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Plein
Droit n° 31, avril 96 A la sueur de leur front
Dans les départements
d'outre-mer
Les charmes discrets de l'État minimal
Jean-Pierre
Alaux et Patrick Tillie
Paradis du « job » pour les domiens eux-mêmes,
les départements d'outre-mer sont des zones franches en matière
de droit du travail. Dans ce contexte, les étrangers jouent le
rôle de main-d'oeuvre taillable et corvéable. Pouvoirs
publics et employeurs coopèrent à cette surexploitation
qui tire ses origines de l'esclavage. En Guyane et sur l'île de
Saint-Martin tout particulièrement, la conjugaison de la répression
du séjour clandestin et du laxisme à l'égard du
travail au noir favorise une activité économique qui repose
largement sur la présence d'un « État minimal ».
Officiellement, le chômage est au zénith dans les départements
d'outre-mer. Le record appartient à la Réunion, où
il dépasse le taux de 37 % de la population active ;
la Martinique la talonne avec 31 %, suivie par la Guadeloupe (27
%) et par la Guyane (24 %). A la faveur de ce sous-emploi, la tradition
du « job », aussi vieille que l'outre-mer lui-même,
prospère avec constance dans les quatre DOM. Les petits boulots
de survie se multiplient, les uns déclarés et les autres
au noir. Si certains domiens optent pour le job, auquel vient s'ajouter
le RMI, il n'en est pas de même pour les étrangers. Eux
n'ont pas le choix. Les irréguliers y sont condamnés et,
du coup, n'ont aucun espoir d'obtenir un titre de séjour. Quant
aux réguliers, ils sont souvent soumis à la même
obligation, qui les conduit lentement mais sûrement à perdre
leurs papiers. Dans l'un et l'autre cas, toute protection sociale leur
devient inaccessible et, bien évidemment, le RMI ne peut leur
être accordé.
Et pourtant, par définition non quantifiable, l'ampleur de
cette marginalisation des étrangers par leur condamnation au
travail clandestin tend à s'imposer comme une règle en
Guyane et aussi à Saint-Martin, île pour moitié
rattachée aux Antilles néerlandaises et pour l'autre à
la Guadeloupe. Le phénomène est d'autant plus massif que,
dans ces deux territoires, les étrangers représentent
une partie considérable de la population : lors de son recensement
de 1990, l'INSEE en a compté 35 000 (presque 30 %)
sur 115 000 habitants en Guyane [1],
et 16 000 (53 %) sur 28 500 habitants dans la zone française
de Saint-Martin (contre 2,8 % dans le reste de la Guadeloupe, et 1 %
en Martinique). Dans tous les cas, les étrangers viennent, dans
leur immense majorité, des pays voisins : Brésil,
Haïti, Guyana, Surinam pour la Guyane ; Dominique, Haïti,
République dominicaine pour Saint-Martin.
Payer les salariés
au SMIC ?
Partout dans les DOM, il est de bon ton de défendre l'emploi clandestin
comme une spécificité culturelle. Tel journaliste guadeloupéen,
correspondant local d'une agence de presse internationale et d'un quotidien
national, estimait publiquement, en décembre 1995, que l'application
du droit du travail violerait les traditions centenaires des départements
français d'Amérique. Au même moment, à Saint-Martin,
nombre de commerçants Saint-Martinois ou Français
de métropole applaudissaient quiconque s'opposait aux rapatriements
massifs d'étrangers après le passage du cyclone Luis en
septembre 1995. « Si la préfecture
les fait partir, il va falloir payer nos salariés au SMIC »,
se plaignaient de concert un hôtelier et un marchand de meubles
caribéens. A Marigot, la capitale de la partie française,
certains d'entre eux ont poussé leur conviction jusqu'à
crever les pneus des voitures de la brigade de la Direction régionale
du contrôle de l'immigration et de la lutte contre l'emploi clandestin
(DICILEC, l'ancienne Police de l'air et des frontières) et à
bousculer ses agents au point qu'ils durent trouver refuge à la
gendarmerie.
Face à ce consensus, l'État fait l'autruche. En Guyane,
l'orpaillage, la construction, l'abattage des arbres doivent, entre
autres, leur survie aux travailleurs étrangers sans papiers.
On ne connaîtra jamais leur contribution exacte à l'édification
de la base spatiale de Kourou par le biais de la sous-traitance. Si,
surtout de nuit, police et gendarmerie multiplient les opérations
violentes de contrôles des titres de séjour dans les quartiers
à forte densité immigrée de Cayenne, de Saint-Laurent-du-Maroni
et de Kourou ; si, sur les fleuves frontaliers, la Légion
étrangère et l'infanterie de marine concourent à
la lutte contre les entrées illégales ; si, au total,
près de 15 000 étrangers ont été reconduits
à la frontière en 1995 dans ce département, on
chercherait en vain le moindre policier à l'entrée du
bidonville de Suzini, où vivent plus de 2 000 Haïtiens,
vers 17 heures quand des dizaines d'entre eux rentrent du travail
à vélo ou à mobylette.
La répression ne s'exerce guère sur le travail au noir.
