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La politique de l'immigration au prisme de la législation
sur les étrangers (2)

par Danièle Lochak

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L'amorce d'une dérive

Un premier infléchissement de la tendance libérale se manifeste dès la fin de l'année 1982 : le gouvernement proclame son intention de sévir contre les étrangers qui se maintiennent illégalement sur le territoire et le ministre de la Justice demande aux parquets de requérir systématiquement la reconduite à la frontière lorsqu'ils sont déférés devant les tribunaux correctionnels. Mais le véritable tournant intervient après les élections municipales de mars 1983. Sous l'impulsion de l'extrême-droite, désormais présente dans la bataille électorale, la question de l'immigration devient l'objet de toutes les surenchères : d'où un engrenage dans lequel la gauche se laisse prendre et qui va largement déterminer, à partir de 1983, l'attitude du gouvernement vis-à-vis des immigrés.

Le nouveau discours officiel, inauguré par une déclaration de François Mitterrand au Conseil des ministres du 31 août 1983, s'articule tout entier sur une opposition entre les immigrés installés, « qui font partie de la réalité nationale » et dont il faut favoriser l'insertion, et les clandestins qu'il faut « renvoyer ». Mais, tandis que la politique d'insertion tarde à se traduire par des mesures concrètes, les manifestations du changement de cap sont en revanche immédiates en ce qui concerne la lutte contre l'immigration clandestine : les nouvelles directives ministérielles préconisent des contrôles massifs pour détecter les étrangers en situation irrégulière ainsi que des poursuites systématiques pour infraction à la législation sur le séjour. L'utilisation de la comparution immédiate conjuguée avec la faculté donnée au juge de prononcer désormais la reconduite à la frontière comme peine principale, immédiatement exécutoire, confèrent un caractère expéditif aux procédures destinées à éloigner les étrangers « clandestins ». Enfin, deux ans et demi après la suppression solennelle de l'aide au retour « Stoléru », un décret vient instituer, en avril 1984, une « aide publique à la réinsertion » pour les étrangers privés d'emploi qui acceptent de repartir chez eux.

La fuite en avant continue. « L'extrême-droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions », déclare Laurent Fabius lors d'une émission télévisée en septembre 1984 avant d'annoncer, le 10 octobre 1984, de nouvelles mesures restrictives : resserrement des contrôles aux frontières, faculté pour le juge d'assortir d'une interdiction du territoire la reconduite à la frontière, mais surtout limitation du regroupement familial. Sous prétexte de garantir aux familles des conditions d'accueil permettant leur bonne insertion, et prenant le contrepied de la politique suivie depuis 1981, le décret du 4 décembre 1984 interdit désormais la régularisation sur place des conjoints et des enfants ; mais la mesure aura l'effet exactement contraire à celui prétendûment recherché puisqu'elle n'empêchera pas les familles de venir rejoindre le travailleur établi en France, tout en les maintenant dans une précarité accrue.

L'année 1985, marquée par la proximité des élections législatives, voit s'amorcer une nouvelle étape dans le dérapage du discours de la classe politique française. Ce ne sont plus seulement les clandestins, en effet, que la droite désigne comme la source de tous les maux dont les Français sont victimes : chômage et insécurité ; c'est la présence d'une population étrangère nombreuse qui, par elle-même, représente à ses yeux une menace pour l'identité nationale.

La contamination du discours par les thèses de l'extrême-droite est évidente. Après le Parti des Forces Nouvelles et le Club de l'Horloge, le Club 89, créé par Michel Aurillac, député RPR et futur ministre de la Coopération, fait paraître en février 1985 un ouvrage dans lequel on trouve tous les thèmes traditionnels de la propagande xénophobe de l'entre-deux-guerres : la criminalité, les charges sociales supplémentaires, sans oublier les menaces pour l'avenir de la race, rebaptisée pudiquement « identité culturelle ». Parmi les mesures préconisées figure la proposition de réformer le droit de la nationalité en supprimant totalement le droit du sol, de telle sorte que ne soient Français de naissance que les enfants nés de deux parents français ou nés en France d'un parent français.

De fait, tous les partis de droite inscrivent dans leur programme la nécessité de modifier le droit de la nationalité de façon à ce qu'au minimum la naissance en France n'entraîne plus de plein droit l'acquisition de la nationalité française. C'est la première fois depuis Vichy qu'on parle de restreindre l'accès à la nationalité française.

