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Rapport « Immigration,
emploi et chômage » du CERC
III.1.3 - Les années 1930
Contrairement à une idée répandue, « la
crise des années 1930 n'a rien de « fondateur »
en ce qui concerne l'argumentation politique contre les étrangers.
Les polémiques, le lexique utilisé, les techniques de
mobilisation ne font que reprendre l'arsenal mis au point dans la période
précédente ; à ceci près que le système
des partis est maintenant constitué et la « machine"
parlementaire bien rodée » [Noiriel, 1988, p. 284]
i - Un contexte de crise économique et politique
La crise mondiale atteint la France en 1931 et l'ampleur du chômage
devient vite bien supérieure au niveau atteint pendant les années
vingt. L'équation assénée par l'extrême-droite
entre chômage et immigration finit par favoriser une montée
généralisée de la xénophobie, pouvant aller
jusqu'à l'assassinat, tel un Belge agressé dans le Nord
en 1931 ou un Italien tué en 1933 près de Thonon. En matière
de travail, les commerçants, artisans et surtout les professions
libérales s'inquiètent de la concurrence des étrangers
voire des naturalisés. De nombreux réfugiés, notamment
d'Europe centrale et orientale, viennent en France dans les années
1934-39. Parmi eux de nombreux juifs qui fuient les persécutions.
La xénophobie a ouvert la voie à l'antisémitisme :
l'idée se propage qu'il y a trop d'étrangers, puis trop
de naturalisés, puis trop de juifs parmi les naturalisés,
et en définitive trop de juifs [Badinter, 1997, p. 32].
L'analyse des débats parlementaires de la IIIème république
sur la nationalité mais aussi sur la protection du travail national
(de 1882 à 1927) révèle « la vitalité
de la xénophobie, voire du racisme qui va inspirer notamment
la législation élaborée contre les étrangers
dans les années 1930 ». « C'est dans la logique
de cette xénophobie légale que s'inscrira la législation
antisémite de Vichy » [Laval-Reviglio, 1996,
p. 85].
ii - Le rôle particulier des professions dites « libérales »
dans l'exclusion des étrangers
Les professions libérales, juristes et médecins en tête,
ont joué un rôle majeur dans la mobilisation xénophobe
et dans les restrictions au marché du travail. En raison d'un
décalage entre la surproduction de diplômés en période
d'expansion économique et la période d'exercice marquée
par la crise, les professions libérales font face à des
difficultés de clientèle, difficultés exacerbées
par l'afflux de réfugiés issus de milieux intellectuels.
« La concurrence étrangère habituellement réservée
aux classes populaires touche alors de plein fouet l'élite »
[Noiriel, 1988, p. 284].
ii.1- Les médecins
Très actifs pour se protéger de la concurrence étrangère,
les médecins utilisent des groupes de pression (dont l'Académie
de médecine) et n'hésitent pas à user de pétitions,
de campagnes de presse, d'appels solennels, etc. [Noiriel, 1988, p. 286].
Ils sont même les premiers à se mobiliser à travers
une proposition déposée en avril 1930 par un des leurs,
le sénateur Raymond Armbruster. Très bien représenté
à la Chambre et au Sénat, ce groupe social met en avant
l'« intérêt du public » ou la santé
des Français mais évite d'utiliser le terme de « concurrence »,
auquel il préfère celui de « pléthore »,
de crainte d'apparaître trop commercial [Noiriel, 1988, p. 286].
Un parlementaire évoquait en 1931 la nécessité
« d'être capable de comprendre les finesses et les délicatesses
de notre race, capable aussi de les assimiler ». Un autre
dénonçait en 1932 « le plus grand nombre de
praticiens marrons » et voulait en finir avec « la
médecine des mercantis » et faire revivre l'esprit
« sacerdotal » de la médecine française
[Laval-Reviglio, 1996, p. 101].
Pour faire campagne, les médecins insistent sur le coût
social de l'enseignement médical et sur le nombre d'étudiants
étrangers qui est passé de 960 en 1909 à 3 870
en 1930, essentiellement d'origine roumaine, russe et polonaise. En
réalité, ces étudiants retournent le plus souvent,
une fois leur cursus achevé, dans leur pays. Pour preuve, le
nombre de médecins est passé de 15 900 en 1901 à
26 200 en 1930, dont seulement 750 médecins étrangers.
