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Plein Droit
n° 53-54, mars 2002
« Immigration : trente ans de combat
par le droit »
Philippe Artières
Historien, chargé de recherches au CNRS
Parler à partir de la place quon occupe et non à
la place des autres, mettre à profit sa situation dexpert
pour dénoncer les faits, faire sortir linformation de linstitution
en sappuyant sur lexpérience de tous : lintellectuel
spécifique décrit par Michel Foucault sengage dans
le domaine qui est le sien. Il donnera naissance au groupe dinformation
prison (GIP), puis au groupe dinformation santé et au groupe
dinformation asile. Si le Gisti ne sinscrit pas dans une
filiation directe avec ces groupes, il en partage cependant lengagement.
En décembre 1971, alors que le Gisti tenait ses premières
permanences juridiques, deux révoltes de prisonniers éclataient
successivement en moins dune semaine à la Centrale Ney
de Toul. Ces mutineries auxquelles succédèrent plusieurs
dizaines dautres dans de nombreux établissements français
au cours de lhiver, visaient à dénoncer les conditions
de détention (alimentaires, sanitaires mais également
juridiques) et lattitude de la direction de la prison.
Dans les jours qui suivirent, une femme prit la parole dans une longue
tribune publiée par le journal Le Monde pour décrire une
série de violences dont elle avait été témoin
au sein de létablissement. « Je refuse dadmettre
quun homme est irrémédiablement fichu, comme le
pensent beaucoup de gens à la centrale Ney, à lâge
de vingt ans. Je somme tous ceux qui me liront, je les prie de ne pas
rester indifférents [
] et de sengager » [1].
Ces mots nétaient pas ceux dune détenue ;
ils nétaient pas non plus ceux dun membre du Groupe
dinformation sur les prisons (GIP) dont Michel Foucault, Jean-Marie
Domenach et Pierre Vidal-Naquet avaient annoncé la création
quelques mois plus tôt, en février 1971. Non, Edith Rose,
cétait son nom, était médecin psychiatre
; elle exerçait au sein de létablissement pénitentiaire.
« Elle a bousculé le jeu et franchi le grand tabou.
Elle qui était dans un système de pouvoir, au lieu den
critiquer le fonctionnement, elle a dénoncé ce qui sy
passait, ce qui venait de sy passer, tel jour, en tel endroit,
dans telles circonstances. [...] Cette femme qui, après tout,
ne serait-ce que par son savoir, était "du" pouvoir,
"dans" le pouvoir, cette femme qui a eu le courage unique
de dire : "je viens de voir, je viens dentendre",
[...] cest cela que je voudrais quon lise et reconnaisse »
écrivait Michel Foucault quelques jours après lintervention
de la psychiatre [2].
Pour la première fois donc, un acteur du monde pénitentiaire
prenait ainsi la parole pour dénoncer le traitement infligé
aux détenus et livrer un « rapport » de
ce quil avait vu. Il abandonnait son devoir de réserve
et mettait à profit sa place, sa situation dans lordre
des pouvoirs, pour faire savoir ce quétait la prison.
Quelques mois, plus tôt, dans un contexte très différents,
celui des Houillières du Nord, dautres voix de ce type
sétaient élevées pour témoigner des
conditions intolérables des mineurs. Ceux-là nont
pas laissé de noms ; ils étaient médecins des mines
aux Houillières. Un drame sétait déroulé
à Fouquières-lès-Lens en février 70 : seize
mineurs avaient trouvé la mort. Une mobilisation sen était
suivie, et avait été mis sur pied un tribunal populaire
à linitiative dun membre de la Gauche prolétarienne,
Serge July. Ces médecins avaient témoigné : ils
avaient dit les effets physiologiques du travail dans les galeries sur
les mineurs ; à partir de leur expérience, de leur savoir,
ils avaient produit un diagnostic ; ils avaient dénoncé,
en usant de leur compétence, le caractère intolérable
des conditions de travail des mineurs, et donné à voir
létat des poumons de ceux-ci..
Cette idée avait ainsi été déterminante
dans la création du GIP par Foucault : le nouveau professeur
au Collège de France, dont les deux derniers livres (Les Mots
et les choses et Larchéologie du savoir) avaient rencontré
un vif succès souhaitait, par ce groupe, « faire-savoir »
la prison à partir des savoirs individuels ceux des détenus
mais également ceux des professionnels qui travaillaient en détention.
Laction du GIP sinscrivait dans une véritable problématisation,
non seulement de la prison, mais de la justice contemporaine. Contemporaines
de la naissance du syndicat de la magistrature, les actions du GIP cherchaient,
notamment à partir denquêtes, à faire sortir
linformation de linstitution en sappuyant sur lexpérience
de tous : les prisonniers, leurs familles, les travailleurs sociaux,
les médecins, les avocats, les magistrats. Rassemblant ces informations,
les faisant circuler, les diffusant au sein de brochures mais
également dans la presse en se constituant en agence de
presse, le GIP parvint à faire sortir la prison et les prisonniers
du silence où ils étaient enfermés. Laction
du GIP rompait donc radicalement avec la forme traditionnelle de lengagement
son champ dintervention était limité, un
foyer, un hôpital, une prison ... et ses modes daction
nouveaux : parler à partir de la place quon occupe et non
à la place des autres.