La première cohabitation et les débuts
de la politique Pasqua

La droite, revenue au pouvoir en mars 1986, va prendre une série de mesures qui auront un effet déstabilisateur marqué sur la population immigrée. Le dispositif prévu comporte deux volets distincts mais complémentaires : la loi du 9 septembre 1986, dite loi Pasqua, sur l'entrée et le séjour des étrangers (qui préfigure à beaucoup d'égards la seconde loi Pasqua de 1993), et le projet de réforme du code de la nationalité.

La loi Pasqua revient sur un grand nombre de dispositions libérales et protectrices adoptées par la gauche. Elle rend aux préfets le droit de prononcer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière ; elle rétablit le régime de l'expulsion tel qu'il existait antérieurement à la loi du 29 octobre 1981 ; enfin, sans remettre frontalement en cause la reconnaissance à certaines catégories d'étrangers d'un droit de demeurer en France fondé sur l'ancienneté du séjour ou sur les liens familiaux noués avec des citoyens français, elle restreint la liste des étrangers qui obtiennent de plein droit une carte de résident et celle des étrangers protégés contre les mesures d'éloignement du territoire. D'inspiration nettement répressive, la loi sera de surcroît appliquée avec brutalité, sans égard pour les situations individuelles : l'ensemble du système fonctionnera comme un mécanisme implacable aboutissant à fabriquer des étrangers en situation irrégulière destinés à être tout aussi implacablement refoulés. C'est à cette époque également que, prenant prétexte de la vague d'attentats terroristes qui secoue la France, le gouvernement décide de rétablir l'obligation du visa d'entrée sur le territoire français pour tous les étrangers qui en étaient jusque-là dispensés : l'obligation restera définitivement en vigueur pour les ressortissants des pays dits « à risque migratoire » au point de devenir une pièce maîtresse du dispositif de « maîtrise des flux migratoires ».

Les effets de la « politique Pasqua » auraient pu être plus dévastateurs encore si la droite avait réussi, comme elle en avait l'intention, à réformer le code de la nationalité. Cette réforme aurait en effet abouti à supprimer, pour les jeunes nés en France et qui devenaient Français à 18 ans sous l'empire des textes en vigueur, la garantie de pouvoir y demeurer quoi qu'il advienne. Le projet échouera pour des raisons conjoncturelles : aux prises avec les manifestations étudiantes, le gouvernement juge opportun de retirer son projet et, pour éviter de donner l'impression d'y renoncer purement et simplement, il met en place une commission présidée par le vice-président du Conseil d'Etat, dont le rapport servira de référence à la réforme de 1993, menée cette fois à bien.

La fin de l'ère socialiste

Compte tenu des protestations de la gauche contre la loi Pasqua, on pouvait penser que son retour au pouvoir, en mai 1988, conduirait rapidement à l'abrogation de ce texte. Or c'est l'inverse qui se produit : le gouvernement Rocard adopte un « profil bas » sur les questions de l'immigration et, pendant plus de sept mois, s'abstient de toute initiative en la matière. Il faut attendre le printemps 1989 pour qu'il se décide enfin à présenter au Parlement un projet de loi abrogeant les dispositions les plus pernicieuses de la loi Pasqua : la loi « Joxe », finalement promulguée le 2 août 1989, revient à l'esprit des textes votés en 1981 et 1984 en ce qui concerne l'attribution de plein droit de la carte de résident et la protection contre l'expulsion des personnes ayant des attaches personnelles ou familiales en France ; elle ajoute même des garanties supplémentaires en instaurant un contrôle préalable sur les décisions préfectorales de refus de séjour, qui doivent être soumises à une commission du séjour composée de trois magistrats, et un recours juridictionnel suspensif contre les mesures de reconduite à la frontière.

Entre 1989 et 1993, l'ordonnance de 1945 connaîtra encore d'autres modifications, mais cette fois à nouveau dans un sens restrictif : la loi du 31 décembre 1991 aggrave les sanctions encourues pour les délits d'aide à l'entrée et au séjour irréguliers ; la loi du 26 février 1992, sous couvert de mettre la législation française en conformité avec la convention de Schengen, instaure des sanctions contre les transporteurs qui débarquent sur le territoire français des personnes démunies de passeport ou de visa ; la loi du 6 juillet 1992 permet de maintenir dans les « zones d'attente » des ports et aéroports, pendant un délai qui peut aller jusqu'à vingt jours, les étrangers non admis sur le territoire ainsi que les demandeurs d'asile le temps que le ministre de l'Intérieur vérifie que leur demande n'est pas « manifestement infondée ».