Il faut rappeler que les médecins avaient déjà
obtenu en 1892 la promulgation d'une loi exigeant des diplômes
français pour exercer en France. La loi Armbruster promulguée
le 21 avril 1933 va plus loin : il faut désormais non seulement
être muni du doctorat d'Etat français, mais il faut aussi
être de nationalité française (ou encore ressortissant
d'un pays placé sous le protectorat de la France, à condition
que le doctorat ait été acquis en France). Cette loi supprimait
la possibilité d'accorder à des médecins étrangers
méritants une dispense pour exercer en France que les pouvoirs
publics accordaient après consultation du lobby médical.
Mais comme la nouvelle astreinte ne concerne pas les étrangers
en cours d'études et les docteurs d'Etat exerçant déjà
régulièrement au jour de la promulgation de la loi, les
étudiants protestent contre ce qu'ils considèrent être
une insuffisance de cette loi. Ils organisent des grèves massives
en 1935 et descendent dans la rue [Laval-Reviglio, 1996, p. 102].
Au cours d'une de ces grèves contre les « métèques »,
une étudiante juive est lynchée [Noiriel, 1988, p. 287].
« Avec le soutien actif d'Action française, les jeunes
médecins français réclament les mêmes « avantages »
que les avocats [qui venaient d'obtenir satisfaction, cf infra] ;
la notion de Fonction publique étant extensible à souhait,
ils demandent que leur profession entre elle aussi dans ce cadre »
[Noiriel, 1988, p. 287]. Le député René
Demange dépose le 10 janvier 1935 une proposition de
loi visant à interdire aux naturalisés l'exercice de la
médecine pendant dix années à compter de la naturalisation.
Dans le débat, il souligne qu'il s'agit de « l'intérêt
national » et que ce « véritable apostolat »
ne saurait être assuré par « un étranger
issu parfois d'une race fort différente ». Pour le
député Louis Rolland, rapporteur, « l'exercice
de la médecine ne correspond pas à une profession comme
les autres » et le médecin doit être « adapté
au milieu dans lequel il exerce » ce qui ne saurait pas être
le cas des naturalisés trop récents. Pour le député,
l'incapacité est non seulement légitime mais utile car
elle oblige ces naturalisés « à se pénétrer
davantage de l'esprit et du tempérament national »
[Laval-Reviglio, 1996, p. 102]. L'incapacité temporaire
frappant les naturalisés qui concernait déjà les
avocats (cf. infra) est donc étendue aux médecins
sous le gouvernement Laval par la loi du 26 juillet 1935, mais selon
des modalités particulières. La loi prévoyait « quatre
piliers d'incorporation des étrangers à la profession
médicale française » : il fallait avoir
accompli son service militaire ; en cas de réforme du service,
il fallait attendre durant une période égale à
celle du service ; en cas d'exemption du service en raison de l'âge,
le stage d'attente était double ; enfin, les naturalisés
se voyaient imposer un délai de cinq ans pour postuler à
un emploi médical dans la Fonction publique. De nombreux médecins
réfugiés en France ont dû abandonner leur métier.
Et comme ce n'était encore pas suffisant pour les médecins
français, une circulaire du 30 novembre 1935 vint prescrire la
consultation des syndicats médicaux avant tout décret
de naturalisation concernant un docteur en médecine.
ii.2- Les avocats
Pour faire barrage à trois cents jeunes réfugiés
allemands, juifs pour nombre d'entre eux, qui terminent leurs études
de droit en 1934, l'Union des jeunes avocats parvient à déposer
le 22 juin 1934, par l'intermédiaire de Félix
Aulois, membre du barreau, une proposition de loi révisant le
Code de la nationalité de 1927. Rapportée favorablement
le 30 juin 1934, examinée et votée tambour battant en
quelques minutes et sans débat tant à la Chambre le 3
juillet qu'au Sénat le lendemain même, la loi est promulguée
le 19 juillet 1934, moins d'un mois après le dépôt
de la proposition ! L'objectif des avocats n'est pas de protéger
la profession contre les étrangers puisque, depuis longtemps,
le décret de 1810 est utilisé dans ce sens. L'enjeu est
d'écarter les naturalisés au motif que « certaines
fonctions réclament plus que d'autres une complète assimilation
aux idées, habitudes et à la langue de notre pays »
[Laval-Reviglio, 1996, p. 103]. Cette formule sera appelée
à servir de référence ensuite pour les médecins.
