atteinte, plus les mêmes autorités
sont tentées de s'en remettre, ouvertement ou en sous-main, à
ces procédés para-juridiques que sont la xénophobie,
voire le racisme, les voies de fait contre les immigrants [5],
ou encore le chantage à l'« aide » aux pays
d'origine [6].
Il n'est pas non plus besoin d'insister sur cet autre point : la
fermeture officielle des frontières fait les délices de
toute une catégorie d'employeurs, qui ont en commun d'avoir besoin
de recruter une main-d'oeuvre précaire, sous-payée et dépourvue
de droits sociaux comme, est-il espéré, de combativité.
Nous reviendrons sur cette question, qu'un nombre croissant d'analystes
en viennent à juger la plus cruciale de toutes. Mais on peut noter
d'emblée ceci : les secteurs (BTP, hôtellerie-restauration,
nettoyage, confection et récoltes principalement) les plus friands
en main-d'oeuvre immigrée en général et de préférence
en situation irrégulière sont parfaitement connus des services
administratifs et de police compétents. Tout se passe comme si
les lois régissant l'entrée et le séjour, loin d'être
victimes d'« effets pervers » ainsi que l'on
dit souvent chez les défenseurs des droits de l'homme , avaient
bel et bien été créées sur mesure au bénéfice
de l'expansion desdits secteurs. Une interprétation aussi cynique
est sans doute excessive, tant il est vrai que ces lois ont été
conçues et votées à des fins plus idéologiques
que purement économiques. Mais on doit observer que les secteurs
en question ne peuvent fonctionner à grands coups de travail au
noir ce que nul ne nie qu'en disposant de quantités
colossales d'argent soustrait aux regards du fisc et échappant
(au moins officiellement) au contrôle bancaire. Aussi, par son essence
même, la mise en irrégularité d'un nombre important
de travailleurs entraîne-t-elle indirectement une complicité
organique entre, d'une part, les donneurs de travail et, de l'autre, les
autorités administratives ou électives et les institutions
financières.
Passé un certain degré de progression du phénomène,
ces deux instances ne peuvent que marcher la main dans la main, avec souvent
la corruption pour attache commune : en ce qui concerne le BTP, la
chose n'est d'ailleurs plus à prouver, mais il est douteux que
cela puisse s'interpréter comme un simple « effet pervers ».
A cet égard, la position particulière des travailleurs étrangers
en situation irrégulière évidemment minoritaires
fait figure de modèle dans la dérive progressive
de l'économie vers l'emploi illégal et la précarisation.
Sans doute aussi connues mais moins souvent commentées, certaines
conséquences de l'ordonnance
de 1945 nouvelle manière conspirent à miner le tissu
social de ce pays. Deux d'entre elles, qu'une enquête en cours
met en lumière [7], méritent
d'être évoquées : il s'agit respectivement
du développement de nouvelles formes de collaboration délictueuse
et d'une fragilisation croissante des communautés d'origine étrangère,
toutes catégories juridiques confondues.
En premier lieu, les obstacles à l'entrée, au séjour
et au travail régulier des immigrants ont, par un effet qu'il serait
illusoire de juger accidentel, multiplié certaines occasions de
transformer ces hommes et ces femmes en sources de gains. Nous partons
encore ici du même constat : ces lois n'endiguent pas les mouvements
; mais elles les rendent moins fluides, plus risqués et, partant,
plus coûteux. Parallèlement aux employeurs déjà
cités, et quand ce ne sont pas les mêmes individus, passeurs,
logeurs et usuriers en font leur miel. Des avocats perçoivent sans
vergogne des honoraires sur des dossiers qu'ils savent indéfendables.
Moins avéré est le développement spectaculaire du
trafic de documents, qui met aussi en scène des nationaux et, plus
spécifiquement, des fonctionnaires publics.
