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Plein Droit n° 53-54, mars 2002
« Immigration : trente ans de combat par le droit »

Le droit au service des luttes

Anna Marek
Doctorante en science politique
Institut d'études politiques de Paris

L’héritage politique et culturel des années soixante et l’affirmation d’une politisation des enjeux de l’immigration servent de cadre général à la formation du Gisti. Pourtant, à s’en tenir exclusivement au poids du contexte historique de l’époque, on risque de ne pas saisir la spécificité d’un groupe qui choisit le droit comme instrument de lutte. L’usage revendicatif du droit apparaît bien alors comme un mode d’action original.

Au sein de la nébuleuse contestataire qui s’est créée, dans les années 70, autour de la défense de l’immigration, l’approche juridique du Gisti est singulière. Les événements de mai 1968 se sont, comme chacun sait, déployés au gré de manifestations multiples, d’affrontements de rue et autres formes expressives et peu institutionnalisées de protestation. Il s’agit alors de défier le pouvoir en ayant recours à l’outil juridique et en plaçant ainsi l’Etat devant ses propres contradictions. Dans ce contexte, l’utilisation du droit tranche non seulement avec les usages protestataires « routinisés » de l’époque, mais surtout, avec l’approche qu’en ont la plupart des organisations politiques militant aux côtés des travailleurs immigrés.

Le droit est en effet perçu, dans la lignée des thèses marxistes, comme un instrument formalisé et monopolisé par le pouvoir dominant en vue d’asseoir son autorité. Il est l’outil du pouvoir par excellence contre lequel il faut lutter par des coups d’éclats protestataires. A cet égard, les fondateurs du Gisti opèrent un véritable renversement de perspective en justifiant leur approche par l’efficacité attendue d’une démarche appréhendée sur le même terrain que celui des autorités. Si le droit symbolise l’instrument du pouvoir, la meilleure manière de le contester est de lutter sur le même terrain.

S’approprier l’outil du pouvoir

La spécificité de cette approche et le poids de cette atmosphère sont attestés par le discours rétrospectif des fondateurs. L’un d’entre eux, issu de la branche « énarque » évoque en ces termes ce contexte : « On est dans cette floraison de clubs de pensée et de mouvements gauchistes avec l’idée qu’il y a une classe dominante qui ne changera que par des luttes multiformes, en se manifestant, en criant, en pétitionnant, en allant sur le terrain... C’est par les luttes que l’on renversera le rapport des forces dominantes, dont le droit n’est que l’expression : c’est l’outil du pouvoir, par conséquent il faut lutter contre le droit parce qu’il appartient au pouvoir. Le point de départ du Gisti consistait à dire le droit est notre outil de travail, on le fabrique d’une certaine manière. C’est un outil de gauche, il faut que nous l’instrumentalisions en faveur de nos thèses. On va donc le mettre dans la bagarre, à notre service. Parce que s’il y a quelque chose qui n’est jamais terminé, c’est bien l’effort de transparence, et l’effort de rectification et d’utilisation du droit pour le conformer à un certain nombre d’objectifs politiques et sociaux... ».

Un autre ancien membre du Gisti, avocat, se souvient : « En tant que jeune avocat, une chose m’avait particulièrement marqué, c’était le fait d’attaquer l’Etat, parce que cela n’était pas dans la culture juridique ou judiciaire de mes confrères de l’époque. Et lorsque j’ai vu aussi des fonctionnaires y aller plein pot contre l’Etat, je me suis dit qu’en effet, c’était nouveau. Cela m’avait beaucoup frappé à l’époque que l’on attaque systématiquement un certain nombre de textes, circulaires ou autres, et que l’on puisse obtenir des succès alors que l’on participait d’une certaine manière au système ».