La principale disposition de la loi de 1934 oppose un stage de dix
ans à partir du décret de naturalisation pour accéder
aux fonctions publiques rétribuées par l'Etat, être
titulaire d'un office ministériel ou s'inscrire au barreau. Les
juristes ne se contentent pas de cette loi d'exclusion puisque la jurisprudence
qui suit la loi de juillet 1934 est encore plus restrictive. Le Conseil
d'Etat décide d'exclure même les naturalisés ayant
effectué leur service militaire en France. Le Conseil de l'Ordre
des avocats, dominé par le barreau parisien, rejette les candidatures
des individus naturalisés avant 1934, donnant ainsi une interprétation
rétroactive à la loi - contraire à toute la tradition
juridique française. Cette décision est confirmée
par les juges de la Cour d'appel de Paris.
« Pour écarter les réfugiés mais aussi
la jeunesse aisée des pays colonisés des professions juridiques,
ce sont des juristes qui, pour la première fois en France, ont
bafoué les droits professionnels reconnus aux Français
naturalisés » [Noiriel, 1988, p285] [34]. Dans ce contexte, xénophobie et antisémitisme
se sont mutuellement entretenus et des juristes, par la virulence de
leurs attaques contre les étrangers, ont ainsi très largement
préparé le basculement de l'opinion publique qui débouchera
sur « Vichy » (cf infra) [35].
Les autres professions libérales s'engouffreront dans la brèche
largement ouverte par les avocats et les médecins et la production
législative va étendre la protection accordée aux
nationaux à d'autres professions : ingénieurs, journalistes,
médecins-vétérinaires, artistes, architectes, experts-comptables,
pharmaciens, géomètres-experts, courtiers et agents généraux
d'assurance. Selon Noiriel, de par leur position sociale et leur influence
sur les décideurs, les professions libérales ont joué
un rôle très important dans la mobilisation xénophobe
bien au delà de leurs seules revendications corporatistes et
vont contribuer tout au long des années 1930 à la diffusion
dans l'ensemble de la société de la vision haineuse des
étrangers [Noiriel, 1988, p. 287]. Des médecins utilisent
le prestige de la science pour présenter les immigrés
comme des pestiférés, responsables des épidémies,
encombrant les lits d'hôpitaux au détriment des Français.
Des juristes, pour défendre leurs intérêts corporatistes,
n'hésiteront pas à rompre avec les principes traditionnels
du droit français, ouvrant ainsi la porte aux mesures du gouvernement
de Vichy contre les étrangers. « Les lois de dénaturalisation
et de persécution des juifs viendront « couronner »
dix ans de lutte pour faire « place nette » et occuper
les postes » [Noiriel, 1988, p. 287].
iii - Les premières restrictions du début des années
1930 destinées à libérer le marché du travail
des étrangers
Dans le contexte de crise du début des années 1930,
l'indignation de l'opinion publique à l'égard des travailleurs
étrangers gagne la représentation nationale dans son entier
et quatre propositions de loi visant à limiter l'emploi des étrangers
sont déposées en 1931, qui aboutiront, sous le gouvernement
du radical-socialiste Édouard Herriot, à la loi du 10 août 1932
[Laval-Reviglio, 1996, p. 98].
Une proposition de loi de synthèse est discutée, puis
adoptée à la Chambre le 21 décembre 1931
par 453 voix contre 0, socialistes et communistes s'étant abstenus.
Adoptée en juillet 1932 au Sénat, elle devient la loi
du 10 août 1932. Lors de la discussion à l'Assemblée,
le ministre du Travail et le rapporteur expliquent qu'il s'agit d'interdire
l'accès du territoire national aux ouvriers étrangers
qui ne peuvent y travailler parce qu'ils prendraient la place des ouvriers
français ou, argument pour le moins paradoxal, parce qu'ils seraient
susceptibles de devenir des chômeurs. Sur ce dernier point, un
des thèmes de prédilection encore présent de nos
jours est le « coût social » que représenterait
l'indemnisation des chômeurs étrangers [Laval-Reviglio,
1996, p. 98]. Dans les années 1930, ils sont les premiers
licenciés dans les usines et les chantiers, ce que confirme l'analyse
d'un fichier de chômeurs de la région lyonnaise [Videlier,
1996].
