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Plein Droit n° 41-42, avril 1999
« Inégaux en dignité et en droits »

Un service pas « tout public »

Serge Slama

Lorsqu'on analyse les rapports des étrangers aux services publics, on pourrait s'attendre à ce que les principes républicains qui gouvernent notre société imposent une égalité de traitement entre nationaux et non nationaux. Pourtant, force est de constater que les règles qui régissent l'accès des étrangers aux services publics, aussi bien en qualité de collaborateurs que d'usagers, sont encore largement marquées par l'existence de régimes discriminatoires à leur égard.

Les rapports que les étrangers entretiennent avec les services publics sont contrastés. D'un côté, dans une conception restrictive des droits de l'homme et du citoyen, l'accès et la collaboration aux services publics sont encore, dans une large mesure, considérés comme une participation au fonctionnement de l'État, puissance publique, elle-même conçue comme un attribut direct de la citoyenneté. L'étranger est par conséquent exclu des attributs de la citoyenneté, comme par exemple le droit de vote ou l'accès à la fonction publique en qualité de titulaire.

De l'autre, une conception plus exigeante de l'universalité des droits de l'homme et le fait que les étrangers installés durablement dans les pays d'accueil ne peuvent plus être systématiquement exclus des bienfaits de l'État providence, favorisent l'accès de ces derniers, à égalité de traitement avec les nationaux, à des domaines de plus en plus nombreux. De ce fait, les exclusions s'affaiblissent lorsque les étrangers accèdent aux services publics en qualité d'usagers ou de bénéficiaires de prestations.

Aujourd'hui encore, les étrangers sont exclus en principe de l'accès aux emplois publics de titulaires considéré, sinon comme un droit politique, du moins comme un droit civique, un attribut de la citoyenneté. De ce fait, plus de quatre millions d'emplois de fonctionnaires de l'État, des collectivités territoriales et des hôpitaux sont réservés aux nationaux (voir l'article « Sept millions d'emplois interdits »).

Cette exclusion de principe connaît cependant certaines atténuations. Du fait de l'intégration communautaire, les pouvoirs publics français ont en effet été amenés à effectuer progressivement une ouverture de la fonction publique aux ressortissants de l'Union européenne. La loi du 26 juillet 1991 encadre l'accès de ces ressortissants à certains emplois en dehors de l'exercice de fonctions touchant à la souveraineté de l'État. Des décrets ultérieurs leur ont ouvert très progressivement l'accès aux différents corps et emplois des trois fonctions publiques.

Cette ouverture partielle accentue les contradictions des pouvoirs publics français et démontre qu'il n'existe aucune raison sérieuse pour justifier la persistance de l'exclusion totale des étrangers non communautaires de la fonction publique.

La vraie raison réside sans doute dans la volonté de réserver aux nationaux un domaine où ils seront à l'abri de la concurrence et de refuser aux étrangers le bénéfice de la fameuse « sécurité » et des « avantages » matériellement ou symboliquement attachés à la condition de fonctionnaire ou aux emplois dans le secteur public. La preuve en est que, tout en refusant en principe l'accès des étrangers à ces postes de titulaires, les pouvoirs publics ont organisé leur recrutement, pour accomplir les mêmes fonctions, sur des emplois de contractuels. L'étranger prend dans ce cas la figure de la dernière roue du carrosse indispensable à la continuité du service public.

L'état de droit en matière d'accès des étrangers aux fonctions d'agents publics non-titulaires (contractuels, auxiliaires, vacataires, etc.) est extrêmement clair : il n'existe donc pas d'obstacle de principe à ce qu'ils occupent ces emplois.

Dans les faits, d'ailleurs, le recours à des agents non titulaires de nationalité étrangère est une pratique fréquente dans certains secteurs de l'administration où, bien souvent, il exercent les fonctions les plus ingrates ou dans les secteurs géographiques les plus difficiles désertés en partie par les nationaux.

Les situations les plus connues sont celles des maîtres auxiliaires étrangers de l'éducation nationale et des médecins étrangers dans les hôpitaux publics (voir dans ce numéro l'article « Les responsabilités sans le statut »). On peut également citer comme exemples les agents des Centres Régionaux des Œuvres Universitaires et Scolaires (CROUS) ou ceux recrutés par les collectivités locales dans le cadre d'animations culturelles, éducatives et sportives.

Un usager pas tout à fait
comme les autres

Toutefois, il existe des exceptions au principe d'égalité d'accès des étrangers à ces emplois publics. Outre l'exemple des médecins étrangers progressivement écartés des hôpitaux par une loi de 1995, il existe un domaine résiduel d'emplois de non titulaires où ces agents sont associés à des prérogatives de puissance publique. La création d'emplois jeunes dans la police nationale (dénommés « adjoints de sécurité ») en est l'illustration la plus récente. Contrairement aux autres emplois jeunes qui relèvent du droit du travail, un décret du 30 octobre 1997 prévoit expressément que les candidats à ces emplois d'agents contractuels de droit public doivent avoir la nationalité française.