Le mécanisme est bien connu des économistes : en
créant des interdictions plus qu'il n'est possible de les faire
respecter, les lois ont créé une file d'attente, donc
des opportunités de rente, notamment chez les détenteurs
du pouvoir de les appliquer. D'autres lois sur la diffamation
et la déontologie, celles-là nous interdisent d'entrer
dans le détail d'un mécanisme qui paraît se consolider :
un titre de séjour, un visa, un faux passeport ou une fausse
nationalité, une carte de sécurité sociale, cela
se trouve si l'on y met le prix, tout étranger en situation irrégulière
le confirmera. L'évolution même des tarifs moyens selon
nos relevés traduit combien la politique actuelle rend précieux
l'accès aux documents falsifiés ou frauduleux. Certains
de ces trafics ne concernent que des immigrés entre eux, les
uns agissant par solidarité et d'autres à des fins lucratives,
fût-ce seulement pour pallier une absence de revenu sur le marché
du travail. D'autres supposent et ceci est théoriquement
nécessaire avant d'être empiriquement vérifié
une collaboration structurelle entre des fonctionnaires et des
filières communautaires leur servant de relais face aux demandeurs
[8].
La France a pris ici le risque de laisser s'installer un germe galopant
autant que destructeur. Tout d'abord parce que cette situation veut
dire que l'adhésion d'un immigrant au pays d'accueil peut ainsi
se faire sur la base d'une délinquance fondatrice, tandis que
d'autres étrangers, résidents de droit ou non, sont en
proie à la tentation de quitter l'univers du travail précaire
pour basculer dans des trafics plus rentables. Cela présage d'autant
plus mal d'une intégration aux lois de la République,
conformément aux voeux énoncés officiellement,
que le prix à payer pour accéder aux faux documents est
vraisemblablement appelé à subir une hausse vertigineuse,
obligeant certains candidats à se tourner vers les activités
délictueuses pour en assumer le montant. Ensuite parce que, simultanément,
on s'expose à une régression de l'esprit civique chez
les fonctionnaires supposés garants de lois restrictives dont,
au bout du compte, ils ne verraient d'intérêt au maintien
qu'en raison du profit personnel que permet leur transgression.
Les travaux anthropologiques sur le clientélisme et la corruption
nous enseignent que de tels phénomènes obéissent
généralement à des courbes exponentielles et que,
passé un certain stade, leur régulation ne peut plus se
faire que par une explosion désordonnée du corps social
et par la violence. Ce danger doit être médité.
En deuxième lieu, nous l'avons dit, la fermeture des frontières
est de droit mais non de fait. Aux yeux de la communauté immigrante,
ce décalage entre les ordres respectivement juridique et pratique
n'est pas seulement la source du risque d'infraction susmentionné.
Il est également et cela concerne aussi la population étrangère
résidente de droit générateur d'une aliénation
multiforme, au sens où l'entendent les psychopathologues [9].
Or nous avons pu vérifier à ce niveau particulier ce que
chacun sait en général : la politique officielle d'intégration
est un leurre. Même parmi ceux, réguliers ou résidents
de longue date mis récemment en difficulté par la loi, qui
ne cherchent qu'à s'identifier à la nation française
(« noirs d'aspect, blancs à l'intérieur »,
comme disait à peu près le ministre Kofi Yamgnane), cette
même nation ne cesse de réintroduire dans leurs schémas
mentaux un imaginaire dépréciatif lié à leurs
origines : telle est, non par hasard, une des incantations bien choisies
de l'extrême-droite [10].
De fait et sauf rares exceptions, la situation d'immigré n'est
pas psychiquement enviable : elle engendre constamment l'humiliation,
la perte d'auto-confiance et le stress [11].
Il est aisé de comprendre le parti que peuvent en tirer les employeurs,
surtout si l'on se souvient que les cartes de séjour ne sont
pas automatiquement renouvelables : clandestins de fait ou menacés
de le devenir, un ensemble important d'étrangers sont mis ainsi
dans l'état mental d'accepter la servitude comme un bienfait.