En fait, l'étranger est cause de tous les maux en temps de
crise. Travailleur, il occupe la place dévolue aux nationaux ;
chômeur, il vit au crochet du contribuable. Le député
Lerolle, auteur de la proposition de résolution, rappelle le
principe que « la main-d'oeuvre étrangère est
une main-d'oeuvre de complément » [Laval-Reviglio,
1996, p. 98]. Les débats sont relativement consensuels.
Des députés du groupe des républicains de gauche
se retrouvent sur les positions de ceux de l'Action républicaine.
Pour l'un « le nationalisme du ventre domine beaucoup l'internationalisme »,
pour tel autre député du Nord « avant la main
d'oeuvre frontalière belge, la main d'oeuvre française ».
Des députés se font les porte-parole de certaines professions
de l'industrie hôtelière, les professions artistiques,
les courses de chevaux, etc. D'autres députés veulent
aller plus loin que la proposition de loi, réclamant un recensement
de la main-d'oeuvre étrangère ou encore un droit de préférence
pour les Français en obligeant les employeurs à leur faire
connaître les postes à pourvoir en temps opportun et par
des moyens suffisants [Laval-Reviglio, 1996, pp. 98-99].
En fait, cette loi va consister à restreindre les emplois des
étrangers d'une part en limitant à 5 % la proportion
des étrangers dans les entreprises passant contrat avec l'Etat,
les départements ou les communes (article premier), et d'autre
part en fixant par décret des quotas pour les autres entreprises
(article 2). Au final, la liberté de choix des employeurs reste
intacte, d'autant que le patronat s'opposait déjà au contingentement
de la main-d'oeuvre étrangère [Lochak, 1995b]. La loi
permet au gouvernement de prendre, sur l'initiative du ministère
du Travail ou des organisations syndicales ou patronales, des décrets
pour fixer la proportion maximale de travailleurs étrangers dans
les entreprises privées, industrielles et commerciales [Laval-Reviglio,
1996, pp. 98-99]. Ces quotas peuvent être fixés par
profession pour l'ensemble du territoire ou par région. Malgré
la demande pressante de certains parlementaires, l'agriculture n'est
finalement pas concernée par cette loi [Weil, 1995, p. 33].
La loi d'août 1932 renforçait aussi l'obligation pour les
travailleurs étrangers d'obtenir une autorisation ministérielle
préalablement à leur entrée sur le territoire national
et permettait un refus de séjour sur des critères arbitraires
[Viet, 1996, pp. 32-33].
La loi aura surtout une portée symbolique au moment de son
vote, remplissant pour fonction essentielle de satisfaire l'opinion
publique. Jusqu'en 1934, l'administration applique relativement mollement
la réglementation sur les quotas dans l'industrie. Les premiers
décrets concernent les activités de service, par exemple
les salons de coiffure, les métiers du spectacle, mais aussi
les métiers du bâtiment ou la boulangerie. Ils sont relativement
peu nombreux (72 en deux ans), tous signés à l'initiative
des syndicats. Cette loi sera parachevée par le décret
du 23 octobre 1933 réglementant la délivrance des cartes
d'identité valables trois ans pour les salariés étrangers.
Entre-temps, le décret du 21 mai 1932, pris au lendemain de l'assassinat
de Paul Doumer par un immigré russe, renforce les sanctions pour
inobservation des dispositions sur la carte d'identité et permet
d'expulser les étrangers auxquels est refusée ou retirée
cette carte.
iv - L'emballement xénophobe et répressif de 1934-35
Le climat politique va encore se dégrader à partir de
1934 : sur fond d'affaire Stavisky, de troubles politiques (émeutes
du 6 février 1934) de remise en cause du parlementarisme, de
montée des ligues d'extrême droite, la vague xénophobe
s'amplifie encore. De très nombreuses lettres protestant contre
la concurrence étrangère en matière d'emploi sont
envoyées aux journaux, aux parlementaires et aux administrations
[Milza, 1988, p. 46, Videlier, 1996]. Seul le patronat s'oppose
à la limitation de la main-d'oeuvre immigrée. Non seulement
la gauche n'oppose pas à la campagne xénophobe une réponse
univoque, mais elle n'est pas épargnée : Edouard
Herriot et Pierre Mendès-France réclament un contingentement
des travailleurs étrangers ; la CGT considère dans
Le Peuple du 27 novembre 1934 que « le principe
de fraternité ouvrière doit fléchir au profit des
travailleurs nationaux » ; le député socialiste
Fernand Laurent s'exclame à la Chambre « Paradoxe irritant
en France, à l'heure actuelle : 500 000 chômeurs et
deux millions d'ouvriers étrangers » [Milza, 1988,
p. 47], reprenant comme en écho la déclaration du
24 mars 1933 de Louis Fourès, député de droite,
devant la chambre des députés : « Il y
a en France 331 000 chômeurs. En rapprochant ce chiffre de 1 200
000 salariés étrangers, il est facile de se rendre compte
que, si les ouvriers étrangers quittaient la France, la question
du chômage serait pour nous résolue », [cité
par Assouline et Lallaoui, 1996b, p. 78].