À l'inverse, rien ne justifie qu'aujourd'hui encore, certains rectorats soumettent l'accès aux fonctions de surveillants du secondaire (les « pions ») à une condition de nationalité française et éventuellement de l'Union européenne, alors même que les bénéficiaires de ces emplois sont — comme les maîtres auxiliaires — des agents publics non titulaires. Il a pourtant fallu que certaines organisations engagent des contentieux pour que ces rectorats puis le ministère de l'éducation nationale acceptent très récemment de reconnaître le « caractère irrégulier de cette exigence discriminatoire » [1].

En revanche, placé dans la position d'usager et non plus de collaborateur du service public, l'étranger bénéficie théoriquement d'une égalité totale des droits avec les nationaux. En fait, il n'est jamais un usager entièrement comme les autres.

La reconnaissance du principe selon lequel les étrangers bénéficient des mêmes droits économiques, sociaux et culturels que les Français et la volonté d'intégrer les immigrés, considérée comme un objectif nécessaire à la cohésion sociale, ont permis que, lorsque l'étranger prend le visage de l'usager d'un service public, la tendance dominante soit à l'assimilation des étrangers aux nationaux. La non discrimination est donc la règle, qu'il s'agisse de l'accès aux services publics classiques — éducation, santé — ou du bénéfice des aides financières destinées à atténuer les inégalités sociales par le biais d'une redistribution des revenus.

Et cet état de droit est normal puisque les étrangers résidant en France contribuent au financement des services publics et du budget national à la même hauteur que n'importe quel national résidant en France.

C'est pourquoi le Conseil constitutionnel a affirmé avec force le principe d'égalité entre Français et étrangers dans plusieurs décisions et notamment dans celle du 20 janvier 1990 où il a invalidé une disposition d'un texte de loi soumettant à une condition de nationalité le bénéfice d'une prestation non contributive de sécurité sociale. Le Conseil d'État est lui-même très vigilant quant aux discriminations dont peuvent faire l'objet les étrangers. Il a ainsi annulé une décision du conseil municipal de Paris excluant de l'attribution de l'allocation de congé parental d'éducation les étrangers non ressortissants communautaires pour de prétendues raisons démographiques. L'application de cette même jurisprudence a d'ailleurs permis au tribunal administratif de Marseille d'annuler en avril 1998 la prime de « préférence nationale et communautaire » du maire de Vitrolles.

L'application de ce principe d'égalité connaît néanmoins des limites. D'abord, la disparition de toutes les discriminations inscrites dans les textes ne se fait pas sans réticences. Par exemple, malgré de nombreuses décisions de justice, il a fallu attendre la loi du 11 mai 1998 pour que soit modifiée la disposition du code de la sécurité sociale qui soumettait le bénéfice des prestations non contributives (allocation adultes handicapés, etc.), c'est-à-dire financées par l'impôt et non par des cotisations, à une condition de nationalité française.

À la recherche
de l'irrégulier

Mais, surtout, même lorsqu'ils bénéficient théoriquement de l'égalité des droits avec les nationaux, il existe certaines formes de discriminations indirectes qui font obstacle à l'assimilation effective des étrangers aux nationaux et qui réintroduisent des éléments de différenciation entre eux puisque l'irrégulier devra être repéré. De ce fait, la qualité d'étranger n'est jamais entièrement gommée.

La première entrave à l'égalité des droits résulte du principe de territorialité qui lie le bénéfice de certaines prestations de sécurité sociale à la résidence sur le territoire français. Elle concerne, par la force des choses, essentiellement les étrangers et apparaît donc bien comme une discrimination indirecte.

La seconde entrave résulte de la condition de régularité du séjour à laquelle est subordonné l'accès à plusieurs droits publics. Cette condition, introduite en 1986 pour les prestations familiales a été généralisée par la « loi Pasqua » du 24 août 1993 et validée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 13 août 1993. Un étranger ne peut être affilié à la sécurité sociale ou prétendre au versement de prestations, que ce soit en qualité d'assuré social ou d'ayant droit, que s'il est titulaire d'un titre de séjour, et cela même s'il a cotisé antérieurement. De la même façon, depuis 1986, un décret soumet l'accès à un logement social à la justification de la régularité du séjour [2].

Les limitations de ce type se retrouvent dans de nombreux domaines. Ainsi, depuis le début des années quatre-vingt-dix, des instructions ministérielles recommandent aux universités de soumettre l'accès à l'enseignement supérieur et l'affiliation à la sécurité sociale étudiante à la présentation d'un titre de séjour valide, ce qui ne manque pas de créer des situations absurdes puisque l'inscription à l'université et l'affiliation à la sécurité sociale constituent des conditions de la délivrance... du titre de séjour « étudiant ».