Enfin, l’un des membres fondateurs, travailleur social, proche de groupes d’extrême-gauche et d’autres associations de défense des immigrés comme la FASTI, évoque la réputation du Gisti au sein de ces milieux : « Le Gisti a été décrié pendant longtemps par les gens qui disaient : c’est une bande d’intellos qui coupent les cheveux en quatre plutôt que d’être sur le terrain, d’affronter la police, de monter la garde... »

La figure d’un « pionnier »

Les premières publications du Gisti sont révélatrices du caractère inédit de ce mode d’action militante. Cette singularité transparaît dans la nécessité, pour les auteurs, de justifier par écrit cette posture, en guise d’introduction au Petit Livre juridique des travailleurs immigrés publié en mars 1974 [1].
Il est significatif que le Gisti ait estimé nécessaire par le biais de cette présentation de justifier son utilisation militante du droit, tout en montrant les limites d’une action exclusivement fondée sur ce moyen. A travers ce petit texte, il tient à expliquer son choix stratégique et, en quelque sorte, à légitimer sa position dans le champ contestataire de l’époque. Ces observations ont en effet une portée générale, puisque le recours au droit n’est pas invoqué dans le contexte exclusif de la défense de l’immigration. A certains égards, ces quelques lignes constituent pour le Gisti une occasion de « remettre les pendules à l’heure » avec les autres acteurs du mouvement.

En effet, dans les années soixante et soixante-dix, la cause des étrangers se traduit essentiellement comme un problème économique et social, qu’il soit une question de main-d’œuvre ou de lutte des classes. C’est surtout à la fin des années soixante-dix et au cours des années quatre-vingts qu’elle devient un problème de droit. Le droit de vote, le droit à devenir français, le droit à l’égalité sont des revendications qui s’imposent à cette période dans l’espace public et partant, au sein de diverses associations. A ce titre, le mode d’action juridique du Gisti fait figure de « pionnier » et participe d’un processus de « judiciarisation » dans la défense des étrangers et des droits de l’homme en général, qui s’affirme dans les années suivantes.

L’usage militant du droit est le fait d’un nombre croissant d’acteurs, particulièrement dans le champ de la défense des droits de l’homme. A cet égard, une organisation comme la Ligue des droits de l’homme, en raison de l’importance prise en son sein par les juristes et le juridique à la fin des années soixante-dix, a contribué au développement de stratégies d’action en termes juridiques [2]. Par ailleurs, la plupart des associations antiracistes ou d’aide aux immigrés proposent aujourd’hui un service d’aide juridique, à l’instar d’autres organisations collectives comme les syndicats. La spécificité du Gisti tient à la dimension proprement juridique de son action, qui est à la fois la plus importante en termes d’activités, et la plus emblématique de l’association. Celle-ci a pour objet de faire connaître et de manier des normes juridiques, en se gardant d’être un lieu de rassemblement des immigrés, mais seulement un « outil » mis au service de leur défense.

Une traduction pour les « profanes »

L’offre d’expertise juridique du Gisti fait donc de celui-ci une instance intermédiaire, entre les pouvoirs publics et les différents acteurs concernés par la défense du droit des étrangers. Cette démarche participe de la prise de conscience d’un paradoxe propre au droit. Celui-ci s’illustre en effet dans la monopolisation, voire la « confiscation » du savoir juridique par les juristes, en même temps que dans une disqualification des « profanes [3] », lesquels se voient dans l’obligation de recourir à des spécialistes afin de connaître l’état du droit à un moment donné. C’est dans cette « brèche » que s’engouffre le Gisti, en faisant du droit un instrument au service d’une cause à défendre. En tant qu’outil, que « groupe ressource », il occupe une place spécifique dans le champ d’action dans lequel il évolue.

Le droit a en effet comme particularité de susciter une résonance spécifique auprès des pouvoirs publics. Il peut être considéré comme un langage propre à être entendu par les autorités étatiques. Par sa mise à disposition de l’instrument juridique auprès des « profanes », le Gisti fait donc le trait d’union entre ces deux sphères. A travers lui s’opère un processus de conversion des demandes « profanes » en un langage codifié susceptible d’être pris en considération par les instances publiques de décision [4].