Dans ce contexte, le gouvernement de Pierre Flandin accélère
en novembre 1934 le rythme de publication des décrets de la loi
de 1932 : 553 en quelques semaines (contre 72 lors des deux années
précédentes). Le président du Conseil veut ainsi
poursuivre « l'assainissement du marché du travail »
[Laval-Reviglio, 1996, p. 106]. Les mesures vont non seulement
restreindre l'accès des étrangers au marché du
travail, mais aussi remettre en cause leur droit au séjour. L'engrenage
est en marche. En 1934, la décision est prise de ne plus accorder
de carte de travail à de nouveaux migrants et de ne plus la renouveler
à ceux résidant en France depuis moins de deux ans. Aucune
carte de plus de 11 mois n'est délivrée. En application
de la loi de 1932, un redoutable décret du 6 février
1935 limite le droit de séjour au seul département où
l'étranger a obtenu sa carte et pour une validité réduite
à deux ans. Ce décret remet aussi en cause le renouvellement
automatique des étrangers ayant un séjour de plus de 5
ans en permettant le non renouvellement des cartes d'identité
des étrangers n'ayant pas un séjour de plus de 10 ans
dès lors qu'ils exercent leur activité dans un secteur
économique où sévit le chômage, ce qui aboutira
en 1935 à une vague de rapatriements forcés d'étrangers
licenciés, dans l'indifférence générale
[Noiriel, 1988, p. 91, Weil, 1995, p. 35, Viet, 1996, p. 32]. Ce
décret du 6 février 1935 restreint également le
regroupement familial. Une commission interministérielle destinée
à « protéger » la main-d'oeuvre étrangère
aboutit à redoubler la surveillance aux frontières et
les expulsions par la force. 3 000 étrangers sont expulsés
durant le seul premier trimestre de 1935 [Rasjfus, 1997, p. 26].
Ces mesures restrictives, complétées par le décret
du 6 février 1936 pris sous le gouvernement Sarraut et généralisant
le non renouvellement des titres, aboutiront dès 1936 à
un repli très important des communautés espagnoles et
italiennes, repli largement compensé par l'arrivée des
réfugiés d'Europe de l'Est et d'Allemagne, notamment à
partir de 1935 [Viet, 1996, p. 32]. Parmi ces réfugiés,
on compte des dizaines de milliers d'anti-fascistes et de juifs allemands
qui fuient le nazisme. Avec l'arrivée de Pierre Laval à
Matignon, « la volonté de diaboliser les étrangers
est devenue un mode de gouvernement » [Rasjfus, 1997, p. 26].
Déplorant que « n'importe qui venant de n'importe
où peut tenir, en France, commerce de n'importe quoi »,
le député Joseph Denais, porte-parole des commerçants,
dépose le 12 février 1935 une proposition de loi
visant à instituer une réglementation pour l'inscription
au registre du commerce, exigeant des étrangers une justification
de cinq ans de résidence continue en France, et même de
dix ans pour la profession de banquier, et réclamant que la nationalité
figure sur les papiers commerciaux et sur la façade des établissements.
Comme les ouvriers étrangers licenciés au titre de la
loi de 1932 avaient parfois tendance à s'installer à leur
propre compte et à concurrencer ainsi leur ancien patron, problème
aggravé par l'afflux de réfugiés politiques, le
député Michel Walter dépose une proposition de
loi tendant à protéger la main-d'oeuvre artisanale. En
fait, dix propositions ou résolutions seront déposées
en ce sens entre 1932 et 1935 à propos des artisans ou des commerçants.
Les propos reprennent les stéréotypes habituels de la
haine antisémite et, si le nom de juif n'est pas prononcé,
on évoque l'invasion de réfugiés politiques qui
sont allemands et juifs pour la plupart.
