|
|
Plein
Droit n° 34, avril 97 - Zéro or not zéro ?
Comme une porte
sans chambranle ni murs
Jean-Pierre Alaux
Jean-Pierre Alaux est permanent du Gisti.
Au casino de Knokke en Belgique, dans une monumentale fresque
murale intitulée « Le domaine enchanté »,
René Magritte a peint en 1952 une porte bleue posée sur
le sol. Autour d'elle, l'espace et le ciel. La porte est ouverte. A
quoi bon la fermer, puisqu'aucun mur n'empêche d'aller et de venir ?
Pour paraphraser Magritte, on pourrait intituler le tableau « Ceci
est une loi de fermeture des frontières ». Tous les
échafaudages législatifs qui se sont succédé
depuis 1974 contre les flux migratoires, jusques et y compris le plus
récent signé par Jean-Louis Debré, ont le même
caractère surréaliste : ils prétendent fermer la
porte aux migrants au moment où les pratiques économiques
et financières démolissent les frontières.
En pleine deuxième lecture à l'Assemblée nationale
du projet de loi de
Jean-Louis Debré contre l'immigration clandestine, le 26
février, jour de l'adoption du fameux article 1 amendé
celui des certificats d'hébergement , Olivier Dassault,
député RPR et rapporteur du budget du commerce extérieur,
propose publiquement l'institution d'un « contrat initiative
export », le CIEX. De quoi s'agit-il ? Le parlementaire
de la majorité recommande « dans
un premier temps, de créer 20 000 CIEX pour les jeunes diplômés
bax + 2 à bac + 4, et 50.000 à terme ».
« Le contrat, explique-t-il,
porterait sur une expatriation de douze mois. (...) La formule
envisagée serait assortie des mêmes avantages financiers
et sociaux que ceux actuellement attachés au CIE, le contrat
initiative emploi. A savoir une exonération des charges sociales,
soit un coût de 2 000 francs par mois et par contrat pour
l'état » [1].
On n'imagine pas que son zèle expatriateur ait poussé
l'honorable parlementaire à rejoindre l'opposition, quelques
heures plus tard et le lendemain, au moment des votes du projet du ministre
de l'intérieur. Ça se serait su.
A vrai dire, ce fut le petit clou inaperçu de ces semaines
de débats entre, d'une part, les tenants d'une fermeture musclée
des frontières françaises aux flux migratoires et, d'autre
part, les partisans d'une fermeture humanisée des mêmes
frontières. Ni les uns ni les autres n'ont éprouvé
le besoin de replacer la question dans son contexte international réel.
Clous dans les frontières
A côté des petits, il y eut aussi de gros clous, également
passés inaperçus. Par exemple, les progrès de la
négociation, dans le cadre de l'Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE), d'un traité
sur l'accueil des investissements internationaux, en discussion discrète
depuis deux ans. Il est, selon l'OCDE, « entré dans sa
dernière ligne droite » le 27 février, en
pleine bataille sur la fermeture des frontières à la mode
Debré-Juppé-Chirac. Les mêmes qui clôturent
la France au nez des migrants font en sorte que cet accord soit bouclé
à la fin du mois de mai pour la réunion ministérielle
de l'organisation. L'approbation de ce traité s'inscrit dans la
logique de la mondialisation-libéralisation acceptée notamment
par la France qui, le 17 avril 1996, a sans tambours ni trompettes
supprimé toute procédure de déclaration ou
d'autorisation préalables pour les investissements étrangers
directs.
Il s'agit d'un véritable « traité »
qui, après sa ratification par les Parlements nationaux, aura
autorité sur le droit national. Il prévoit une libéralisation
effective, avec procédure d'arbitrage obligatoire pour régler
les litiges entre les états et les investisseurs privés
étrangers. L'accord garantit le droit de libre établissement
pour les entreprises étrangères dans tous les pays signataires ;
le traitement des firmes étrangères sur un pied d'égalité
avec les firmes nationales, y compris dans le cas d'achats d'entreprises
publiques en cours de privatisation. Il assure aussi la liberté
de transfert des bénéfices réalisés par
les non-nationaux [2].