Dans l'intervalle, au début de l'été 1991, d'autres mesures restrictives ont été prises : contrôle renforcé sur les visas délivrés par les consulats, faculté donnée aux préfets d'annuler un visa de tourisme s'ils soupçonnent son titulaire d'être venu en France pour s'y établir, accroissement des pouvoirs des maires qui peuvent désormais demander une visite domiciliaire avant de viser un certificat d'hébergement — le document que doit établir la personne qui se propose d'héberger un étranger venant en France pour une visite privée et que celui-ci devra présenter à la frontière.

Lorsque la gauche, battue aux élections, quitte le pouvoir, en 1993, l'esprit libéral de la loi Joxe est donc depuis longtemps oublié. Malgré tout, ses dispositions sont encore en vigueur ; et comme en 1986, mais avec plus de fougue encore, la droite revenue au pouvoir va s'empresser de les faire disparaître.

De Pasqua à Debré

Encouragé par sa victoire électorale, mais à court de propositions concrètes susceptibles de résoudre les problèmes qui menacent véritablement la cohésion de la société française, à savoir le chômage et la pauvreté, le gouvernement s'empare de la question de l'immigration et fait adopter précipitamment par le Parlement trois textes : la loi du 22 juillet 1993, dite loi Méhaignerie, réformant le droit de la nationalité, la loi du 10 août 1993 facilitant les contrôles d'identité, la loi du 24 août 1993 enfin, dite loi Pasqua, qui procède à une véritable refonte de l'ordonnance de 1945. Une loi du 30 décembre 1993 viendra réintroduire dans l'ordonnance, sous une forme légèrement amendée, les dispositions primitivement censurées par le Conseil constitutionnel.

Le droit de la nationalité est réformé dans un sens nettement restrictif. Les enfants nés en France de parents étrangers nés dans les territoires d'outre-mer ne sont plus français de naissance ; la faculté qu'avaient les parents d'enfants nés en France de réclamer pour ceux-ci la nationalité française au cours de leur minorité est supprimée ; enfin — et c'est la disposition symboliquement la plus lourde de sens — l'acquisition de la nationalité française par les jeunes nés en France qui l'obtenaient jusque-là à dix-huit ans sans formalité est désormais subordonnée à la manifestation expresse de leur volonté d'acquérir cette nationalité. Cette exigence, présentée comme tendant à respecter le libre arbitre des intéressés, est en réalité dictée par la défiance et ne peut être vécue par eux que comme une forme de discrimination supplémentaire. Le dispositif mis en place risque aussi de fonctionner comme un facteur d'exclusion, notamment pour ceux qui, par hésitation, par négligence, ou pour toute autre raison, auront omis de faire leur demande avant l'âge fatidique de 18 ans : une fois passé le cap de la majorité, en effet, l'accès à la nationalité française leur est fermé s'ils ont subi des condamnations pénales pour certains délits.

La loi sur « l'entrée, le séjour et l'accueil [sic] des étrangers en France », de son côté, marque une régression spectaculaire de la condition des étrangers. Elle renforce en premier lieu le dispositif répressif visant à éloigner du territoire les étrangers en situation irrégulière : allongement de la durée de la rétention et limitation des pouvoirs du juge, possibilité pour le préfet d'assortir la reconduite à la frontière d'une interdiction du territoire, restriction des catégories protégées, création d'une nouvelle modalité d'éloignement — la « remise » aux autorités d'un Etat membre de la Communauté européenne — qui n'est entourée d'aucune des garanties de procédure normalement prévues, etc.

Le second effet de la loi est de limiter le droit au séjour de nombreuses catégories d'étrangers : les conditions du regroupement familial — notamment les conditions de ressources — sont durcies, et des sanctions sévères menacent ceux dont la famille se maintient irrégulièrement sur le territoire ; la délivrance dite « de plein droit » de la carte de résident n'est plus qu'un faux-semblant dès lors qu'elle est subordonnée à la régularité préalable du séjour et à l'absence de menace pour l'ordre public ; les conjoints de Français n'ont plus accès à la carte de résident qu'après un an de mariage et à la condition, souvent difficile à remplir en pratique, d'avoir pu dans l'intervalle se maintenir sur le territoire français en situation régulière ; les personnes entrées en France avant l'âge de dix ans n'ont plus la garantie d'obtenir le droit au séjour à leur majorité ; les hypothèses de retrait ou de non-renouvellement des titres de séjour se multiplient ; la commission du séjour voit ses pouvoirs limités, etc. Les demandeurs d'asile eux-mêmes doivent obtenir des préfectures une autorisation de séjour avant de pouvoir présenter leur demande à l'Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA).