Mais ce calcul de court terme risque fort de se retourner contre la
société tout entière. Le qui-vive permanent
entraîne un ensemble de frustrations et de rancoeurs, voire une
aversion à l'égard de la société d'accueil
et rend plus chimérique encore l'idéal républicain
d'intégration. Le repli communautaire peut dès
lors se faire sur des bases hostiles et converger avec l'action déstabilisatrice
de groupes sectaires.
En outre, la fragilisation globale des situations individuelles a
pour effet de dresser les unes contre les autres les populations immigrées
selon leur origine ou leur statut : l'hostilité inter- et
intra-communautaire est un phénomène en plein développement,
avec le danger d'une ethnicisation des représentations sociales
de l'immigration que cela comporte. Les mouvements de sans-papiers de
1996 en ont témoigné malgré eux. En effet, dès
lors que la seule solution laissée par la loi était d'obtenir
des régularisations individuelles, une ligne de partage s'est
instaurée entre les « bons » et les « mauvais »,
ce qu'a traduit le slogan « sans-papiers mais pas clandestins »
sous-entendu « clandestin, c'est indéfendable ».
Et l'on a pu voir, dans certaines actions collectives de sans-papiers,
des étrangers régularisables au titre de leur situation
familiale regretter la présence à leurs côtés
de demandeurs d'asile déboutés, réputés
n'avoir plus aucune chance : quoique circonscrites par les effets
unificateurs d'un combat commun, ces réticences constituent un
signe.
De tels clivages ne sont certes pas un souci pour les pouvoirs publics,
au contraire, et nous ne saurions donc en faire un argument pour l'ouverture
des frontières. Mais il faut observer que ces divisions sont
contagieuses et peuvent représenter une menace allant bien au-delà
de l'utilisation habile qu'on croit pouvoir en faire, notamment au sein
de la deuxième génération. L'État joue à
cet égard les apprentis sorciers : la stigmatisation dont
sont victimes les clandestins risque fort de s'étendre à
la totalité des personnes d'origine étrangère et
de leurs descendants.
La revue Esprit a publié récemment
un texte de Patrick Weil, initialement conçu pour alimenter les
réflexions de la Fondation Saint-Simon [12].
Son diagnostic, aussi lucide que sévère et documenté,
des impasses de la politique d'immigration, utilisée depuis 1974
« à des fins électorales
avec souvent pour conséquence de freiner, d'un côté,
l'intégration des immigrants résidents et d'accroître,
de l'autre, la crainte de l'invasion » (p.
138), emporte l'assentiment. Mais à notre sens, les réflexions
de l'auteur débouchent sur des propositions qui l'emprisonnent
dans la politique qu'il entend combattre, avec laquelle il partage le
commun souci de contrôler les flux migratoires. Ce qui se fonde
sur une croyance en « l'efficacité relative de l'État »
c'est-à-dire, avec cette nuance révélatrice, » « en
sa capacité non de maîtrise totale mais de régulation
des flux » (p. 143).
Cette problématique n'est pas la nôtre mais elle est
cohérente : la question posée par P. Weil n'est pas,
comme pour nous, celle de la légitimité du principe même
de ce contrôle mais celle des moyens d'y parvenir, aux fins de
prévenir l'immigration irrégulière. Il est donc
postulé par l'auteur que la régulation n'est pas en soi
un objectif invraisemblable : c'est souhaitable et possible, sans persister
dans la pure répression, de « mieux
organiser les flux d'immigration régulière tout en étant
plus efficace contre l'immigration illégale »
(ibid.).
A l'appui de cette thèse vient le constat des ambiguïtés
de la politique actuelle qui a ouvert, selon les termes de P. Weil, « un
boulevard pour le Front national » (p. 137) : grosso
modo, une politique hypocrite d'« immigration zéro »
alimentée par un discours assimilant sciemment l'immigration légale
à l'illégale, créant, notamment dans les quartiers
à difficultés, un climat propice à la propagation
de la xénophobie.