Moins encore à l'encontre des employeurs. Qu'un notable de la
Chambre de commerce soit condamné, en décembre 1995,
pour emploi de quinze étrangers clandestins, et c'est une divine
surprise pour tout le Landerneau guyanais.
Absolution guyanaise
pour les employeurs au noir
Que signifie, dans ce contexte, l'existence, en 1990, de 40 % d'étrangers
(en âge de travailler) qui se déclarent sans emploi [2] ?
A vrai dire, pas grand chose, dans la mesure où beaucoup de ceux
qui possèdent une carte de séjour ont cependant un travail
au noir, dont ils ne peuvent parler, et où ceux qui n'ont pas de
papiers près de 40 %, selon la préfecture de Cayenne
cachent a fortiori leur situation. Administration et patrons
gèrent d'un accord tacite ce système très rentable
dans une économie fragile. Pour preuve parmi d'autres, l'histoire
d'un Haïtien arrivé en Guyane au cours de l'année 1985.
Comme la plupart de ses compatriotes, P.S. a longtemps travaillé
au noir dans le bâtiment, faute de trouver un employeur qui veuille
le déclarer. Pas question, dans ces conditions, d'obtenir un titre
de séjour. Jusqu'aux grèves des ouvriers qui, en 1991, ont
paralysé les travaux de construction du barrage hydroélectrique
de Petit-Saut. Des sous-traitants lui proposent alors de le recruter en
lui faisant miroiter un emploi déclaré et des papiers. La
préfecture lui délivre aussitôt un récépissé
de six mois avec autorisation de travail. Elle le lui renouvellera une
fois, avant de lui remettre une carte temporaire de séjour (1 an).
Elle renouvellera également cette carte deux fois avant de lui
accorder, en 1995, une carte de résident (10 ans).
Les opérations de régularisation témoignent également
de la cogestion du travail clandestin des immigrés par les pouvoirs
publics et le secteur privé. La dernière en date a été
engagée en 1994 par la préfecture. Si, pour obtenir une
carte de séjour et une autorisation de travail, les étrangers
devaient être entrés en Guyane avant août 1991, ils
devaient surtout être parrainés par leur employeur qui
avouait ainsi ipso facto qu'il les avait employés jusqu'alors
au noir. Mais, évidemment, l'on passait l'éponge. Malgré
cette amnistie inavouée, il n'y a eu que 2 000 dossiers
déposés et 1 500 régularisations. De
toute évidence, dans leur immense majorité les employeurs
ont préféré que leurs salariés étrangers
restent irréguliers. Quant à la poignée de ceux
qui se sont repentis, ils ont été absous sans autre forme
de procès.
Pourquoi, à l'occasion des regroupements familiaux, les préfectures
des DOM délivrent-elles systématiquement des cartes de
séjour d'un an sans autorisation de travail portant la mention
« membre de famille » aux conjoints d'étrangers
autorisés au travail et souvent porteurs d'une carte de dix ans,
alors que la loi leur accorde, « de plein
droit, un titre de séjour de même nature que celui détenu
par la personne qu'ils sont venus rejoindre » ?
N'est-ce pas une façon élégante de renouveler le
contingent d'employés en l'occurrence, surtout d'employées
au noir quand, par ailleurs, on en rapatrie d'autres à
la pelle dans leurs pays d'origine ?
Saint-Martin esclavagiste
A Saint-Martin, la surexploitation des étrangers est si caricaturale
que le procureur de la République de Basse-Terre, en Guadeloupe,
n'hésite pas à la qualifier d'« esclavagiste ».
Les étrangers y représentent environ 60 % des salariés
occupés. Et, si l'on en croit l'ensemble des témoignages,
le système économique de l'île, qu'il s'agisse du
BTP ou des services, repose sur le travail clandestin.
Que l'étranger soit ou non en situation régulière,
un travail lui sera confié à la seule condition qu'il
accepte de ne pas être déclaré, alors que le niveau
de l'emploi est passé de 2 800 en 1982 à 12 000
en 1990. Malgré cette explosion, entre 1985 à 1991, à
peine 400 emplois dont 100 dans le BTP ont été
déclarés pour 2 685 entreprises ! « Rien
mieux que cet indicateur ne permet de mesurer la part qui revient à
l'emploi des étrangers dans l'énorme création de
richesse durant ces mêmes années », observe-t-on,
en 1991, dans un rapport du ministère du travail [3].
Et rien mieux que cet indicateur ne permet aussi de comprendre que la
situation précaire des étrangers en séjour irrégulier
dépend de la seule volonté des patrons locaux.
La législation Pasqua de répression
de l'immigration n'a pas empêché l'appel d'offres de travail
dans la Caraïbe que la « loi Pons » de défiscalisation
a généré à partir de 1986. Le « boom »
économique s'est enraciné dans le travail non déclaré
(défiscalisé lui aussi !) et les dérogations
fiscales.