De façon plus générale, l’action du Gisti contribue à ce que le droit soit envisagé non plus seulement comme une contrainte externe, mais comme un atout qu’il s’agit de mettre à la disposition de certains groupes « dominés », pour faire en sorte que le droit soit bien appliqué ou, le cas échéant, pour le contester ou le faire évoluer [5]. D’un instrument de régulation sociale [6], le droit peut ainsi devenir un instrument de contestation sociale, dans le cadre de certains usages stratégiques.

Le droit comme ressource

Si la mise à disposition de l’instrument juridique constitue une façon parmi d’autres de soutenir et promouvoir une cause, les usages possibles du droit sont néanmoins potentiellement diversifiés. A cet égard, l’action du Gisti s’inscrit dans une problématique politique, reposant sur le principe que le droit ne peut être envisagé en dehors d’enjeux politiques sous-jacents. Le soutien juridique apparaît donc indissociable d’un soutien politique aux luttes de l’immigration. Les statuts de l’association, conformément à la loi du 1er juillet 1901, nous éclairent sur les objectifs généraux du groupe. En vertu de l’article 1er, le Gisti a pour objet de « réunir toutes les informations sur la situation juridique, économique et sociale des travailleurs immigrés et de leurs familles ; d’informer les étrangers des conditions de l’exercice et de la protection de leurs droits ; de soutenir leur action en vue de la reconnaissance de leurs droits fondamentaux et d’en obtenir le respect ; de combattre toutes les formes de racisme et de discrimination. »

Les statuts montrent la dimension à la fois juridique et politique que le Gisti souhaite, dès l’origine, donner à son action. A ce titre, la posture de l’association découle d’une conception du droit qui reste avant tout pragmatique et instrumentale. Un membre fondateur résume bien cette position : « Le droit c’est aussi une morale, ce sont des valeurs. Si l’on n’inscrit pas le droit dans les valeurs auxquelles on croit, le droit est mort, complètement inerte ». Le droit vise à constituer une ressource, un instrument au service d’une politique. Il convient de l’envisager avant tout « comme arme ou comme argument dans une lutte politique sous-tendue par une logique autre que juridique [7] ».

Cette posture est illustrée par une dimension importante de l’action du Gisti, lequel tient à dissocier son action de toute logique « humanitaire ». Historiquement, le traitement des cas individuels n’est pas une occupation centrale de l’association. Celui-ci est surtout envisagé comme source d’informations et de contacts avec le terrain. Dès la formation du groupe, ce présupposé est mis en exergue, comme en témoigne un passage de l’introduction au Petit livre juridique des travailleurs immigrés.

Nous avons déjà souligné, dans un point précédent, le fort accent idéologique des premiers écrits du Gisti, résonance du contexte de l’époque marqué par un discours ambiant aux tonalités marxisantes. Fidèle en cela au projet de ses fondateurs, le Gisti tient toujours à distinguer l’approche humanitaire de l’approche véritablement politique. Il veille à rester fidèle à cette position de principe initiale, qui apparaît comme un aspect essentiel de la présentation officielle que le Gisti cherche à donner de lui-même. A ce titre, cette dimension apparaît comme un contre-exemple d’une tendance observée généralement dans le monde associatif actuel lequel, est plus enclin à « reconstruire du lien social plutôt que du sens politique [8] ».

Si l’approche humanitaire apparaît comme une figure-repoussoir au sein du Gisti, il convient de s’interroger sur les formes induites par cette posture « radicale ». Quelles sont ses implications en termes d’usage, et de non usage du droit ?

Cette conception de la défense des droits des immigrés se traduit par une façon spécifique d’envisager l’utilisation du droit, en évitant de se laisser enfermer dans une logique d’assistance au « cas par cas ». Pour autant, le règlement de dossiers individuels collectés lors des permanences a toujours constitué une des activités principales de l’association, mais ce type de soutien juridique est pensé dans une perspective politique et non humanitaire. Le dossier individuel n’est perçu comme intéressant que dans la mesure où il est susceptible de faire avancer le droit ou la jurisprudence.