Discriminations indirectes
ou rampantes

On retrouve le même phénomène pour l'inscription des élèves majeurs dans l'enseignement secondaire, même si le Conseil d'État a partiellement invalidé cette pratique. Il faut également souligner les nombreuses tentatives de certaines mairies ou de certains rectorats pour limiter l'accès à l'école des enfants d'irréguliers malgré les textes contraires. On relèvera également que les principes de régularité et de territorialité sont maintenus pour bénéficier de la future couverture médicale universelle qui n'a par conséquent d'universelle que le nom.

On constate donc que l'idée selon laquelle un étranger en situation irrégulière ne saurait bénéficier des bienfaits de l'État providence (même s'il contribue à en alimenter les caisses en payant des impôts et des cotisations sociales) fait peu à peu son chemin dans les esprits. De ce fait, les pouvoirs publics n'hésitent pas à instaurer des pratiques souvent illégales mais non sanctionnées qui empêchent les étrangers sans titre de séjour d'accéder aux services publics.

Plus généralement, on constate que la qualité d'étranger imprime toujours sa marque dans les rapports que celui-ci entretient avec les différents services publics : parce que l'obligation d'être en règle pour bénéficier des prestations implique des contrôles auxquels les nationaux ne sont pas soumis mais également parce que des discriminations indirectes ou rampantes subsistent.

On pourrait longuement s'arrêter sur les discriminations officieuses, inspirées par le racisme ou la xénophobie, dont sont victimes les étrangers (au même titre, du reste, que les Français d'origine étrangère ou originaires des départements d'outre-mer). Il est de notoriété publique, par exemple, qu'en ce qui concerne l'accès au logement social, de nombreux biais dans les mécanismes d'attribution des logements — parfois sous la forme de « quotas », occultes ou avoués — aboutissent à pénaliser les familles immigrées.

L'expérience montre que nombreux sont les responsables communaux opposant systématiquement un refus à l'accès de nouveaux étrangers et même de Français issus de l'immigration ou originaires des DOM-TOM aux logements sociaux situés sur leur territoire.

Par exemple, alors même que le code de la construction mentionne très clairement que la nationalité ne peut être un motif pris en compte dans l'attribution d'un logement social, la lecture d'un rapport d'activité d'une grande société de logements sociaux d'Île-de-France fait apparaître des statistiques très précises sur l'origine géographique des nouveaux locataires ventilées en « Européens », « Africains du Nord », « Africains autres », « Asiatiques » et... « Français originaires des DOM TOM ».

Certains maires, comme Serge Dassault, maire de Corbeil-Essonne, revendiquent d'ailleurs publiquement la mise en œuvre de ces mesures discriminatoires dans leurs communes. Le conseil municipal de Charvieu-Chavagneux dans l'Isère a même été jusqu'à organiser un référendum local sur la question suivante : « Êtes-vous d'avis, dans l'attente d'un grand débat national, que le maire se réfère à la notion de “seuil de tolérance en matière d'immigration” évoquée en 1990 par Monsieur le Président de la République, pour veiller aux équilibres de peuplement, lors de l'attribution de logements HLM ? ». Face à cette question prônant ouvertement la préférence nationale, la cour administrative d'appel de Lyon s'est contentée d'annuler la délibération pour... incompétence (l'objet de la question n'entrant pas dans le champ des attributions communales) sans même évoquer son caractère outrageusement discriminatoire. Poursuivant le même objectif, une société d'HLM de la Rochelle constituait un fichier contenant des informations prenant notamment en compte la nationalité, pour « trier » les locataires.

Préférence nationale

Pourtant, depuis 1972, constitue une infraction pénale toute discrimination commise par une personne dépositaire de l'autorité publique consistant à refuser à une personne, en raison de son origine, de son appartenance ou de sa non appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race, le bénéfice d'un droit accordé par la loi (art. 432-7 du nouveau code pénal).

C'est d'ailleurs sur ce fondement qu'une association familiale a porté plainte contre le maire de Vitrolles et son premier adjoint pour avoir instauré une prime de « préférence nationale et communautaire » dans leur commune, ce qui leur a valu d'être mis en examen en janvier 1999. Ce précédent pourrait bien inspirer les associations de défense des droits de l'homme pour poursuivre dorénavant tout responsable politique ou administratif tentant de mettre en œuvre de telles discriminations.


Notes

[1] Voir pour un point sur cette question l'article de Johann Morri,« Surveillants étrangers : une archaïque préférence nationale », Plein droit, n° 38, avril 98.

[2] Article R. 441-1 du code de la construction issu d'un décret du 19 mars 1986 complété par un arrêté du 25 mars 1988. On remarquera au passage que cette limitation par voie réglementaire est probablement contraire à la constitution puisque le Conseil constitutionnel a expressément précisé, dans sa décision de 1993, que seul le législateur peut écarter de l'accès à un service public les étrangers en situation irrégulière.

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Dernière mise à jour : 21-04-2001 18:30.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/plein-droit/41-42/service..html


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