Jonas Toussaint, vice-président de l'Association des immigrés
haïtiens de Saint-Martin, explique que le travailleur haïtien
même régulier est souvent obligé de payer ses cotisations
à un employeur fictif qui accepte de le déclarer, tandis
qu'il travaille réellement chez un patron qui ne le déclare
pas. Il doit donc avoir deux employeurs, l'un au noir et l'autre de
complaisance. Quant au président de l'Association des Dominicains,
il brandit le dossier d'une Dominicaine renvoyée à Saint-Domingue
alors qu'elle travaillait depuis plus d'un an pour un employeur qui
n'avait pas payé les cotisations sociales. Elle n'a donc pu renouveler
son titre de séjour. Elle n'a même pas pu rapatrier ses
affaires. Avec la quasi-certitude de l'impunité la plus totale,
entreprises et particuliers non seulement emploient à coût
réduit des travailleurs en situation irrégulière,
mais deviennent responsables de la perte de leur droit au séjour
si ces étrangers en étaient titulaires lors de leur embauche.
La justice au rendez-vous
des abonnés absents
Dans un état de droit, l'employeur clandestin aurait été
déféré devant le tribunal correctionnel, et la victime
aurait vu sa situation administrative et sociale réglée.
A Saint-Martin, l'appareil d'État n'est pas à la hauteur
de ses missions. Le procureur de la République ou ses substituts,
basés en Guadeloupe, se rendent périodiquement sur l'île,
mais ils n'y demeurent pas et, quand ils s'en vont, le Parquet la quitte
avec eux. Marie-Florence Brenda, juge d'instance et seul magistrat en
poste à Saint-Martin, a parfois joué le rôle d'arbitre
ou de conciliateur ; en dehors de cette exception informelle, le
droit social est étouffé. De même, aucun service de
l'inspection du travail ne fonctionne sur place. L'île est aussi
dépourvue de conseil de prud'hommes alors que la loi républicaine
y est ouvertement ignorée. Marie-France Brenda, juge d'instance
et seul magistrat en poste à Saint-Martin, a parfois joué
le rôle d'arbitre ou de conciliateur ; en dehors de cette exception
informelle, le droit social est étouffé. Le conseil de prud'hommes
compétent est, lui également, à Basse-Terre. En théorie,
le salarié peut saisir cette juridiction et obtenir l'aide juridictionnelle
s'il a un titre de séjour régulier, mais il lui faudra payer
les 1 100 F de déplacement, et personne ne le soutiendra :
l'île de Saint-Martin est dépourvue de tout syndicat.
Absent de Saint-Martin dans toutes ses missions de gardien du droit
au bénéfice de tous, l'appareil d'État a concentré
toute son énergie et ses crédits sur la
question de la situation administrative des étrangers pour laquelle
le budget du ministère de l'intérieur paraît inépuisable,
si l'on en croit le coût exorbitant des 700 reconduites à
la frontière annuelles. Pour renvoyer des Chinois en Chine, les
subventions ne sont pas marchandées.
Lorsque, avec de l'avance sur sa consoeur de Guyane, la préfecture
de Guadeloupe met en place, en 1993, une procédure de régularisation
exceptionnelle pour les titulaires d'un contrat de travail d'au moins
19 heures par semaine, peu de patrons acceptent de se présenter
parce que, dans ce contexte précis, régularisation vaut
déclaration. On ignore le nombre et le statut des travailleurs
ainsi régularisés sur les 2 600 qui ont tenté
leur chance.
L'aubaine des lois Pasqua
Tandis que les employeurs ne subissent aucune poursuite jusqu'ici, les
travailleurs n'ont aucune conscience de leurs droits. De sorte que la
richesse de l'île repose sur une population sans droits respectés,
sans accès au droit, sans accès à la justice. Pas
de contrat de travail, pas d'assurances sociales, pas de protection en
cas d'accident du travail ; aucune constitution de droits à
retraite. De même, le droit de licenciement n'existe pas, et le
salarié clandestinisé, dont la relation de travail
si durable soit-elle reste toujours précaire, est privé
de toute allocation de chômage.
Le coût de cette population est ainsi réduit au minimum.
Une forte offre de travail a favorisé l'afflux de populations
qui ont grandi sous d'autres cieux. Le durcissement politique des lois
Pasqua de 1993 constitue une aubaine pour Saint-Martin et pour la Guyane.
Le système est très performant : en sévissant
sur le séjour sans intervenir sur les règles du travail,
il transforme les étrangers en outils qui coûtent à
la France d'outre-mer le prix de leur simple survivance. La distorsion
entre les besoins de main-d'oeuvre et la précarité de
leur statut administratif les maintient dans la docilité et la
soumission.
- Pour 1995, la préfecture de Cayenne estime la population
totale 150 000 personnes, dont 70 000 étrangers,
parmi lesquels il y aurait 30 000 sans papiers.
- Antiane, revue de l'INSEE, n° 14,
juin 1991.
- Claude-Valentin Marie, Travail illégal
et immigration irrégulière dans les départements
d'outre-mer : le cas Saint Martin, ministère du
travail, 1991.
Jean-Pierre Alaux est permanent
au GISTI (Groupe d'information et de soutien des immigrés).
Voir également
Patrick Tillie est avocat, ancien président
du Syndicat des Avocats de France (SAF).
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Dernière mise à jour :
27-08-2000 18:01.
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