Sur ce point, il n'y a guère à redire, si ce n'est que cette
notion de « boulevard » établit une causalité
critiquable. Il y a en effet deux manières de voir la progression
du Front national qui, pour être en partie superposables, ne sont
pas identiques. La première, qui est celle de P. Weil, conduit
à l'envisager comme l'effet induit (pervers ?) de stratégies
irresponsables parce que purement destinées à flatter les
électeurs dans le sens de leurs penchants xénophobes :
le Front national y préexisterait donc, et ne ferait qu'en tirer
avantage. L'autre, moins idéaliste, consiste à penser
que l'histoire a fait de ce parti le dépositaire intellectuel et
le champ d'expérimentation idéologique de l'ensemble de
la classe politique ce que résume la formule préférée
de ses militants : « Notre chef dit tout haut ce que chacun
pense tout bas. » Les thèses du livre déjà
cité, « La Préférence nationale »,
sont devenues, que cela plaise ou non et même si peu de gens l'ont
lu, la référence obligée (et, disons-le, sans équivalent
quant à la cohérence de la réflexion) de la pensée
en matière d'immigration.
Si l'on veut continuer dans la métaphore topographique, il paraît
plus exact de poser que le Front national a ouvert un boulevard pour la
xénophobie, avec la bénédiction des partis qui s'y
sont successivement engouffrés. Cette nuance est peut-être
plus importante qu'il n'y paraît : P. Weil, observant ses impasses,
pense que la politique migratoire actuelle est absurde, tandis que nous
la jugeons au contraire savante on verra plus loin pourquoi au
chapitre du travail.
Mais quel que soit le sens de ce « boulevard », l'auteur
rappelle opportunément le mensonge contenu dans le mythe de l'« immigration
zéro », puisque la France accueille chaque année
environ cent mille étrangers en règle. Les auteurs de ce
mythe, non contents d'alimenter le Front national, fondent maintenant
sur lui une politique où s'est développée « à
l'égard de l'immigration légale une stratégie de
répression jusqu'alors réservée à l'immigration
illégale » (p. 139). Or P. Weil s'emploie à
relativiser l'importance des séjours irréguliers :
« Sans nier leur présence, il serait
erroné d'en exagérer le nombre car il est toujours surévalué »,
dans le cadre d'un discours public qui veut assimiler les légaux
aux illégaux, répète-t-il. (p. 146). Il observe
ainsi qu'en 1981, quand fut lancée une campagne de régularisations,
on n'en trouva que 132 000, ce qui est effectivement dérisoire
en termes de flux. Compte tenu des départs, il pense qu'« il
s'en maintient en permanence quelques dizaines de milliers »
(ibid.). Puis il enchaîne sur ses propositions « pour
une nouvelle politique », à base de « prévention
économique », de « dissuasion »
et de « coopération internationale »,
sur laquelle nous allons revenir.
Il est difficile de suivre P. Weil sur l'usage de ces chiffres. D'une
part, si l'immigration irrégulière est si minime, pourquoi
ce luxe de propositions ? La réponse découle de ce
qui précède : c'est pour briser d'un même coup l'argumentation
favorite de l'extrême-droite et l'assimilation abusive entre immigration
et illégalité qui la fonde. Mais cela ne peut se faire
qu'au prix de ce que P. Weil dénonce par ailleurs, à savoir
une politique répressive impitoyable, sinon injuste. L'auteur
n'en fait d'ailleurs pas un problème juridique mais purement
exécutif et idéologique : malgré les critiques
dures et pertinentes qu'il formule à l'encontre des lois, ses
propositions sont essentiellement animées, comme il l'annonce
d'emblée, par cette volonté : « rendre
l'État plus efficace et changer le discours public ».
A ce niveau, comme on verra, la seule chose qui le démarque des
autorités qu'il fustige est qu'il croit possible de repérer
et de sanctionner l'immigration illégale.