A cet énorme clou enfoncé dans les frontières,
on peut ajouter celui de l'annonce, à la veille du premier jour
de la deuxième lecture du projet
de loi Debré à l'Assemblée nationale, des performances
tricolores en matière d'exportation « Le
commerce extérieur a battu ses records en 1996 avec un excédent
de 122,3 milliards de francs », a titré le
Monde, tandis que, dès le lendemain, le
Figaro s'est écrié « Balance
commerciale française : record historique l'an dernier »
[3]. Mais nul n'a trouvé matière
au moindre étonnement à la vue simultanée des deux
logiques en contradiction. Dans l'intérêt de la tranquillité
des esprits, mieux valait sans doute faire comme si l'on ne voyait aucun
lien entre l'explosion des exportations dans les échanges mondiaux
et l'existence de migrants auxquels chacun reproche d'être « économiques ».
Treize jours plus tôt, trop loin dans le temps pour que l'on
s'en souvint, il y avait encore eu l'annonce des « bienfaits »
de la mondialisation pour la France. « Les
investissements étrangers ont créé ou sauvé
22 800 emplois », avait souligné les
échos du 13 février 1997 [4].
Le même quotidien économique avait aussi rendu compte,
le 23 janvier, des résultats d'une étude demandée
par les services du premier ministre, Alain Juppé, au cabinet
d'expertise Arthur Andersen. Conclusions : « On
observe depuis la deuxième moitié des années 80
une forte progression des flux d'investissements directs à l'étranger :
ils ont atteint 315 milliards de dollars de flux en 1995 (selon les
chiffres de la CNUCED). (...) La part des ventes à l'étranger
dans les chiffres d'affaires des entreprises s'accroît d'année
en année. Ainsi, les 30 premières entreprises industrielles
françaises réalisaient 60 % de leur chiffre d'affaires
à l'étranger en 1990, contre 54% en 1985. (...) Le
pourcentage d'entreprises ayant réalisé plus de 60 %
de leurs ventes à l'étranger au cours des cinq dernières
années devrait passer de 28 % aujourd'hui à 53 %
d'ici à 2001. Même tendance pour la part de la production
réalisée à l'étranger. Les firmes interrogées
indiquent en moyenne vouloir fortement augmenter le recours à
la production à l'étranger d'ici à 2001, tandis
que le recours aux exportations à partir du pays d'origine resterait
stable » [5].
Fiction : des bancs de l'Assemblée nationale, un député
« sans étiquette », ça va de
soi se lève au cours de la discussion du projet
de loi Debré. « Monsieur le
Président, Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, Chers Collègues,
nous ne pouvons discuter de l'immigration sans tenir compte de l'environnement
économique, observe-t-il. Regardons les statistiques ».On
le voit venir. « Oui, examinons-les »
, lui rétorque-t-on d'un peu partout dans l'hémicycle.
« La France investit à l'étranger.
Raison de plus pour que les étrangers restent chez eux ».
La discussion est close sur ce point. L'insolite député
est allé se rasseoir.
Retour à la réalité. A celle des premiers jours
de février 1997. Comme à l'accoutumée, l'OCDE publie
son bilan annuel de l'aide au tiers-monde. Le
Figaro choisit de montrer la moitié pleine du verre :
« Flux record de capitaux privés
pour les pays en développement », titre-t-il.
Comme le Monde, les
échos mettent l'accent sur sa moitié vide :
« L'aide publique au développement
a atteint un plancher historique », souligne ce dernier,
expliquant que « les pays industrialisés
ont de nouveau réduit leur aide publique au tiers-monde en 1995.
L'essentiel du financement des pays en développement vient désormais
du secteur privé mais profite surtout à quelques grands
pays d'Asie et d'Amérique latine » [6].
En fait, les vingt-et-un Etats les plus prospères de la planète
n'ont consacré que 0,27 % de leur produit national brut
à l'aide, soit « le chiffre le
plus bas jamais atteint depuis 1950 », souligne l'OCDE.
« Clin d'oeil du soleil et des
cocotiers »
Donnons acte aux députés du groupe communiste à l'Assemblée
nationale d'avoir rappelé cet aspect de la question. D'une coopération
plus intense et mieux équilibrée, ils attendent une réduction
des flux migratoires. Vieille espérance qui relève elle
aussi d'une conception négative de l'immigration. Il faudrait tarir
les flux à la source par l'aide. C'est de toute évidence
une vue de l'esprit à l'échéance de plusieurs décennies
[7].
