Plein Droit
n° 53-54, mars 2002
« Immigration : trente ans de combat
par le droit »
Anna Marek
Doctorante en science politique
Institut d'études politiques de Paris
Si l'idée de créer une structure permettant d'affirmer
et de défendre le principes de l'État de droit revient
à une poignée d'élèves de l'ENA, la véritable
naissance du Gisti a lieu lors de la rencontre de ces jeunes initiateurs
avec des représentants d'autres horizons socio-professionnels :
avocats, magistrats, travailleurs sociaux, militants associatifs. Leur
investissement sur la question de l'immigration participera d'un mouvement
croissant de prise en compte de ce problème dans le débat
national après 68. Les témoignages de trois « anciens »
viennent illustrer cet historique.
Quiconque a coutume de consulter les diverses publications du Gisti
a sans nul doute prêté attention à ces quelques
mots de présentation dont la formulation quasi-invariable depuis
près de trente ans revêt désormais un caractère
emblématique : « Le Gisti est né en
1972 de la rencontre entre des travailleurs sociaux, des militants associatifs
en contact régulier avec des populations étrangères
et des juristes. Cette double approche, à la fois concrète
et juridique, fait la principale originalité du groupe ».
Ces quelques lignes en disent à la fois peu et beaucoup sur la
genèse de l'association : si la spécificité
du Gisti réside dans l'aspect proprement juridique de son action,
le groupe tient à souligner la pluralité des engagements
et des itinéraires ayant présidé à sa création,
et continuant de coexister en son sein.
L'initiative du projet, au cours de l'année 1971, revient à
une poignée de jeunes élèves de l'École
nationale d'administration (ENA) en fin de scolarité, partageant
la volonté forte d'affirmer et de défendre les principes
d'un État de droit dont ils s'apprêtent à devenir
les représentants.
Leur engagement se nourrit d'une vision particulièrement critique
du contexte politique et administratif de l'époque. L'un d'entre
eux se souvient : « Nous étions plusieurs à
l'ENA à nous poser la question de la manière d'accommoder
la mission de service public qui devait être notre métier
et la question du contexte social et politique dans lequel on allait
l'exercer, et dont nous pensions qu'il ne fallait pas, que nous ne pouvions
pas nous en désintéresser. Le Gisti s'est donc constitué
à partir de là, avec l'idée qu'il fallait se battre
contre une vision anormale du pouvoir administratif et exécutif ».
Au service des luttes sociales
Si la défense de l'État de droit constitue le premier
point d'achoppement de ce petit groupe de jeunes « énarques »,
cet engagement s'agrège rapidement à une autre conviction
relative à la façon de mener cette lutte. Ceux-ci souhaitent,
avant tout, mettre à disposition « une certaine
formation universitaire et une bonne capacité technique »
au service de luttes sociales.
Le contexte politique de l'époque fortement marqué par
les thématiques du mouvement ouvrier justifie qu'ils s'adressent
en premier lieu aux syndicats, dans l'idée d'offrir leurs services
à des organisations déjà constituées. Toutefois,
un accueil pour le moins « distant » des
secteurs migrants de la CGT et de la CFDT contribue à faire émerger
l'idée de la nécessité, pour le groupe, de se constituer
de façon autonome.
D'emblée, l'engagement est envisagé à partir d'un
instrument spécifique, celui de la mobilisation de compétences
juridiques au service des luttes [1].
C'est d'ailleurs le constat d'« un thème à
forte charge et à faible visibilité qui était le
vide juridique du côté des immigrés, cette espèce
de zone de non-droit » qui détermine pour
une grande part le choix des objectifs du groupe.
Mais si la formation du Gisti renvoie incontestablement à la
démarche première de ces quelques étudiants de
l'ENA, sa véritable naissance a lieu lors de la rencontre avec
des représentants d'autres horizons socio-professionnels. En
effet, convaincu de la nécessité de « ne
pas rester entre énarques et de se rapprocher du terrain »,
le noyau initial s'élargit peu à peu à des juristes
avocats et magistrats ainsi qu'à des
travailleurs sociaux et à des militants associatifs.
Après l'échec du rapprochement avec les syndicats, la
« jonction » avec le terrain se fait notamment par
le biais de quelques travailleurs sociaux de la Cimade [2], association issue des cercles protestants, qui s'associent
à ce projet et consacrent ainsi la création du Gisti.