D'autre part et cela est lié , P. Weil, pris par
un raisonnement qui le conduit à isoler une donnée quantitative
(le petit nombre relatif d'étrangers sans titres) des conditions
de son apparition, ne paraît pas respecter cette règle
de la sociologie : la nécessité de neutraliser l'action
de toutes les autres variables liées pour en examiner une seule.
Il identifie certes, avant même la promulgation des lois
de 1993, l'existence d'un « effet Pasqua »
mais il pense que cet effet a été de courte durée
(p. 140-141). Il évoque certains chiffres qui paraissent lui
donner tort. Par exemple, les arrêtés de reconduite à
la frontière ont augmenté de 27 % en 1994. Mais « ces
résultats ne sont pas dus aux lois de 1993 : ils furent
principalement le fait d'une bonne coopération
avec l'Algérie, d'ailleurs de courte durée ».
(ibid., soul. par nous) [13].
L'emploi de l'épithète « bonne »
vient-il d'un jugement positif et, sinon, pourquoi n'avoir pas usé
d'un terme moralement plus neutre ? On ne saurait sans doute soupçonner
P. Weil de complaisance puisque, plus loin, il appelle de ses voeux
le retour à une juste politique d'asile des Algériens
(p. 151). Mais il reste qu'on ne saurait fonder le constat que l'immigration
irrégulière est plutôt limitée sur celui
qu'elle est bien réprimée, quand on cherche en même
temps à démontrer l'inefficacité de cette répression.
Même mélange des registres et même hommage involontaire
aux lois Pasqua pour ce qui est des demandes de regroupements familiaux :
toujours de 1993 à 1994 les réponses favorables à
ces demandes sont passées de 85 à 25 %, d'une part parce
que le délai minimum est passé de un à deux ans,
et d'autre part parce que les conditions de ressources sont devenues
plus sévères (p. 141). P. Weil, au moins ici, ne s'en
réjouit pas : le résultat, dit-il, a été
de transformer en illégaux des immigrants qui eussent été
légaux selon l'ancienne loi. Mais il s'agit d'un raisonnement
paradoxal : on ne saurait dissocier, pour dénoncer la politique
censée les endiguer, les flux migratoires des effets de cette
même politique.
En fait, cette posture qui nous paraît peu logique renvoie à
une ligne directrice obsédante : pour en finir avec le discours
nuisible qui amalgame tous les étrangers à des illégaux,
il faut définitivement et complètement séparer le
bon grain de l'ivraie. De la sorte, la traque aux irréguliers est
devenue le delenda Carthago de P. Weil : c'est à
ce prix seulement que la France pourra donner aux « immigrés
légitimes » (p. 142 et passim) la place
qui leur revient. Il est ici, de même, difficile d'accepter ce basculement
d'une notion juridique (la légalité) à un prédicat
qui s'en distingue par sa connotation morale (la légitimité).
A l'aune de quels critères cette légitimité est-elle
mesurée dans l'article de P. Weil ? Hormis le cas de l'« immigration
vraiment délinquante, celle qui sort de prison après avoir
purgé une peine », il n'est dans ce texte d'autre
critère que subjectif ou allusif. (Encore ne sait-on même
pas si l'auteur range parmi les délinquants ceux qui sont coupables
du seul délit de séjour irrégulier.) C'est ainsi
que nous voyons apparaître ici et là certaines notions que
ne renieraient pas les auteurs de la loi de 1993 ni les auteurs du rapport
de la Commission d'enquête parlementaire [14] :« faux
étudiants », « demandeurs d'asile indus »,
« travailleurs clandestins » (notion d'ailleurs
juridiquement erronée, sauf si elle vise les travailleurs indépendants
[15]), « mariages frauduleux »
(p. 142 et p. 149, soul. par nous). Les personnes qui travaillent
ou enquêtent sur le terrain sont bien placées pour savoir
que ces notions se basent sur une réalité : le candidat
à l'immigration sait utiliser tous les moyens à sa disposition
pour parvenir à cette fin. Mais ils n'ont pas pour autant l'idée
de qualifier sa démarche d'« illégitime »
ou de « frauduleuse » [16].