Il n'y a pas besoin d'être un fanatique de l'ultra-libéralisme
pour admettre que nul ne pourra jamais vitrifier le monde et ses habitants.
Même un progrès souhaitable des notions d'autosuffisance
et de répartition équitable des richesses dans la définition
des politiques économiques ne pourra rien sur la circulation
des capitaux, des idées, des techniques et des gens. A titre
d'indice, examinons le sommaire du Figaro
qui, tout au long du débat sur le projet
de loi Debré, s'est comporté en véritable bulletin
paroissial des cadenasseurs de nos frontières nationales. Dans
son numéro du 27 février, en rubrique « Politique »,
il affiche « Immigration : le venin
de la polémique ». C'est tout dire. Tournons les
pages jusqu'à « La vie des voyages ». Finie
l'apologie implicite du verrouillage. Le monde est à nous, tout
entier. « Sénégal :
l'Afrique toute proche » clame le titre. Et le « chapeau »
de nous ouvrir l'appétit : « Le
clin d'oeil du soleil et des cocotiers, et tout le dépaysement
de l'Afrique noire à moins de six heures d'avion de la France ».
ça vous donne envie ? Qu'à cela ne tienne. « Choisissez
votre formule », « Y aller »
et « Numéros utiles »
vous ouvrent toutes les frontières que vous voulez. Surtout n'arrêtez
pas là votre lecture. Il y a le cahier « économie »
qui vous attend. « Olivier Dassault pour
l'expatriation » y trône, sans scrupule, avec ses
contrats initiative export (CIEX).
Passons sur les deux cahiers de cinq pages « Printemps-été,
la grande revue du prêt-à-partir » (19 février)
et « Spécial croisières
printemps-été » (20 février) du
même Figaro qui n'a vu aucune contradiction
à publier, à côté du premier, « Le
franc-parler d'un maire », celui de Jean Marsaudon, député
de la majorité et maire de Savigny-sur-Orge, qui refuse de délivrer
des certificats d'hébergement nécessaires à l'obtention
des visas de... visiteurs ; et, à côté du second,
un article intitulé « Défense
des clandestins : la surenchère citoyenne ».
Passons sur la campagne publicitaire « Doublez
vos miles AAdvantage sur American Airlines » qui a fleuri
dans une bonne partie des journaux tout au long du débat sur
le projet Debré jusqu'à figurer au recto de la page « La
politique d'immigration altère l'image de la France à
l'étranger » du Monde
(23-24 février).
Quelles que soient ses options politiques ou philosophiques, la presse
reflète la réalité. Il suffit de la feuilleter
pour que saute aux yeux l'absurdité du dogme de la fermeture
des frontières dans le contexte économique et financier
du moment. Peut-on méthodiquement bâtir une Europe qui
attire près de deux milliards de passagers chaque année,
au sein de laquelle la France enregistre de l'ordre de 300 millions
d'entrées et de sorties, en imaginant, ne serait-ce qu'une minute,
interdire à quelques milliers de défavorisés du
Sud de se faufiler dans l'Hexagone à la faveur de cette formidable
circulation ?
Il faudrait être sérieusement borné pour se féliciter,
dans ce paysage, de la réduction du nombre des installations
régulières d'étrangers en France : en gros,
de 130 000 par an avant les lois Pasqua, au début des années
90, à 70 000 en 1995. Qui sera assez crédule pour
ne pas imaginer que cet affaissement ne se traduit pas par une hausse
des entrées irrégulières ? Qu'on le veuille
ou non, dans les circonstances réglementaires actuelles, ces
arrivées de clandestins sont normales et légitimes. On
ne peut impunément participer à l'aggravation de l'injustice
sur la planète en s'adonnant à coeur joie à une
libéralisation tous azimuts, soutenir M. Mobutu au Zaïre
et M. Eyadéma au Togo (pour ne prendre que quelques exemples),
ériger les voyages, le tourisme, l'exportation, l'expatriation
en valeurs fondamentales du présent et de l'avenir, et accuser
à la télévision les adversaires du projet
de loi Debré d'« intoxiquer »
les jeunes en tordant le coup, au passage, à la langue
française [8].