Le gouvernement de Pierre Laval n'accorde qu'une satisfaction partielle
aux artisans et commerçants. Le régime de la loi de 1932
et le décret d'application du 6 février sont étendus
aux artisans par le décret-loi du 9 août 1935, avec contingentement
par métier et par région. Destiné à « protéger
les artisans français de la concurrence étrangère »
il oblige les artisans à posséder une carte d'identité
spéciale avec mention de leur activité, valable uniquement
pour le département et pour le métier exercé. Les
commerçants devront attendre les décrets du 12 novembre
1938 et du 2 février 1939 pour être « protégé »
(cf. infra).
Malgré l'intervention, auprès de Pierre Laval, de Victor
Basch, président de la Ligue des Droits de l'Homme, les décisions
contre les étrangers se multiplient dans un climat de vindicte
xénophobe [Lochak, 1995b ; Rasjfus, 1997]. Ce climat est
également entretenu par certains syndicalistes qui, en cette
période de crise et de chômage, trouvent la source des
malheurs de la classe ouvrière dans la présence en France
de nombreux étrangers. J. Marchal dans Le Peuple
de mars 1935, l'hebdomadaire de la CGT réformiste, écrit :
« Personnellement, je pense que nous devons surveiller les
étrangers comme l'on surveille des adversaires ; faire tout
notre possible pour les empêcher de nous nuire, et à chaque
fois que cela est possible, les renvoyer dans leur pays respectif...
Quelques-uns diront peut-être que je fais du nationalisme. Eh
bien, si pour mériter le titre d'internationaliste il faut accepter
d'être grugé par des individus qui, une fois installés
en France, ne font travailler que leurs nationaux et qui, dans vingt
ans, seront aussi étrangers à notre mentalité que
le jour de leur arrivée, je préfère être
qualifié de nationaliste mais au moins, j'aurai la conscience
tranquille » [cité par Rasjfus, 1997, p27].
v - Le Front Populaire : une pause courte et très
relative pour les étrangers
Le Front populaire met officiellement un terme aux refoulements et
expulsions arbitraires et si la politique de retour des chômeurs
n'est pas supprimée, leur assentiment doit en principe être
obligatoire [Weil, 1995, p. 35]. Il faut dire que, suite à
la victoire électorale, les immigrés sont particulièrement
présents dans la rue et les entreprises. Ils sont aussi présents
dans les syndicats. La CGT réunifiée dit être passée
de 50 000 adhérents étrangers au début de 1936
à 350 000 ou 400 000 en 1937. Diverses sources montrent
que les taux de syndicalisation des étrangers de toutes les nationalités
explosent dans de nombreux secteurs. La production législative
et réglementaire connaît une pause en 1936 et 1937. Les
autorités font preuve de plus de bienveillance à l'égard
des réfugiés. Une loi du 28 août 1936 annule son
effet rétroactif à la loi du 19 juillet 1934 qui interdisait
aux nouveaux Français, dans les dix ans suivant leur naturalisation,
d'exercer une Fonction publique ou d'être inscrits au barreau.
Par le décret du 14 octobre 1936, le gouvernement abroge un article
du décret de février 1935 qui obligeait les étrangers
souhaitant changer de domicile à avoir l'autorisation préalable
du préfet. Mais peu d'efforts sont déployés pour
faire appliquer les textes plus libéraux et le gouvernement en
restreint même les effets au nom de la sécurité
publique [Milza, 1988, p. 50]. Dans la pratique, les problèmes
demeurent pour les étrangers. Notamment, des demandeurs d'asile
et des chômeurs sont refoulés ou expulsés et des
étrangers pourvus d'emploi se voient refuser le renouvellement
de leurs titres [Weil, 1995, p. 36]. Si le Front populaire semble
mettre quelque peu en sourdine l'obsession du contrôle policier,
il ne met pas en oeuvre la réforme de fond visant à améliorer
le statut juridique des étrangers que la gauche revendiquait
lorsqu'elle était dans l'opposition. Par ailleurs, la plupart
des restrictions prises dans les périodes précédentes,
à commencer par la loi du 10 août 1932 limitant la main-d'oeuvre
étrangère, sont maintenues et strictement appliquées.
Très rapidement, les vieux démons xénophobes
réapparaissent en 1937 au moment où une quinzaine d'attentats
politiques mettent en cause des étrangers [Weil, 1995, p. 42].