Une assistance individuelle limitée

Cette prise en compte d’une faiblesse inhérente à la ressource juridique renvoie plus généralement à l’idée que le droit doit être utilisé comme un instrument de généralisation. Or, cela n’est pas toujours le cas. Pour se transformer en un objet de revendication politique, une plainte doit être dissociée de son caractère singulier afin de révéler des problèmes communs.

C’est à la lumière de ce choix politique qu’il convient de comprendre tout un pan de la structure organisationnelle de l’association. Si l’assistance individuelle existe au Gisti dans le cadre de la permanence juridique, elle se veut par définition limitée. C’est pourquoi les rendez-vous ne sont pas dispensés de façon immédiate et systématique, mais seulement à l’issue d’une « sélection » préalable. Cette conception justifie également le souci de ne pas faire de contentieux individuel dans le cadre de la permanence juridique. L’aide que le Gisti apporte aux étrangers s’arrête le plus souvent au seuil de cette procédure. Pour la très grande majorité des mille cinq cents à deux mille dossiers traités chaque année, la tâche du Gisti se résume à trois aspects, l’information-orientation, le conseil qui nécessite une analyse juridique de la situation de l’étranger, et la rédaction de recours précontentieux. Le Gisti cherche également à éviter les démarches visant à discuter dossier par dossier avec l’administration. Il s’agit de ne pas « jouer le jeu » de la négociation, du marchandage avec l’administration, qui pour être parfois efficace, n’en demeure pas moins politiquement sans effet.

Cette volonté politique du Gisti se traduit donc en pratique par l’usage spécifique que l’association fait du droit dans l’objectif de le conformer à ces principes affichés. Elle s’illustre également dans la prise en compte des limites d’une approche fondée exclusivement sur le droit dès qu’il s’agit de soutenir politiquement les luttes de l’immigration. L’idée que la défense des droits des étrangers ne peut s’accomplir exclusivement par le recours au droit constitue l’un des fondements de l’association.

C’est précisément cette posture qui amène le groupe à dépasser le terrain proprement juridique pour s’engager vers un terrain plus politique. Par « politique », il convient de concevoir un éventail assez large d’actions qui va du prolongement de l’activité juridique par le biais de la participation à des actions collectives diversifiées, jusqu’à des prises de position plus marquées se traduisant par la formulation d’un discours politique sur l’immigration.


Notes

[1] Voir cette introduction reproduite ici.

[2] Eric Agrikoliansky, La Ligue des droits de l’homme 1947-1990. Pérennisation et transformation d’une entreprise de défense des causes civiques, thèse pour le doctorat d’études politiques sous la direction de P. Favre, Paris, Institut d’études politiques, 1997.

[3] Danièle Lochak, « Les usages du savoir juridique », dans Les usages sociaux du droit, Publications du CURRAP, Paris, PUF, 1993.

[4] Des travaux dans le champ des politiques publiques ont montré l’importance de la « traduction des protestations profanes en un langage formel susceptible d’être entendu au sein de l’Etat dans l’émergence des problèmes dans l’espace administratif et politique ». Voir Yves Mény et J. C. Thoenig,Politiques publiques, Paris PUF, 1989.

[5] D. Lochak, « Présentation », dans Les usages sociaux du droit, op. cit.

[6] Ibid. Le droit constitue un instrument de régulation sociale « en ce qu’il contribue à l’adaptation réciproque des comportements et par conséquent au fonctionnement harmonieux de la société globale ou des institutions ».

[7] J. Chevallier, « Présentation », dans Droit et politique, Publications du centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (CURAPP), PUF, 1993.

[8] Martine Barthélemy, Associations, un nouvel âge de la participation ?, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000.

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Dernière mise à jour : 20-10-2003 19:44 .
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