Au Carnaval de la fermeture
Ont-ils réfléchi, ces beaux esprits, que les visées
sur l'étranger de Moulinex [9],
de Carrefour [10], de Ciments français
[11], d'Elf [12]
et même du port de Marseille grâce aux fruits « exotiques »
[13] pour ne citer que quelques
conquistadores français à la « une »
des derniers jours confèrent à la fermeture des frontières
le statut d'un masque de Carnaval qu'ils veulent nous faire prendre pour
un visage. Que dire encore des derniers épisodes belges du feuilleton
Renault ? Car, en s'implantant notamment en Belgique, ce qui reste
de la Régie n'avait-il pas pour objectif de pouvoir s'en retirer
avec plus de facilités qu'en France en cas de difficultés ?
C'est exactement à quoi ont toujours servi les travailleurs immigrés.
Il fut un temps où Renault et les autres les faisaient venir. Ils
se délocalisent aujourd'hui pour en tirer profit au-delà
des frontières. Cette émigration vaut la précédente :
les ouvriers restent asservis au même souci de la flexibilité
des coûts de la main-d'oeuvre. A la première difficulté,
au lieu de les licencier, l'employeur s'en va.
A la faveur de cette internationalisation, en France comme dans tous
les pays industriels, beaucoup de salariés nationaux sont progressivement
assujettis au rôle jadis dévolu aux immigrés. A
titre d'indice, l'augmentation du nombre des contrats de travail à
durée déterminée dans l'Hexagone. Sur 959 000
emplois nets créés entre 1986 et 1996, les trois quarts
ont pris la forme de CDD, d'emplois intérimaires ou de stages
rémunérés [14].
Évidemment, l'immigration d'entreprises étrangères
en France conforte et confortera le phénomène. Même
en Occident, on peut désormais être immigré chez
soi.
Histoire oblige, l'Amérique, c'est différent. C'est
aussi parfois éclairant : précarisation croissante
de l'emploi des nationaux, richesse exubérante au regard du niveau
de vie dans les pays voisins du Sud et de la Caraïbe, délocalisation
de nombre d'industries américaines dans ces pays (l'automobile
au Mexique, par exemple) justifiée par le faible coût de
la main-d'oeuvre locale, militarisation de la frontière avec
le Mexique mais création d'une zone de libre échange.
Selon des statistiques officielles publiées en février
1997, le flux annuel d'entrées irrégulières est
passé de 300 000 en 1992 à 275 000 aujourd'hui.
De l'ordre de 80 % des illégaux actuels seraient présents
depuis 1992. Au total, ils sont 5 millions, soit 2 % de la population.Plus
de la moitié des irréguliers (54 %) viennent du Mexique,
les autres (40 %) du Salvador, du Guatemala, du Canada et d'Haïti.
Près de 40 % d'entre eux ont pénétré
aux Etats-Unis munis de visas. Les états-Unis acceptent cependant
l'installation de 700 000 étrangers par an.
D'un côté, on libéralise le marché à
l'échelle régionale sans remédier aux écarts
économiques ; de l'autre, on muscle la répression
contre les clandestins. évidemment, ça ne marche pas.
Il faut croire que cet échec satisfait ceux qyui en profitent,
puisque le président Clinton propose au Congrès de s'obstiner
dans la même voie : augmentation de 13 % le budget du
Service de l'immigration et des naturalisations (INS) pour 1998, qui
disposerait ainsi de 3,6 milliards de dollars (1,5 milliard en
1993) et pourrait recruter 500 nouveaux agents affectés aux patrouilles
frontalières ainsi que 277 inspecteurs de l'immigration.
« Servilisation »
Un mois avant, en janvier 1997, Rudolph Giuliani, maire de New York
constatait que, dans sa ville, l'immigration s'était accrue de
30 % entre 1990 et 1994 par rapport aux années 80. La moyenne
s'établit à 113 000 installations par an, et cette
tendance se poursuit. Pour lui, ce phénomène entraîne
« la revitalisation de la cité »
et contribue puisamment à sa « redynamisation
économique ». Les immigrants et leurs enfants représentent
désormais à peu près 50 % de la population,
où figureraient environ 400 000 illégaux. Rudolph Giuliani
a fondé un « Collectif pour l'immigration »
qui entend montrer au Congrès, au président et aux Etats
hostiles à l'immigration ses effets bénéfiques.