En septembre 1937, après un attentat, on assiste à un
déchaînement xénophobe de la part de la droite,
mais également de la gauche. Les radicaux s'en prennent à
tous les étrangers. Pour l'Humanité, l'attentat
n'est pas « français » et le 28 septembre
Maurice Thorez lance de la tribune du Vèl d'Hiv devant 25 000
auditeurs « la France aux Français »
[Milza, 1988, p. 51].
III.1.4 - 1938-39, un prélude à Vichy :
« Xénophobie, veillée d'armes » [Lochak,
1995b] ou « Vichy avant Vichy » [Rasjfus, 1997]
Dans un tel contexte, l'année 1938 marque un tournant majeur
pour les étrangers et dont les effets seront durables. De nombreux
décrets-lois sont pris par le gouvernement Dalladier, investi
et appuyé par toute la classe politique et une Chambre des députés
issue du Front populaire : décrets-lois du 2 mai, 14 mai,
17 juin, 12 novembre 1938, 2 février, 12 avril 1939.
Ces mesures créent un réseau de contraintes toujours plus
dense autour des étrangers.
Il ne s'agit pas ici de détailler l'ensemble des mesures prises
contre les étrangers ; nous nous limiterons à celles
affectant directement et explicitement l'accès au travail et
nous ne ferons qu'évoquer les mesures qui affectent indirectement
mais durement cet accès, et qui constituent pour la plupart des
atteintes très graves à d'autres droits (circulation,
séjour, contrôle, internements, etc.)
i - Les mesures concernant directement le travail
Le décret-loi du 2 mai 1938 fait interdiction aux employeurs
d'occuper un étranger sans carte, ou dans une profession ou un
département autres que ceux mentionnés sur sa carte. Le
décret du 14 mai 1938 pour l'application du décret-loi
du 2 mai prévoit, entre autres dispositions, la subordination
du droit d'occuper un emploi à la possession de la carte d'identité
de travailleur, elle-même subordonnée à la production
d'un contrat de travail visé par les services de la main-d'oeuvre.
Toutefois, avec l'approche du conflit, le système des quotas
mis en place en 1932 est assoupli dans la pratique à la demande
des entreprises et la procédure de dérogation est simplifiée
pour les employeurs par les décrets-lois des 20 janvier
et 19 avril 1939.
Le décret-loi du 2 mai 1938 crée la carte d'artisan.
Les autres mesures concernant directement le travail sont le décret-loi
du 17 juin 1938 sur la protection du commerce français qui institue
pour les commerçants un régime analogue à
celui instauré en 1935 pour les artisans (cf supra).
Les décrets du 12 novembre 1938 et du 2 février 1939 obligent
les commerçants étrangers à posséder une
carte professionnelle spécifique, avec la mention « commerçant »
en première page. Cette carte a pour effet d'écarter les
nouveaux venus, les réfugiés notamment, qui face à
la rigueur des lois d'exclusion du travail salarié, s'étaient
tournés vers le petit commerce et l'artisanat. Avec ce dernier
texte, tous les étrangers ayant une activité rémunérée
en France, hormis quelques étrangers exerçant les rares
professions libérales épargnées, se trouvaient
détenteurs d'une carte de travailleur.
ii - Les mesures répressives affectant par voie de conséquence
le travail des étrangers.
Le gouvernement Dalladier prend de nombreuses mesures policières
et répressives : l'étranger doit pouvoir présenter
à tout moment les pièces justifiant la régularité
de son séjour (disposition reprise en 1946), il doit signaler
tout changement de résidence, toute personne logeant ou hébergeant
un étranger doit le signaler au commissariat dans les 48 heures,
tout étranger entré clandestinement ou sans papier est
passible d'un emprisonnement d'un mois à un an (disposition reprise
et renforcée de nos jours). D'autres mesures renforcent les contrôles,
les conditions de séjours, limitent la circulation, les mariages,
permettent les internements, les refoulements, étendent les déchéances
de nationalité, etc. Elles affectent tous les aspects de la vie
des étrangers résidant en France et évidemment
l'accès au travail n'est pas épargné. A l'approche
du conflit, les étrangers peuvent être astreints à
résider dans tel ou tel lieu, peuvent être internés
dans des « centres spéciaux » ou encore être
expulsés sans autre motif que le désir des autorités
[Weil, 1995, p. 51]. Les nouvelles obligations ou interdictions
aboutissent à tisser non seulement une surveillance policière
toujours plus intense mais, pour la première fois, réglementent
absolument tous les aspects de l'entrée, du séjour et
de la vie des étrangers [Lochak, 1995b].