Dans les hôpitaux, avec le Groupe dinformation santé,
mais également dans les hôpitaux psychiatriques avec le
Groupe dinformation asile, des professionnels jeunes médecins,
infirmiers, ... se mirent à subvertir leur position de
pouvoir dans lordre du savoir pour dresser un tableau des conditions
de prise en charge médicale, psychiatrique et sociale. Il sagissait
toujours de mettre à profit la situation dexpert qui était
la leur pour dénoncer des faits.
Confisquer le pouvoir de parler
En effet, dès 1972, des Groupes dinformation virent le
jour. Ainsi, le 14 mai 1972, le Groupe dinformation santé
est constitué, formé de « militants concernés
par le problème de la santé en France et contestant le
système de santé dans son état actuel. Il se donne
pour tâche : de développer lintolérance à
ce système, de débloquer ou redresser linformation
sur les problèmes de santé, de lutter contre la propagande
mensongère accrochant la santé à un progrès
plus ou moins mythique. » [3].
Participèrent à ce groupe les docteurs Zitoun et Carpentier.
Le GIS joua, dans les années suivantes, un rôle important
dans la lutte pour lavortement ; ce fut en effet ce groupe qui
publia aux éditions Gît-le-Cur la brochure « Oui,
nous avortons ! ».
Dans le champ psychiatrique, un mouvement comparable se développa
également à partir de 1972 : le Groupe dinformation
sur les asiles. Très actif, il lança plusieurs campagnes
dès le début de lannée. La première
dentre elles porta sur les conditions dhospitalisation des
asilés. Les psychiatres du GIA y appelaient « la population
à faire éclater ce scandale et à soutenir leur
action contre les asiles-prisons » et annonçaient
« la création dune commission denquête
propre à chaque hôpital. Ils [les médecins] entendent
dénoncer le scandale et mettent en accusation ceux qui veulent
faire de la psychiatrie un appareil de répression au service
dune société policière » [4].
Le GIA publia un journal Tankonalasanté et plusieurs brochures
dont notamment Psychiatrie : la peur change de camp [5]
ou encore Laffaire L. : un exemple dinternement arbitraire,
preuve à lappui.
Si le Gisti ne sinscrit pas dans une filiation directe avec le
GIP, le GIS et le GIA, il partage avec ces groupes, la posture de ceux
que Foucault désignera comme des « intellectuels
spécifiques ». Les militants du Gisti décident
de renverser leur position de savoir et de pouvoir et dutiliser
celle-ci pour intervenir au sein du droit et le modifier [6].
Il sagit donc dintervenir, de sengager dans le domaine
qui est le sien ; en somme, duser de la connaissance quon
a dun champ de pouvoir pour en dénoncer les pratiques.
Selon Foucault, une nouvelle figure de lintellectuel se faisait
alors jour, « un intellectuel qui ne travaille plus dans luniversel,
lexemplaire, le-juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans
des secteurs déterminés, en des points précis où
les situent soit leurs conditions professionnelles, soit leurs conditions
de vie (le logement, lhôpital, lasile, le laboratoire,
luniversité, les rapports familiaux) » [7].
De là, lémergence dune multitude de luttes
autour de foyers particuliers de pouvoir. Lintellectuel spécifique
prend la parole à son sujet, force le réseau de linformation
institutionnelle, confisque un instant le pouvoir de parler.
Notes
[1] Cf. rapport dEdith
Rose in Cahiers de revendications sortis des prisons lors des récentes
révoltes, Paris, GIP, 1972 repris in Mémoire dune
lutte. Les archives du Groupe dInformations sur les Prisons, Paris,
IMEC éditions, à paraître automne 2002.
[2] D &
E, « Le Discours de Toul », Le Nouvel Observateur,
27 décembre 1971, p. 15, repris in D & E, Tome I, pp. 1104-1106,
Paris, Quarto, Gallimard, 2001.
[3] Tract
du GIS du 15.5.72, fonds GIP/IMEC.
[4] Psychiatrie
aujourdhui, janv.-Fév. 1972 : pp. 106-107
[5] Ed.
Solin, 1973.
[6] Voir,
dans ce numéro, l'article « Le
droit au service des luttes »
[7] Cf.
Michel Foucault, Dits et Ecrits, « La fonction politique
de lintellectuel », n° 184, 1976, p. 109, tome
II, Paris, Gallimard, 1995.
Dernière mise à jour :
3-11-2003 14:31
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Cette page : https://www.gisti.org/
doc/plein-droit/53-54/naissance.html
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