Ni aux Etats-Unis ni en Europe, cette irréductibilité
du phénomène migratoire clandestin ne constitue une «
bénédiction ». Elle confirme que, dans un contexte
de libéralisation et de mondialisation forcenées, les
fermetures de frontières facilitent surtout la servilisation
de la main-d'oeuvre nationale et étrangère. Nous nous
trouvons de la sorte à un carrefour où, d'une part, les
exigences de l'économie libérale rendent impossible toute
fermeture des frontières ; où, d'autre part, les
ravages internationaux de ses modes d'exploitation poussent des quantités
croissantes de ressortissants du tiers-monde à désespérer
avec raison de tout avenir là où ils sont nés ;
et où, enfin, dans les pays industriels, la dégradation
des droits des salariés liée à l'augmentation du
chômage donne une apparence de bons sens aux mots d'ordre xénophobes.
Les circulaires Marcellin-Fontanet (1972), Stoléru
(1980), les lois Bonnet (1980), Deferre
(1981), le décret Dufoix sur le regroupement
familial (1984), les lois Pasqua 1 (1986), Joxe
(1989), Pasqua 2 (1993) et son appendice
Debré (1997) illusionnent, chacun à sa manière,
une opinion qui ne sait plus à quel saint se vouer. Tous ces
textes promettent le renforcement d'une porte dont le chambranle et
l'environnement mural ont été démontés par
la volonté des leaders de l'économie et de la finance.
Une « réaction irrationnelle »,
mais des électeurs
Les responsables politiques le savent à ce point qu'ils le disent.
C'est poignant d'entendre le président de la République
expliquer, le 27 août à Brégançon, quatre jour
après l'évacuation des sans-papiers de l'église Saint-Bernard
à Paris : « Je dénie
à qui que ce soit de se considérer comme plus sensible que
moi. Nous voyons bien aujourd'hui que, globalement, les Français,
quelle que soit leur appartenance politique, ont une irritation croissante
à l'égard des immigrés. C'est une réaction
irrationnelle et souvent injuste. Je ne participerai pas à l'action
de ceux qui, par irresponsabilité, développent la xénophobie
et le racisme dans notre pays. Je ne serai pas de ceux qui jouent avec
le feu en ce domaine » [15].
Autrement dit, les Français ont tort mais il me faut bien leur
donner raison. Trois jours après, le 1er septembre, Lionel Jospin
emprunte la même voie : « Le
mouvement autour des sans-papiers (...), explique-t-il, ne doit
pas être un mouvement, noble certes, mais minoritaire, c'est-à-dire
coupé des couches profondes du pays, notamment populaires, qui
doivent, au contraire, être amenées à se reconnaître
en lui. (...) Tous les sans-papiers ne pourraient prétendre
à une régularisation, sauf à contredire nos affirmations
sur l'immigration clandestine, à bouleverser la conception française
du droit d'asile et à s'exposer à être gravement incompris
des Français, y compris de nos électeurs »
[16]. Henri IV, pour lequel Paris valait
une messe, continue à faire école.
Que pourraient bien dire les responsables politiques ? D'abord
que, dans les conditions économiques mondiales actuelles, c'est
un vrai miracle qu'on ne compte pas davantage de candidats à
l'immigration. Qu'il a fallu aller les chercher chez eux, dans les années
60-70 pour qu'il en arrive dans les 300 000 par an à l'époque.
Que, par la suite, les entrées régulières annuelles
ont oscillé autour des 130 000 avant les lois
Pasqua (voir Annexe).
Que, sans doute, il y a des entrées irrégulières
celle des fameux « clandestins ». Que moins
on enregistre d'arrivées régulières, plus on n'enregistre
pas d'arrivées irrégulières qui adviennent pourtant
bel et bien. Qu'on n'y peut rien. Que le coup de la porte sans chambranle
ni murs, ça suffit parce que son seul effet réel consiste
à développer la xénophobie en cultivant l'illusion.
Qu'il vaut mieux pour les Français et pour les étrangers,
pour la défense des droits de tous les salariés, quelle
que soit leur nationalité, que tous les immigrés soient
en situation régulière. Que l'on pourra raisonner autrement
quand on en aura fini avec le pur libéralisme. Que ce n'est vraisemblablement
pas pour demain. A moins que... Mais c'est une autre histoire.