Les premiers temps, le Gisti demeure donc étroitement lié
au secteur « migrants » de la Cimade, qui fait office
de structure d'accueil jusqu'à l'année 1979, date à
laquelle le secteur est supprimé.
Cette union de l'« expertise » et du « terrain »
peut être illustrée à travers un épisode
relaté par plusieurs des membres fondateurs, emblématique
à cet égard de la perception que ces derniers ont de ce
nouveau rapport en train de se nouer, dans le sens d'un va-et-vient
complémentaire et enrichissant.
Au début des années soixante-dix, à une période
où la police procède à nombre d'expulsions d'immigrés
de bidonvilles à la périphérie de Paris, l'une
des premières questions venue du « terrain »
est celle de savoir si, juridiquement, un baraquement de bidonville
peut être considéré comme un logement.
Cet exemple traduit symboliquement les formes de relations s'établissant
alors entre les juristes et les « gens de terrain »,
prémisses à la coexistence de ces différentes sphères
au sein du Gisti.
Les instruments de revendication du groupe sont avant tout ceux que
leur offre leur connaissance du droit. Ils visent, dès l'origine,
à se développer dans les deux directions de l'action contentieuse
et de la production écrite : « Il fallait agir
par le droit, faire du recours, contester le non-respect du droit par
l'administration et le gouvernement. Agir par l'écrit, c'était
le deuxième thème, nous avons tout de suite pensé
qu'il fallait faire des notes, des écrits, qu'il fallait publier,
diffuser... ».
Aujourd'hui encore, les objectifs de l'association restent ceux ayant
déterminé sa création et se déploient sur
deux axes centraux : une activité d'information juridique
à l'intention des immigrés et des associations qui les
soutiennent ; une activité de soutien juridique,
et également politique aux luttes engagées en France par
les immigrés.
L'activité d'information juridique participe du constat que
la réglementation relative aux étrangers est trop souvent
méconnue, y compris des administrations chargées de l'appliquer.
Cette information est organisée sous la forme d'une part de nombreuses
publications destinées à faire connaître le droit
des étrangers à des publics divers, d'autre part de formations
qui s'adressent, dans la même perspective, aux secteurs associatifs
et professionnels.
Le soutien juridique s'inscrit dans une volonté plus générale
de faire en sorte que le droit évolue de manière positive,
tout en examinant au plus près ce qu'il se passe en matière
de pratiques administratives. Un service de conseil juridique est ainsi
proposé sous forme de permanence téléphonique,
par voie postale ou sur rendez-vous. Le Gisti mène également
de nombreuses actions en justice, devant des juridictions administratives
ou judiciaires.
À l'origine du Gisti, le constat établi par les fondateurs
d'un vide juridique concernant les immigrés se fait d'autant
plus aisément que la période est marquée par la
visibilité nouvelle acquise par la question de l'immigration,
laquelle prend place dans un mouvement plus large au cur duquel
s'inscrivent notamment les effets de mai 1968 [3].
Au cours des années soixante et soixante-dix se développe
en effet un vaste ensemble de mobilisations, dont le point commun est
de concerner des causes nouvelles ou marginales jusqu'alors : l'écologie,
le droit à l'avortement, la cause des immigrés, des prisonniers,
des malades mentaux... Ces « nouveaux mouvements sociaux » [4],
comme on les qualifie couramment aujourd'hui, consacrent une politisation
d'enjeux auparavant présents seulement à l'arrière-plan
des organisations et des mobilisations liées au mouvement ouvrier.
La mise en relation avec la structure du système socio-économique
de questions telles que la dégradation de l'environnement, le
statut des femmes et des minorités élargit par conséquent
le champ des luttes sociales à des thèmes nouveaux. La
forme associative apparaît souvent comme le cadre privilégié
de ces contestations se réclamant de l'esprit de mai 1968 [5].
C'est au cours de cette période que sont également observés
les premiers effets d'un phénomène de « réorientation
militante [6] » des membres de la petite bourgeoisie nouvelle
et des étudiants de mai, consécutif aux événements
de 1968. En effet, « les mieux dotés en capital
scolaire, économique, social, accèdent à la vie
sociale et ouvrent de nouveaux fronts dans différents champs
de l'espace social » [7] .