Mais la loi Pasqua ne se borne pas à réformer l'ordonnance de 1945 : elle modifie de nombreuses dispositions figurant dans le code pénal (limitation des immunités contre l'interdiction du territoire accordées aux étrangers ayant des attaches en France), dans le code civil (nouveaux pouvoirs donnés aux maires pour faire obstacle aux mariages qu'ils soupçonnent d'être de complaisance), dans le code de la sécurité sociale et le code de l'aide sociale (subordination de l'accès à la protection sociale à la régularité du séjour).

Les conséquences que l'on pouvait redouter de l'application de ces textes n'ont pas tardé à se concrétiser dans les faits : déstabilisation des jeunes nés ou ayant grandi en France, privés de l'assurance de pouvoir vivre durablement en France ; basculement dans l'irrégularité des milliers de personnes auxquelles les textes donnaient jusque-là la garantie de pouvoir demeurer en France ; restriction brutale du droit de vivre en famille ; dénégation du droit aux soins et à un minimum de revenus à toute personne qui n'est pas ou n'est plus en possession d'un titre de séjour, même si elle a antérieurement travaillé et cotisé à la sécurité sociale ; renforcement d'un système répressif et policier dont l'ensemble de la population, nationaux inclus, subit les conséquences, qu'il s'agisse de l'intensification des contrôles d'identité, de la généralisation du fichage, ou de l'immixtion de la police, sous prétexte de débusquer les fraudes, dans la vie privée des individus.

La poursuite de la spirale répressive

En déposant en novembre 1996, à la suite des mouvements de sans-papiers qui se mutliplient à partir de mars 1996, un projet de loi prévoyant notament d'accorder à certaines catégories d'étrangers — celles-là mêmes que la loi Pasqua avait privées de l'accès à la carte de résident — une carte de séjour temporaire d'un an, le gouvernement a admis que l'application stricte de la législation en vigueur était impossible dès lors qu'elle risquait, en raison des situations humainement intolérables qu'elle engendrait, de provoquer des désordres.

Indépendamment du fait que les régularisations permises par les dispositions nouvelles sont beaucoup trop limitées pour répondre à l'ampleur du problème posé par l'existence de plusieurs dizaines de milliers d'étrangers sans papiers, dont la plupart sont en France depuis de longues années, il faut surtout noter que l'essentiel des dispositions de la loi finalement promulguée le 24 avril 1997 ont pour effet de renforcer encore la dimension répressive de la législation et d'accroître la précarité du séjour des étrangers en situation régulière. Côté répression, elle autorise la confiscation du passeport des étrangers en situation irrégulière, la mémorisation des empreintes digitales des étrangers qui sollicitent un titre de séjour, le contrôle des véhicules dans une large zone frontalière, et elle restreint les pouvoirs du juge en matière de rétention. Côté précarisation, elle crée de nouvelles hypothèses dans lesquelles le retrait d'un titre de séjour est possible et elle supprime la commission du séjour qui, même avec des pouvoirs limités par l'effet de la loi Pasqua, offrait malgré tout aux étrangers sollicitant un titre de séjour une garantie contre l'arbitraire des préfets. Le Conseil constitutionnel a censuré une des dispositions les plus contestables et lourdes de conséquences de la loi : celle qui aurait permis de ne pas renouveler une carte de résident pour des motifs d'ordre public ; mais il a laissé subsister le reste du dispositif, malgré les restrictions nouvelles qu'elle apporte aux droits des étrangers. Rétrospectivement, 1974 apparaît donc bien comme une date-clé dans l'histoire récente du droit de l'immigration. L'objectif de la « maîtrise des flux migratoires » s'est vite mué en une obsession du verrouillage des frontières, puis de l'obsession de la fraude et de la clandestinité. Il en est résulté des atteintes de plus en plus graves portées aux droits fondamentaux des étrangers mais aussi des Français, le rétrécissement des garanties légales, et désormais la suspicion généralisée et l'incitation à la délation qui sapent les fondements mêmes de la démocratie. Si l'on veut par conséquent interrompre l'escalade de la répression, ne faut-il pas accepter de remettre en cause ce qui est à la racine même de cette escalade et de cette répression, à savoir la fermeture des frontières ? La question, on en conviendra, mérite d'être posée.

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Dernière mise à jour : 29-11-2000 20:25.
Cette page : https://www.gisti.org/ doc/presse/1997/lochak/politique-2.html


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