Ou sinon, selon quels critères objectifs ? On notera incidemment
que, par un étrange mélange, les « délinquants »
sont mêlés aux catégories qui viennent d'être
citées.
Nous en venons à la partie la plus contestable de l'article
de P. Weil : la politique proposée. Au titre de la « dissuasion »,
traitée en peu de lignes, nous voyons resurgir les « mariages
frauduleux ». L'auteur estime très simple de lutter
contre ces derniers, de façon plus juste et surtout plus efficace,
précise-t-il : « il suffirait
de n'accorder après le mariage qu'une carte d'un an renouvelable
une ou deux fois sur la preuve de la communauté de vie ».
Comme on ne peut pas tricher pendant si longtemps, les fraudeurs se
démasqueraient d'eux-mêmes et l'on pourrait même
envisager d'aggraver les amendes sanctionnant le « contrevenant
français ». Ainsi, on en finirait avec le contrôle
subjectif des maires et de la police, « si
choquant » (p. 149).
Cinq observations :
- P. Weil ne fait que reprendre en l'aggravant le dispositif répressif
actuel ;
- Il y ajoute la proposition, quelque peu déconcertante par
rapport à ses objectifs préventifs, de légaliser
les mariages blancs, la discrimination avec les autres se faisant
ex post ;
- Il ignore que les mariages blancs avec communauté de vie
peuvent très bien « tenir », comme il dit,
beaucoup plus que deux ou trois ans : sauf à instituer
un contrôle du lit conjugal ou un espionnage orwellien, la « fraude »
se révélerait parfois difficile à déceler
ou alors, ce serait une prime aux « fraudeurs »
les plus endurants ;
- Il expose, au mépris du droit, d'éventuels divorcés
à des sanctions : on voit mal pourquoi des personnes de
nationalité différente unies par un mariage ne seraient
pas menacées par la mésentente comme tous les couples ;
- Enfin et surtout, il néglige également le fait que
la carte d'un an est un cadeau empoisonné lorsqu'il s'agit
d'obtenir un contrat de travail, un crédit bancaire, un logement,
sans parler des effets psychiques de cette mise en sursis, et qu'elle
porte donc en elle les germes des possibles dissensions conjugales
évoquées à l'instant.
Non, décidément, ce type de proposition ne nous éloigne
pas de la politique officielle : la chasse à la « fraude »
est porteuse des amalgames si justement décriés par l'auteur,
et « dissuasion » est un autre mot pour répression.
Cette dissuasion existe d'ailleurs bel et bien dans la politique actuelle,
et prend notamment la forme de lettres odieuses envoyées par
les procureurs aux fiancés nationaux (seulement, il est vrai,
quand le futur conjoint est en situation irrégulière),
les menaçant de peines allant jusqu'à cinq ans de prison
en cas de mariage insincère : sur cela, les propositions
de P. Weil ne constituent pas une « nouvelle
politique ».
Lire la
suite
Notes
[1] J. Y. Le Gallou
et le Club de l'Horloge, La Préférence
nationale. Réponse à l'immigration, Albin Michel,
Paris, 1985.
[2] Ce collège,
composé de vingt-six personnalités, s'est mis en place
le 6 avril 1996 à la demande des « sans-papiers de
Saint-Ambroise » ; il proposera dix critères de régularisation
le 29 du même mois. Cf. le dossier proposé dans :
Plein Droit n° 32,
juillet 1996, p. 10-16.
[3] Cf. J. P. Alaux,
« Contre
l'extrême-droite, la liberté de circulation »,
ibid.,
p. 3-9.