La suite allait malheureusement montrer que la période de mai
1938 à juin 1940 n'était pourtant qu'un prélude
qui pourrait ultérieurement être qualifiée de « Vichy
avant Vichy » [Rasjfus, 1997, p17].
III.1.5 - Vichy : la poursuite d'une logique infernale
d'exclusion
Comme le rappellent en effet Marrus et Paxton dans Vichy et les
Juifs (1990) « il ne s'était pas produit en 1940
de rupture brutale ; bien plutôt, une longue accoutumance
s'est faite pendant la décennie des années 1930, à
l'idée de l'étranger et spécialement du juif, ennemi
de l'Etat » et « le gouvernement Pétain n'a
pas inventé la politique antijuive qu'il met en place avec tant
de zèle et de passion en 1940. Chacun des éléments
de ce plan était présent dans les années qui ont
précédé la chute de la IIIe République »
[cités par Laval-Reviglio, 1996, pp. 108-109]. En matière
d'exclusion des étrangers du marché du travail comme dans
d'autres domaines, Vichy reprend la « philosophie »
des années précédentes. Dans la continuité
de la période précédente, on « protège »
les « vrais » nationaux en s'attaquant toujours
davantage aux étrangers et aux Français naturalisés,
notamment en n'hésitant pas à recourir aux dénaturalisations.
Très vite l'opinion y étant préparée et
une partie de l'administration étant désormais bien rodée,
le gouvernement de Vichy parachève le tout en étendant
les interdictions aux Français non nés de père
français puis à tous les juifs. Les mesures terrifiantes
suivront.
Même si elles seront abrogées à la Libération,
les toutes premières mesures du gouvernement de Vichy, faisant
rapidement suite au vote par l'Assemblée des pleins pouvoirs
à Pétain le 10 juillet 1940, sont édifiantes à
cet égard et il est utile de les rappeler :
- loi du 17 juillet 1940 limitant aux citoyens nés de père
français l'accès aux emplois dans les administrations
publiques ;
- loi du 22 juillet 1940 instituant une commission chargée
de réviser toutes les naturalisations depuis 1927 et de retirer
la nationalité française à tous les naturalisés
jugés indésirables ;
- loi du 16 août 1940 instituant un Ordre national des médecins
et réservant aux citoyens nés de père français
l'accès aux professions médicales (loi préparant
l'opinion publique à la mise à l'écart des praticiens
juifs) ;
- loi du 10 septembre 1940 réglementant de la même manière
l'accès au barreau ;
- loi du 27 août 1940 visant, entre autres dispositions, à
protéger la main-d'oeuvre nationale ;
- loi du 27 septembre relative à la « situation des
étrangers en surnombre dans l'économie nationale »
(en zone non occupée, plus de quarante mille étrangers
sont regroupés dans des pseudo-camps de travail sous la surveillance
des gendarmes) ;
- loi du 3 octobre portant « statut des Juifs »
et énonçant toutes les interdictions à leur encontre
;
- loi du 4 octobre 1940 « sur les ressortissants étrangers
de race juive » autorisant les préfets à les
interner « dans des camps spéciaux »....
Notes
[34] Sur la xénophobie
et l'antisémitisme du milieu des avocats, et notamment du barreau
de Paris, au cours des années trente puis sous Vichy, voir
le livre de Badinter, Un antisémitisme ordinaire, Vichy
et les avocats juifs (1940-1944), Fayard, 1997. Ce n'est pas un
hasard si l'exposition antisémite organisée à
Paris en septembre 1941 sur le thème « Le Juif et
la France » consacrera un panneau dénonçant
« l'envahissement du barreau parisien par les Juifs... »
et proclamant sous les portraits d'avocats juifs : « Rien
qu'à Paris, 664 Juifs sur 2025 avocats » (rappelé
par Badinter, p. 25).
[35] Sur le rôle
des professions juridiques, voir Le
droit antisémite de Vichy (1996), ouvrage collectif
absolument remarquable résultant d'un colloque tenu en 1994
sur L'encadrement juridique de l'antisémitisme sous le régime
de Vichy.
Dernière mise à jour :
13-11-2000 16:47.
Cette page : https://www.gisti.org/doc/presse/1999/cerc/chapitre-3-3.html
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