Au lieu de cette acceptation de la réalité du moment,
l'opinion continue à enregistrer des litanies de déclarations
ahurissantes, comme celle du premier ministre à la Commission
nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH)
à propos du projet
de loi Debré : « A posteriori
on aurait mieux fait de vous écouter » , a regretté
Alain Juppé le 20 mars devant les représentants de cette
institution qui avait condamné le texte. « Je
ne peux pas garantir que ça [l'indifférence du contrit]ne
se reproduira pas à l'avenir car votre comité est consultatif
et le gouvernement n'a pas obligation de donner suite à vos avis »
[17]. En matière d'immigration,
qu'importe donc la vérité. S'il est possible, en droit,
de la contourner, on continuera à le faire. Le Conseil d'Etat
peut se le tenir pour dit, lui dont l'avis négatif
sur l'article 1 du projet Debré avait aussi été
ignoré, et caché à l'opinion par le gouvernement.
Au fait, M. Chirac, qui sont les fauteurs d'« intoxication »
[8] ?
Épouvantails législatifs
Dans ce contexte surréaliste, point n'est besoin d'être prophète
pour annoncer que, comme celles de Charles Pasqua et de ses prédécesseurs,
la loi de Jean-Louis Debré fera office d'emplâtre sur des
frontières démollies. On aura donc bientôt droit à
d'autres épouvantails législatifs. Impuissants à
agir sur des flux migratoires suscités par ceux qui les condamnent,
ils prennent secrètement acte de leur vanité. D'où
un grand écart supplémentaire entre le discours politique
et la réalité.
- Discours officiel : « immigration
clandestine zéro » (Debré) après
« immigration zéro »
(Pasqua). Mine de rien, un zeste de doute pointe dans la langue de
bois.
- Réalité : elle a beau dire, la loi du ministre
de l'intérieur renonce à agir sur les frontières
et sur les entrées. Elle cogne par défaut sur les étrangers
en situation régulière (suppression de l'automaticité
du renouvellement de la carte de résident) toujours
dans le cadre d'une ambition nationale d'intégration ;
elle cogne sur les mêmes étrangers et sur les immigrés
comme hôtes d'autres étrangers qui vivent, eux, hors
du territoire ; elle cogne enfin sur les Français xénophiles
(article 1 relatif aux certificats d'hébergement). Le champ
de compétence de la douane s'étend à la France
profonde. Tout est frontière, sauf la frontière puisqu'on
l'a démollie.
C'est là que le Front national se sent pousser des nageoires.
Après Charles Pasqua, Jacques Chirac, Alain Juppé, Jean-Louis
Debré et leurs amis légitiment l'idéal de purification
intra muros de Jean-Marie Le Pen. Ils s'y sont condamnés,
et la gauche avec eux si elle ne se décide pas à regarder
l'immigration comme un produit de l'économie. De la lutte inutile
contre l'« ennemi » extérieur, on passe à
la lutte contre l'« ennemi » intérieur. Les
libertés publiques n'y résisteront évidemment pas.
Libres comme des pièces de collection
dans un musée d'histoire naturelle ?
Pourquoi nous trouvons-nous désormais à l'heure du choix
entre une société démocratique et une société
répressive ? Parce que, curieusement, malgré un contexte
méthodiquement organisé sur la migration de tout, les migrants
attirés par l'Europe et par la France restent peu nombreux. S'ils
étaient les hordes et les légions annoncées, s'ils
mijotaient l'« invasion »
tant de fois prophétisée, s'ils franchissaient en foule
les « seuils de tolérance »
reconnus infranchissables, s'ils dégageaient en cohortes leurs
« odeurs » supposées,
la moins musclée des ordonnances
du 2 novembre 1945 les arrêterait. Mais ils ne constituent
qu'un petit flux de rien du tout, insaisissable dans l'univers de la circulation.
L'aiguille dans la botte de foin. Pour la trouver, rien de plus efficace
que brûler la botte.
Ça, c'est le travail de M. Le Pen, grand ordonnateur d'un autre
monde, celui de la fixité, où chacun doit demeurer à
la place que lui aurait assignée le destin. Il le concède,
M. Le Pen, et pas seulement à propos des étrangers. C'est,
par exemple, très intéressant de l'entendre réagir
à l'élection de Catherine Mégret à la mairie
de Vitrolles. « Les femmes, explique-t-il
doctement au Club de la presse d'Europe 1, le 9 février
1997, ne sont pas portées à la bataille politique
comme le sont les hommes ». Respectueux des libertés
comme il l'est, il ne veut donc pas les « forcer
à prendre des postes qu'elles ne désirent pas prendre ».