Le Gisti, fruit de l'initiative de quelques élèves de
l'ENA, s'insère donc dans cette évolution qui consacre
l'émergence de la figure du « technocrate contestataire » [8].
L'investissement du groupe sur la question spécifique de l'immigration
participe d'un mouvement croissant de prise en compte de ce problème
dans le débat national après 1968. En raison de sa dimension
tiers-mondiste et du traitement social dont il fait l'objet, le thème
de l'immigration donne en effet un reflet saillant aux thèses
radicales de l'époque. À cet égard, il est intéressant
de relever la tonalité des premiers écrits du Gisti, comme
un fidèle écho de la rhétorique ambiante. L'introduction
du Petit livre juridique des travailleurs immigrés [9]
nous éclaire dans ce sens.
Le Gisti naît donc au cur de cette effervescence sociale
très orientée à gauche, voire à l'extrême-gauche.
À cet égard, la distinction à l'époque entre
les associations de solidarité avec les immigrés et l'extrême-gauche
radicale n'est pas toujours très claire, dans la mesure où
ces groupes sont souvent de création récente [10].
Le mouvement général de solidarité avec les immigrés
qui s'amorce se caractérise par une importante diversité
des forces mobilisées. Une vaste contestation réunit des
professionnels du mouvement associatif, des travailleurs sociaux, des
militants d'extrême-gauche, des prêtres progressistes, des
étudiants, des intellectuels, ou encore des immigrés en
situation irrégulière. Ce rassemblement disparate trouve
son unité dans la fustigation d'un État conservateur et
répressif devenu complice du patronat. Craignant d'être
débordés sur leur gauche, le PCF et les grands syndicats
investissent alors le terrain de l'immigration, qu'ils avaient jusque-là
délaissé. Ainsi, si la question de l'immigration n'avait
soulevé aucun intérêt majeur jusqu'au début
des années soixante, cette prise en charge élargie du
problème contribuera enfin à porter le débat sur
un plan national [11].
Notes
[1] Voir, dans ce numéro,
l'article « Le droit au service des luttes »
, qui développe cet aspect.
[2] La Cimade (Comité
intermouvements auprès des évacués) naît
en septembre 1939 des mouvements de la jeunesse protestante qui cherchent
à venir en aide aux populations civiles d'Alsace et de Lorraine.
Elle renaît un an plus tard sous l'impulsion de la Fédération
protestante de France. Après la guerre, elle développe
notamment son action dans le domaine de la solidarité internationale,
puis s'engage dans les premiers groupes de soutien aux immigrés.
Aujourd'hui, avec quelque sept cents militants, près de quatre-vingts
salariés et huit groupes régionaux, la Cimade consacre
une grande part de ses activités à la défense du
droit des étrangers.
[3] Voir, dans ce numéro,
l'article « La question immigrée
après 68 ».
[4] Les mutations politiques,
sociales et économiques d'après-guerre ont eu tendance
à transformer l'appréhension de problèmes souvent
anciens. Ces « nouveaux mouvements sociaux » bouleversent
les structures du conflit social en ne se consacrant plus exclusivement
aux problèmes d'économie, de production et de répartition
des richesses, et en introduisant de nouveaux acteurs, en particulier
les minorités.
[5] M. Barthélemy,
Associations, un nouvel âge de la participation ?,
Paris, Presses de Sciences-Po, 2000, p. 75 et s.
[6] J. Siméant, La
cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences-Po, 1998.
[7] G. Mauger, « Gauchisme,
contre-culture et néo-libéralisme : pour une histoire
de la « génération de mai 1968 »,
dans L'identité politique, Paris, PUF (CURAPP / CRISP),
1994, P. 206-226. Parmi ces « nouveaux fronts »,
l'auteur cite également la création du Syndicat de la
magistrature et du Mouvement d'action judiciaire (MAJ) dans le champ
juridique.
[8] Ibid, p. 221.
[9] Reproduit dans ce numéro.
Voir « Le petit livre juridique des travailleurs immigrés ».
[10] J. Siméant,
op. cit., p. 180.
[11] Pour une approche
approfondie de ce mouvement, voir Vincent Viet, La France immigrée :
construction d'une politique, 1914-1997, (3ème partie,
ch. 1er), Paris, Fayard, 1998.
Dernière mise à jour :
20-10-2003 19:43
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