[4] Le décret
du 21 novembre 1975 supprime la carte de travail à validité
permanente pour la remplacer par une carte de dix ans. Le titre unique
(séjour et travail) sera voté par le parlement en 1984.
L'ordonnance
du 2 novembre 1945 « relative
aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers
en France » a connu plusieurs aménagements de
1980 (loi Bonnet) jusqu'en 1993 (lois
Pasqua).
[5] Cf. par exemple
« La préfecture de police de Paris contourne les
lois sur les migrations », Le Monde,
26-27 novembre 1996.
[6] C'est ainsi, dit-on,
que les autorités marocaines auraient récemment manifesté
leur bonne volonté en interdisant la location de pédalos
à Tanger, ville si proche des côte ibériques !
[7] « Une
modalité particulière de la relation exclusion/insertion :
le cas des étrangers en situation irrégulière
Etudes sur le monde du travail et le système de santé »,
recherche que nous menons en collaboration dans le cadre d'un programme
du CNRS.
[8] La presse s'est
récemment fait l'écho à plusieurs reprises de
ces trafics, où sont notamment impliqués des policiers
de la Direction centrale du contrôle de l'immigration et de
la lutte contre l'emploi de clandestins (Diccilec) et de l'Ofpra (Office
français de protection des réfugiés et apatrides).
Cf. par exemple Le Monde des 16 et 24
novembre 1995 (vente de récépissés et aide aux
entrées sans visas), du 16 décembre 1995 (vente de titres
de séjour), Le Parisien du 27
mars 1996 (trafics de cartes de réfugiés), Le
Figaro du 28 mars 1996 (aides aux entrées sans visas).
[9] Cette aliénation
peut être sociale (quand l'individu, dans son rapport à
la réalité, est coupé de la reconnaissance d'autrui,
par une barrière en l'occurrence institutionnelle) et même
devenir mentale (quand il est mis en situation de solitude à
la fois devant le réel et autrui, ce qui est une dérive
courante chez les personnes privées de travail). Cf. Christophe
Dejours, Travail : usure mentale, Bayard, Paris, 1993.
[10] Certains Français,
pourtant bien jure sanguinis et en principe sûrs de
leurs droits, mais ayant commis l'erreur de naître à
l'étranger ou d'avoir un patronyme exotique, savent aussi combien
il est difficile de ne pas se sentir coupable de quelque chose quand
il s'agit d'obtenir un document administratif, par exemple un certificat
de nationalité.
[11] On peut citer
un exemple extrême de souffrance liée à la perte
d'identité au sens propre : c'est le cas des personnes
qui se font embaucher, scolariser ou soigner voire accouchent
sous un faux nom.
[12] Patrick Weil,
« Pour une nouvelle politique
d'immigration », Esprit,
avril 1996, p. 136-154.
[13] Cela n'est pas
précisé, mais il s'agit du fait que les autorités
de ce pays reconnurent alors plus facilement leurs ressortissants,
condition sine qua non d'une reconduite exécutoire.
[14] Immigration
clandestine et séjour irrégulier d'étrangers
en France, Rapport n°. 2699, Assemblée nationale, Paris,
2 vol., 9 avril 1996.
[15] P. Weil y adjoint
curieusement celle d' « illégaux clandestins ».
Sur l'emploi erroné de la notion de « travailleur
clandestin », cf. Claude-Valentin Marie, Travail
clandestin, trafics de main-d'oeuvre et formes illégales d'emploi,
Conseil national des populations immigrées, Paris, 1992, ainsi
que les articles L. 324-9 et 10 du Code du travail. Selon le droit
français du travail, seul l'employeur est coupable de travail
clandestin, et non l'employé.
[16] Sur cette question,
cf. l'admirable chapitre que Gérard Noiriel consacre à
« l'art de raconter des histoires », dans :
La tyrannie du national. Le droit d'asile
en Europe, 1793-1993, Calmann-Lévy, Paris, 1991, p. 269-301.
Dernière mise à jour :
29-11-2000 20:29.
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