Là, les choses sont claires et cohérentes. Tout est
génétique. La planète est un vaste musée
d'histoire naturelle (et quand l'histoire est naturelle, il y a le moins
d'évolution possible, y compris sociale) où le Front national
veillera à ce que les momies restent à leur place. Que,
dans ce contexte immobile, le moindre flux migratoire provoque une pertubation
attentatoire aux valeurs sacrées, ça va de soi. Seulement,
qui rêve de cette planète d'ethnies vissées à
leur biotope doit aussi adhérer au credo de l'extrême droite
et renoncer aux libertés en général. C'est à
prendre ou à laisser.
NOTES
[1]
D'après le Figaro, Cahier « économie »,
27 février 1997.
[2] Les échos,
28 février-1er mars.
[3] Le Monde
et le Figaro, 26 février.
[4] Outre les
Echos, le Monde (13 février)
soulignait, pour sa part, que « Les
emplois dus aux investissements étrangers sont en hausse de
15 % », tandis que, martial, le
Figaro (13 février) observait : « Les
investissements étrangers ne désarment pas en France ».
[5] Les Echos,
23 janvier 1997.
[6] le Figaro,
7 février. Les Echos, 6 février.
le Monde (7 février) titrait,
pour sa part, « L'OCDE observe
un recul historique de l'aide au développement ».
[7] Ces chiffres de l'aide au développement
avaient déjà été annoncés en juin
1996. Sur ces données, comme sur le caractère aléatoire
et ambigu des espérances sur les effets d'une « bonne
coopération », voir « Contre
l'extrême droite, la liberté de circulation »,
Plein
Droit n° 32, juillet 1996.
[8] M. Chirac a accusé, le
10 mars sur France 2, les opposants au projet de loi Debré
d'avoir « intoxiqué » la jeunesse. « A
partir du moment où vous intoxiquez, par amalgame, les jeunes,
il devient très difficile de leur faire comprendre les choses,
surtout une jeunesse qui a un coeur gros comme ça. De ce point
de vue, ceux qui polémiquent ont des torts parce qu'ils trompent »,
a-t-il déclaré.
[9] En juin 1996, Moulinex a supprimé
2 600 emplois en France en annonçant sa délocalisation
notamment au Mexique et en Irlande.
[10] « Carrefour
promet à M. Chirac d'aider les PME françaises à
exporter », indique le Monde,
20 mars 1997, qui précise qu'« en
1996, le groupe a réalisé en Amérique latine
20 % de son chiffre d'affaires, mais 33 % de ses profits
mondiaux, soit plus de 1,1 milliard de francs de résultat
net ».
[11] « Ciments
français reprend l'offensive à l'étranger »,
annonce le Figaro, 14 mars 1997,
ajoutant que « le cimentier veut se
développer dans les pays en croissance ».
[12] « Les
ambitions mondiales d'Elf-Aquitaine », souligne le
Figaro, 3 mars 1997, qui précise que « selon
son président Philippe Jaffré, le groupe pétrolier
doit réaliser 40 % de son activité hors d'Europe
à l'horizon 2005 et figurer parmi les dix leaders mondiaux
dans chacun de ses métiers ».
[13] « Les
bananes africaines redonnent de l'énergie au port de Marseille »,
note le Monde, 12 mars 1997. Il
relève que « malgré la
concurrence portuaire du nord de l'Europe, la cité phocéenne
a su reconquérir une part du trafic des fruits exotiques. Un
bon point qui s'ajoute à celui de l'augmentation des mouvements
de marchandises et de passagers en 1996. Cependant, d'importantes
difficultés sociales persistent ».
[14] Alain Henriot, « Quand
la flexibilité modifie les comportements économiques »,
le Monde, 4 mars 1997.
[15] « MM.
Chirac et Juppé veulent clarifier les lois Pasqua
pour les rendre plus efficaces », le
Monde, 27 août 1996.
[16] « PS :
l'appel au combat de Lionel Jospin », le
Figaro, 2 septembre 1996.
[17] « La
Commission consultative des droits de l'homme salue la baisse des
actes racistes en 1996 », le
Monde, 22 mars 1997.
Retour
au sommaire
Dernière mise à jour :
27-08-2000 18:08.
Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/34/porte.html
|